Le "tribunal correctionnel citoyen" : une vraie mauvaise idée

Publié le 23/05/2011 Vu 4 797 fois 0
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La loi sur l'introduction des jurés populaires dans les tribunaux correctionnels apparaît, après une rapide analyse, comme une véritable mauvaise idée, qui peut être dangereuse pour l'existence même du droit.

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M le maudit, réalisé par Fritz Lang en 1931, comporte une scène d’une actualité brûlante. A la fin de l’oeuvre, le tueur d’enfant est arrêté par la mafia locale et présenté à la vindicte populaire, principalement les parents des victimes et leurs proches. Le terme « vindicte », qui vient du latin pour « vengeance » prend alors tout son sens. Le meurtrier plaide sa folie et emporte l’adhésion de quelques uns. La majorité d’entre eux ont cependant peur qu’en le présentant devant la «véritable» justice, celle-ci soit trop clémente et se contente de le placer dans un hôpital psychiatrique. Comment, face à cette scène d'anthologie, ne pas penser à la réforme en gestation sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale récemment adoptée par le Sénat en première lecture ? De la folie qui effraie, le droit déduit une incapacité pénale. Eux réclament la mort pour un criminel de son envergure. Leur raisonnement découle d’un solide bon sens : si cet individu est aliéné et qu’il ne peut s’empêcher de commettre des crimes de sang, alors seule la peine de mort est adaptée. Pourtant, le bon sens et la raison juridique sont antagonistes. C’est ce que nous soutiendrons ici.

 

Rappelons brièvement le contenu du projet de loi. Il s’agit de la participation de « citoyens assesseurs » au jugement de certains délits et aux décisions concernant la libération conditionnelle et le relèvement de la période de sûreté. Aux termes de la «petite loi», seules les personnes remplissant quatre conditions peuvent être tirées au sort : ne pas avoir été inscrit sur la liste annuelle du jury d’assises ; ne pas avoir exercé les fonctions de juré ou de citoyen assesseur au cours des cinq années précédant l’année en cours et ne pas avoir été inscrit, l’année précédente, sur une liste annuelle des citoyens assesseurs ; répondre aux conditions pour exercer les fonctions de jurés telles qu’énumérées par les articles 255 à 257 du Code de procédure pénale ; résider dans le ressort du tribunal de grande instance. Pour ce que la loi nomme le «tribunal correctionnel citoyen», compétent pour certains délits, il sera alors composé de trois magistrats et de deux citoyens assesseurs. Le Conseil constitutionnel estime sagement que les juges professionnels doivent demeurer majoritaires dans la formation de jugement.

 

La première, et préalable, remarque à faire quant à la mise en oeuvre de ce projet de loi est l’allongement probable de la durée du contentieux. Doit-on ici préciser que l’Etat français à déjà été condamné de nombreuses fois par la Cour Européenne des droits de l’homme pour la lenteur excessive de sa justice ? Mais les considérations pratiques ne paraissent pas être les plus fondamentales. Ce projet de loi soulève d’importantes questions de philosophie du droit et de sciences politiques sur lesquelles il faut s’arrêter.

 

Le constat que dresse le gouvernement à l’appui de ce texte est extrêmement grave : il s’agit de la délégitimation du droit (I). Toutefois, cette réforme apparaît inefficace et dangereuse, en ce qu’elle met en exergue le bon sens face à la raison juridique (II).

 

  1. Une réforme basée sur un constat de délégitimation du droit

 

Cette réforme s’inscrit dans le cadre plus large d’une politique publique visant à conférer une nouvelle légitimité à la justice (A). En réalité, cette mouvance de délégitimation du droit révèle une crise plus profonde de défiance à l’égard du politique (B).

 

  1. Une crise de légitimité du système judiciaire

 

L’objectif affiché de la réforme est de «rapprocher le peuple de sa justice». Depuis l’affaire d’Outreau, le constat est celui d’une défiance à l’égard des juges et du système judiciaire en général. Il est jugé trop lent, trop lourd, parfois même partial ou indulgent. Les peines prononcées sont rarement perçues comme adaptées au dommage moral que l’infraction a provoqué à la société ou à ses membres. Le fait qu’une erreur de procédure puisse conduire à la relaxe d’un accusé est également source de colère. Un tel soupçon de partialité, voire d’incompétence, pesait depuis longtemps sur la justice administrative. Il est nouveau pour l’ordre judiciaire. Si les magistrats jugent «au nom du peuple français», ils sont dans un lien de représentation avec ledit peuple. Par conséquent, le rendu de la justice devrait représenter la volonté du corps politique souverain et représenté. Actuellement, le peuple ne croit plus en sa justice. Ce constat est alarmant en ce qu’il s’inscrit dans une crise plus large du droit en général.

 

Le droit est un outil de légitimation de la décision. Il permet, pour la puissance publique mais aussi pour les personnes privées, une entreprise par exemple, d’agir selon un mandat conféré par la loi, «expression de la volonté générale» aux termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Mais aujourd’hui, cette vision du droit est remise en cause. Il est souvent perçu comme une source de lourdeur dans la gestion d’une entreprise ou dans l’action administrative. Or, le droit n’existe que grâce à la confiance qu’on lui accorde et à la croyance en sa force obligatoire. Une telle crise de confiance dans le droit conduit à le déconstruire, à lui ôter toute légitimité. Seule la sanction justifie alors l’adhésion des citoyens à la règle juridique. Pourtant, l’obligation est distincte de la sanction. Il peut y avoir une obligation sans sanction, elle n’en demeure pas moins une obligation parce qu’on croit en sa force obligatoire. La crise décrite ici est donc dangereuse pour l’existence du droit lui-même et pour son efficacité. Plus globalement, cette crise révèle une défiance à l’égard du politique.

 

2. Une crise de légitimité du politique

 

En adhérant aux thèses contractualistes, on peut écrire que le droit est globalement le fruit de la volonté générale, directement ou non. Naturellement, la loi et la Constitution en sont le résultat le plus direct. Mais le pouvoir règlementaire y est aussi rattaché. En effet, avec L. Favoreu, on peut considérer que les règlements autonomes n’existent pas puisqu’ils doivent tous être conformes à la loi, aux traités internationaux ou à la Constitution. Toujours dans un cadre idéologique issu de la Révolution française, le juge est «la bouche qui prononce les paroles de la loi», ainsi que l’a écrit Montesquieu. Dans cette optique, la défiance à l’égard du juge, si son rôle se réduit à l’application de la loi, est en fait un mécontentement à l’égard de la norme, plus généralement.

 

Dans une vision volontariste du droit, la norme est le fruit du politique. En d’autres termes, selon cette conception, le rôle du droit est de créer la réalité dont il parle et non de saisir une réalité sociale qui le précède et le domine. Pour reprendre le titre d’un ouvrage de John Austin, «dire le droit, c’est faire le droit». Cette conception, assumée ou non, est généralement admise par la doxa. Par conséquent, si la norme est le résultat d’une volonté politique et que le juge applique cette norme, la crise de légitimité du système judiciaire est en fait une crise de légitimité politique. C’est donc un constat à replacer dans le contexte plus général de la défiance du peuple face aux élites, politiques principalement. Par conséquent, faire peser la responsabilité de cette crise sur les magistrats, c’est nier la responsabilité réelle du responsable politique, représentant du peuple français. En paraphrasant l’essayiste Roland Barthes, on peut écrire que c’est « appeler obscurité son propre aveuglement et dérèglement verbal sa propre surdité » . Cette réforme s’inscrit donc, initialement, dans un constat faussé. Mais elle est également inefficace et potentiellement dangereuse.

 

2. Une solution inefficace et dangereuse

 

Il apparaît rapidement que cette réforme ne pousse pas jusqu’au bout sa logique. C’est donc une réforme inefficace (A). Mais elle paraît dangereuse également puisqu’elle opère un recul de la rationalité du droit face au bon sens « populaire » (B).

 

  1. Une réforme inefficace et non aboutie

 

Cette réforme considère que la responsabilité de cette crise incombe aux magistrats. Nous l’avons vu, c’est un constat faussé. Il apparaît donc que, en apportant des solutions inadaptées, cette politique ne solutionnera  pas la crise fondamentale de défiance à l’égard du politique. En faisant participer des citoyens à la justice, elle risque même de rendre plus évidente la probité des magistrats et nettement moins celle des politiques. En effet, les citoyens auront la possibilité d’entrevoir la réalité de la profession de magistrat et leur soumission au pouvoir politique, véritable initiateur de la norme. Par conséquent, c’est une réforme inefficace et contre-productive. Elle ne fait que retarder ce qui arrive un peu partout en Europe : une vague populiste adoptant une rhétorique de rupture face à l’impuissance du politique à résoudre des problèmes concrets et quotidiens. De plus, cette réforme ne va pas jusqu’au bout de sa logique, ce qui contribue à en relativiser encore la portée.

 

Afin de respecter les textes constitutionnels, les magistrats professionnels doivent demeurer majoritaires et conserver le pouvoir effectif de décision. Il s’agit donc tout au plus d’une concertation citoyenne, et non d’une justice rendue par les citoyens. La logique de défiance à l’égard des magistrats n’est donc pas poussée à son paroxysme, la réforme paraît blafarde. Il en résulte un alourdissement certain de la procédure sans aucun changement au fond concernant la prise de décision. Il s’agit donc plutôt d’un symbole en faveur d’une société civile en manque de reconnaissance, symbole sans réelle portée. On peut finalement appeler à un retrait du projet de loi en raison des présupposés philosophiques poujadistes inquiétants qu’il emporte.

 

2. L’antagonisme du bon sens et de la raison juridique

 

Dans un article devenu célèbre, Roland Barthes fustigeait le bon sens tel que mis en exergue par Pierre Poujade, populiste notoire de l’après-guerre (R. Barthes, « Poujade et les intellectuels », in Mythologies, Ed. du seuil, 1957, pp. 170-177). Pour l’auteur, le bon sens naît de la croyance en une égalité abusive entre ce qui se voit et ce qui est. Les apparences permettraient, sans nécessiter de recourir à la culture et à la réflexion, de saisir complètement et comprendre parfaitement le réel. Finalement, les sentiments subjectifs prédominent sur la raison. Le bon sens peut être opposé à la rationalité juridique en ce que le rôle du droit est de « produire du détachement » selon B. Latour (B. Latour, La fabrique du droit, Ed. La Découverte, 2005). Cela signifie que la transformation des faits bruts en moyens juridiques compris dans des catégories juridiques (processus de la qualification juridique des faits) permet d’inclure le cas concret dans un système rationnel et organisé pour en donner une solution juridique, donc légitime. Ce système a pour finalité de contourner la condition humaine sensible. Ainsi, l’intégration des faits dans un système rationnel par des magistrats ayant appris à le faire imprègne la solution juridique d’une certaine conception de l’idée de « justice ». C’est cette conception qui se trouve aujourd’hui remise en cause.

 

Le système souhaité dans ce projet produit un recul de la rationalité juridique face au bon sens, que nous appellerons ici « populaire », au sens premier du terme comme venant du peuple. Les juges, trop marqués par le droit et, par conséquent, détachés du problème concret qui se présente, de sa « charge sensible », seraient trop laxistes. Dans les faits, c’est tout le principe du droit qui se trouve remis en cause. La raison juridique permet de neutraliser les aspects émotionnels de l’affaire, mais également de saisir la réalité dans sa complexité. Cette réforme est d’autant plus dangereuse qu’elle s’appliquera pour des délits qui soulèvent de fortes passions, tels que ceux commis contre des personnes. Que le jury soit excessivement prudent dans le prononcé d’une peine, ou qu’il soit trop sévère, cette attitude résultera d’une réflexion, si réflexion il y a, purement sentimentale et non juridique. La qualification juridique des faits permet de garantir cette neutralité sans faire appel à un questionnement du juge sur son propre comportement. Le simple fait de percevoir la réalité à travers le prisme du droit garanti ce détachement.

 

C’est ce détachement juridique qui est en jeu aujourd’hui et nous disons que c’est grave pour notre modèle d’Etat de droit. Il ne faut pas oublier que si la justice est certainement rendue au nom du peuple français, elle n’est pas rendue par le peuple français en tant que tel, et ne doit certainement pas l’être.

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