Pour une approche théorique de la matière juridique

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Pour une approche théorique de la matière juridique

 

Le dernier (et premier) article sur les privilèges de l'administration lors de la réalisation de travaux publics avait pour but non pas de recenser l'ensemble de ces privilèges, mais, n'en déplaise aux stricts positivistes, hostiles à toute théorie juridique, de dessiner une réflexion théorique sur le principe même et l'existence de ces privilèges. Les livres de droit et les codes sont là pour fournir toute la documentation possible sur le droit positif en la matière. Il me paraissait plus intéressant de raisonner sur la question. Mais non, aujourd'hui, la théorie paraît « inutile », détachée des réalités concrètes. Seul compte le droit positif. Pourquoi les règles ont été rédigées de la sorte ? Peu importe ! Tant qu'on les connaît...

 

Malgré ce fond sonore positiviste, la théorie domine bien la matière juridique. Le droit, on le sait, est une avalanche de catégories. De ces classifications découlent des régimes juridiques particuliers qui ont des conséquences directes et très concrètes sur les dossiers. Les classifications ne sont pas faites arbitrairement, selon « l'humeur du jour ». Elles répondent bien à une logique sous-tendue, plus ou moins assumée, à des présupposés intellectuels subjectifs. Ne pas prendre conscience de ces présupposés, c'est aller au-devant de toutes les velléités. Mais c'est aussi ne pas pouvoir appréhender des logiques qui ne sont pas les nôtres. C'est la garantie d'une querelle sans fin.

 

La théorie, aussi abstraite soit-elle, permet de mieux connaître son discours et de mettre en perspective des réformes qui nous dépassent. Il faut aller lire des ouvrages de grands auteurs, tel qu'Hauriou pour le droit public (je publierai prochainement un article sur la théorie de l'institution, fondamentale pour comprendre la limitation de l'État par le droit). Il faut comprendre ces théories « ancestrales » pour appréhender la réalité juridique contemporaine. Que serait notre système juridique sans Kelsen ? Que sera t-il lorsque la théorie du réseau remplacera celle de la pyramide des normes ? Ce sont là des questions auxquelles seule la théorie juridique permet de répondre.

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1 Publié par Matteo
05/05/2011 20:51

Hey Faf!
Je réponds un peu tard, et sûrement assez exceptionnellement en ce mois de Mai, puisque je suis pris par le mémoire.
Question pertinente s'il en est que celle de l'approche théorique de la matière juridique, et qui suscite mon intérêt, au point, donc, de délaisser un bref instant ce mémoire!

Le dictionnaire CORNU définit la théorie juridique comme "l'activité doctrinale fondamentale dont l'objectif est de contribuer à l'élaboration scientifique du droit, en dégageant les questions qui dominent la matière, les catégories qui l'ordonnent, les principes qui en gouvernent l'application, la nature juridique des droits et des institutions, l'explication rationnelle des règles de droit; Réflexion spéculative qui tend à découvrir la rationalité du droit sous son historicité".

La théorie est donc nécessaire en ce qu'elle éclaire le juriste, guide le pouvoir normatif (voire est en elle-même normative), donne une cohérence à un ensemble de règles qui ne présentent pas toujours de logique apparente.

Mais, dire que la "théorie domine est le droit", c'est peut-être aller un peu vite en besogne: si la théorie évolue, en droit administratif, au gré des caprices du Conseil d'Etat, a-t-on véritablement une théorie dominatrice?
Qui plus est, je me permets alors de te poser une petite question pour alimenter un prochain article: la théorie précède-t-elle ou suit-elle la règle de droit? Si tant est qu'il y est une réponse bien sûr...

A plus vieille noix

2 Publié par ffournier1988
05/05/2011 22:15

Merci Matthieu pour ce commentaire éclairé qui me donne l'occasion de préciser certains points (bien que je pense rédiger un article plus long sur le sujet).

Premier point de désaccord avec toi : pour moi, la théorie ne peut pas être normative, en ce qu'elle ne répond pas aux trois critères de la norme (communément admis, certes, je dois être conformiste...) : l'efficacité (une théorie n'est pas efficace en ce qu'elle ne garantit pas l'application de la règle qu'elle théorise), la cohérence (la théorie garantie la cohérence du droit) et la complétude (une théorie n'a jamais pour ambition de saisir l'ensemble de la matière juridique). La théorie ne peut pas être normative, finalement, parce que le théoricien n'a pas de légitimité normative.

Second point de désaccord : je n'ai jamais écrit que la théorie évolue au gré des caprices du CE. Le CE, en tant que juge, à pour rôle de régler des cas contentieux, pas d'élaborer une théorie juridique. Ce rôle appartient aux professeurs de droit (tu peux aller lire la querelle des "faiseurs de systèmes" entre Jean Rivero et le commissaire du gouvernement Chenot si ce débat t'intéresse). La théorie domine le droit comme elle domine le CE. Les membres du CE, avant d'être juges, sont de brillants élèves qui se sont formés à l'Université. Avant de juger, ils ont pensé le droit. En même temps, qui de l'oeuf ou la poule ? (titre de mon prochain article, sur ton conseil).

Finalement, un billet de ce format est un tantiné trop court pour résoudre un problème qui a suscité des siècles de débat. Je publierai un article sur ce sujet, sans, naturellement, avoir pour prétention de trouver une solution. La poule n'a qu'à s'abstenir !

3 Publié par Visiteur
23/12/2011 16:44

Bonjour François,
Je viens de prendre le temps de consulter les articles mis en ligne sur ton blog, que je trouve fort intéressants, mais le présent article me paraît encourir la critique.
Je ne suis pas un fervent défenseur du positivisme juridique, puisque je suis depuis toujours convaincu que le droit et les valeurs (notamment l'équité) ne font qu'un, et qu'il s'avère absurde de vouloir les séparer (par exemple, qu'est-ce qu'un jugement, sinon un raisonnement juridique construit par le juge pour parvenir à une solution qui lui paraissait, a priori, équitable, et qu'il justifie ensuite par des arguments juridiques?). Mais, si je ne fais pas partie des thuriféraires du positivisme juridique, il me semble que ton analyse est sujette à caution et que l'opposition que tu décris entre positivisme et théorie s'avère plus que contestable ; je gage qu'Otto Pfersmann aurait poussé des cris d'indignation s'il avait lu ton article. Tu écris que " les stricts positivistes [sont] hostiles à toute théorie juridique". Que nenni, les "stricts positivistes" se révèlent seulement hostiles à toute interpénétration du droit avec des données non juridiques, d'ordre moral, par exemple. Comme le dit Otto Pfersmann, si l'on retient le modèle kelsénien du droit, "la juridicité est définie de manière récursive au sens où quelque chose ne peut être une norme d’un ordre donné que s’il existe déjà une autre norme de cet ordre qui permet de l’identifier comme telle". Il s'agit d'une conséquence de la loi de Hume, qui exclut que l'on puisse inférer des conclusions normatives à partir de prémisses entièrement descriptives. Autrement dit, le positivisme fait seulement échec à toute théorie du droit qui prétendrait l'expliquer en se référant à des données renvoyant à l'ordre des valeurs (voir l'article d'Otto Pfersmann "Droit et morale", dans le dictionnaire de la culture juridique), et donc n'accepte pas les théories du droit qui cherchent à établir que le droit ne peut être séparé de préoccupations morales. Hans Kelsen, qui était un "strict positiviste", n'en était pas moins un théoricien du droit, et a d'ailleurs intitulé l'un de ces ouvrages "THEORIE pure du droit". Les auteurs positivistes sont à l'origine de nombre de théories, dont la hiérarchie des normes. Commme l'explique O. Pfersmann, " La THEORIE de la hiérarchie des normes est un élément indissociable de la plupart des THEORIES positivistes (article "hiérarchie des normes" dans le dictionnaire précité).
En d'autres termes, contrairement à ce que tu écris, je crois qu'il n'y nulle opposition entre le positivisme et le besoin de théories en droit, le positivisme étant lui-même une théorie se nourrissant de concepts, d'idées, de raisonnements... Simplement, sur ce point, le positivisme juridique invite à distinguer le droit, d'une part, et le discours sur le droit (la doctrine), d'autre part — discours qui ne saurait être normatif.
Dès lors, il me semble que tu commets une petite confusion entre le positivisme juridique, et ce que d'aucuns ont appelé le "positivisme technicien", dominant aujourd'hui, et que tu résumes parfaitement lorsque tu écris "Pourquoi les règles ont été rédigées de la sorte ? Peu importe ! Tant qu'on les connaît...".
Effectivement, cette tendance, qui tend à résumer l'étude du droit à une description des normes, s'appuie sur la théorie kelsénienne (le seul droit existant est le droit posé par l'autorité habilitée à le faire), et en tire la conséquence selon laquelle "puisque le droit existant est le droit posé", il suffit d'étudier les textes pour connaître le droit. Mais il ne s'agit que d'une tendance vaguement dérivée du positivisme, et en rien d'une idée consubstantielle à la théorie positiviste, qui lui serait intrinsèquement liée.
Cette précision étant faite, je déplore tout autant que toi ce positivisme technicien qui fait des ravages à l'Université, et on ne peut évidemment qu'être d'accord avec la brillante démonstration de Jean Rivero dans son article "Apologie pour les faiseurs de système". J'ai par exemple toujours été passionné par le droit administratif, mais je suis effaré par la façon dont il est enseigné à l'Université, son apprentissage se résumant souvent à une liste d'arrêts à apprendre, alors que, davantage que la paraphrase des décisions du Conseil d'État, ce qui compte, c'est la compréhension des idées maîtresses qui ont guidé l'oeuvre prétorienne du juge administratif et innervent le droit administratif tout entier( la prévalence de l'intérêt général sur les intérêts particuliers, la nécessaire continuité du service public). Personnellement, mon cours de droit administratif en deuxième année, qui se résumait à une énumération laborieuse d'arrêts, et illustrait donc ce positivisme technicien, m’ennuyait profondément, et c'est lorsque j'ai lu le "Que sais-je" de Prosper Weil et Dominique Chagnollaud sur le droit administratif, qui ne cite quasiment aucun arrêt mais est très conceptuel et remarquablement bien écrit, que j'ai eu la "révélation" et que je me suis mis à aimer le droit administratif.
Bref, si je ne puis qu'être en total accord avec toi pour déplorer la médiocrité intellectuelle qui sévit, à certains égards, à l'Université, et le faible nombre de grands penseurs en droit — particulièrement en droit administratif —, je crois qu'il faut prendre garde de ne pas tout mélanger, et que c'est un peu facile de rejeter la faute sur les "stricts positivistes". Ce n'est pas le positivisme qui explique que l'ère des grands théoriciens (Duguit, Hauriou...) — qui étaient tous deux des positivistes convaincus, d'ailleurs, et rejetaient avec force toute théorie qui prétendrait expliquer le droit par des notions métaphysiques —, soit malheureusement désormais révolue, mais plutôt, à mon avis, la complexité croissante du droit, laquelle engendre une nécessité de spécialisation, et explique que les juristes possédant une connaissance globale du droit, étant par là même capables de prendre du recul par rapport au droit positif, se fassent plus rares aujourd'hui ; les juristes, universitaires compris, sont de plus en plus des techniciens d'un droit particulier (droit de l'environnement, droit de la propriété industrielle, etc.). On peut le déplorer — je fais partie des gens qui s'en émeuvent, et j'ai d'ailleurs choisi de ne pas faire de thèse mais de m'orienter plutôt vers la magistrature administrative, justement parce que je trouve que les facultés de droit deviennent de plus en plus des fabriques de crétins —, mais, encore une fois, le procès que tu intentes, dans ton article, à ceux que tu dénommes les "stricts positivistes" ne me paraît pas justifié.
Désolé pour la longueur de ce commentaire et son caractère désordonné, j'ai écris les idées comme elles me venaient à l'esprit, sans prendre le temps de les ordonner.

4 Publié par ffournier1988
29/01/2012 14:33

Tout d'abord, merci pour ce commentaire de grande qualité, indéniablement.

En effet, il est un peu facile de dénoncer les "stricts positivistes" et dans tous les cas, un tel sujet mérite plus que quelques lignes. J'essaierai de rédiger un article plus long et complet sur ces questions.

Je suis en accord avec toi sur presque tout, mis à part le positivisme de Duguit et de Hauriou.
- Pour Hauriou, l'institution découle d'une idée qui elle-même lui préexiste. Par là même, elle n'est que révélée et non créée. Le positivisme de Hauriou découle d'éléments qui ne sont donc pas positivistes (c'est extrêmement résumé, mais pour plus de développements je t'invites à lire l'article de ce blog sur la théorie du juriste toulousain).
- Pour Duguit, le législateur ne peut que reconnaître à un moment donné l'état d'une aspiration sociale qui lui précède et en tirer un loi. Cette aspiration sociale (qui n'est évidemment pas du droit naturel) préexiste donc à sa reconnaissance normative.

Ce débat est long, mais d'autres articles suivront pour tenter d'éclaircir un tout petit peu ce problème fondamental.

5 Publié par Visiteur
21/05/2013 16:47

Bonjour à vous,

Je suis juriste de banque et je suis confronté à un problème qui relève, je pense, de la théorie juridique. Ce problème est le suivant: la réglementation bancaire stricto sensu n'étant pas étudiée dans les facultés de droit, qui est habilité à faire l'analyse juridique de ces dispositions? Ce d'autant plus que la technicité des questions abordées exclues toute incursion improvisée d'un juriste. Si je prends par exemple le cas de la réglementation prudentielle comptable, les juristes ne peuvent s'hasarder à s'y aventurer. Il existe donc des matières juridiques qui sont inaccessibles aux juristes. A moins de considérer que les experts comptables sont en réalité des juristes. La comptabilité prudentielle n'est qu'un exemple. Ces questions soulèvent celle de la nature du droit. Fort de ces interrogations, je pense donc que le positivisme technicien est inévitable parce que, en réalité, le droit est produit par des techniciens et non par des juristes. Le droit est fondamentalement une compilation de règles régissant le fonctionnement d'une activité. L'effort de théorisation est secondaire. On priorise la finalité. Néanmoins, ma question demeure.Le juriste est-il légitime sur les matières, de plus en plus nombreuses et volumineuses dans lesquelles il n'a pas d'expertise? Faut-il refondre l'enseignement du droit et la conception même du droit?

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