L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 11 mars 2022 (CE 3e et 8e ch 11 mars 2022 n° 453440) est l’occasion d’aborder la question de l'existence d'un fonds de commerce sur le domaine public. Cette question est aujourd'hui régie par l’article L. 2124-32-1 du code général de la propriété des personnes publiques, créé par l'article 72 de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l'artisanat, au commerce et aux très petites entreprises qui prévoit qu'« un fonds de commerce peut être exploité sur le domaine public sous réserve de l'existence d'une clientèle propre ».
La compréhension du débat suppose d’analyser les notions en présence.
Le fonds de commerce peut être défini comme un ensemble d’éléments corporels et incorporels affectés à l’exploitation d’une activité commerciale ou industrielle. Il n’existe pas de définition légale du fonds de commerce, cependant les articles L.141-5 et L.142-2 du Code de commerce énumèrent certains des éléments qui peuvent le constituer. Il est admis que le fonds de commerce comprend ainsi des éléments corporels tels que le mobilier, le matériel et l’outillage servant à l’exploitation du fonds, ainsi que les agencements et installations, et des éléments incorporels, à savoir : la clientèle et l’achalandage, le droit au bail, l’enseigne et le nom commercial, les marques, les brevets, les licences et autorisations administratives lorsqu’elles sont cessibles. Le fonds de commerce est une universalité qui est donc composé de divers éléments pour lesquels il n'existe pas de liste limitative. Le fonds de commerce peut donc, en tant qu’universalité, être cédé (ou transmis à titre gratuit) avec les éléments qui le compose et en respectant les conditions de cession spécifique à chaque élément (clause limitant la cession d’un contrat notamment).
De son côté le domaine public est marqué par ses caractéristiques : il est imprescriptible et inaliénable (L 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques) et il n'est possible de consentir sur le domaine public que des autorisations précaires. Les articles L 2122-2 et L 2122-3 du CG3P dispose que « L’occupation ou l’utilisation du domaine public ne peut être que temporaire » ; de même « L’autorisation mentionnée à l’article L2122-1 présente un caractère précaire et révocable »
Le juge administratif a donc vu, dans ces caractéristiques, une incompatibilité entre fonds de commerce et domaine public (CE, 31 juillet 2009, Société Jonathan Loisirs, n° 316534).
En réalité, cette contradiction repose sur une mauvaise appréciation de la notion de fonds de commerce. Le fonds de commerce est traditionnellement associé à la « propriété commerciale » c’est-à-dire au statut des baux commerciaux. Or, La jurisprudence administrative a eu l’occasion de rappeler que le statut des baux commerciaux ne pouvait être accordé à un occupant du domaine public en raison du principe d’inaliénabilité du domaine public. Cette règle n'est pas remise en cause par l’adoption de l’article 72 de la loi du 18 juin 2014 et, malgré la qualification de fonds de commerce sur le domaine public, les autorisations demeurent précaires. Suivant cette logique, en l’état de l’impossibilité de conclure un bail commercial soumis au statut des baux commerciaux sur le domaine public, les juridictions administratives considéraient qu’aucun fonds de commerce ne pouvait être constitué sur une de ses dépendances.
Cette vision est erronée car le fonds de commerce n’est pas consubstantiel du bail commercial. D’ailleurs, il existe de nombreux fonds de commerce sans baux commerciaux. Il faut rappeler que le fonds de commerce est une universalité de biens constituant une unité économique. Le contenu de cette universalité peut être très varié et peut ne pas comprendre de bail (ex : une entreprise qui exploite un site internet de vente en ligne, ou une entreprise de livraison qui ne dispose pas d’un local, une entreprise bénéficiant d'un commodat, une entreprise propriétaire de ses locaux etc). En résumé, le fonds de commerce n’implique pas la propriété commerciale.
Cette reconnaissance du fonds de commerce n'octroi donc pas plus de droits à l'occupant du domaine public qui sera toujours soumis aux contraintes de la domanialité. Inversement le domaine public n’est en rien impacté par cette reconnaissance ou plutot cette constatation.
Dans ce cas, comment et pourquoi la jurisprudence administrative refusait une telle qualification ? ce refus constitue d'ailleurs une aberration puisque le droit public ne saurait priver une entreprise d'un actif qu'elle a créée. Ce refus est aussi pertinent que si le loueur d'un véhicule intégrait dans son contrat de location une clause interdisant la constitution d'un fonds de commerce à son client. D’ailleurs, si l’on va au bout de la logique quid des commerçants qui bénéficie d’une terrasse sur le domaine public qui constitue le lieu essentiel de leur activité.
La jurisprudence administrative s'est, en réalité, construite sur ce sujet en répondant à la question de l'indemnisation du préjudice lié à la révocation d'une autorisation d'occupation du domaine public (CE, 31 juillet 2009, Société Jonathan Loisirs, n° 316534). C'est donc à travers le prisme de l'indemnisation que la juridiction administrative a été amenée à se prononcer sur cette question. L'occupant du domaine public invoquait la perte de son fonds de commerce dans le cadre de sa demande d'indemnisation. Pour couper court à ce débat je juge a simplement considéré qu'il n'y avait pas de fonds de commerce. La réponse aurait dû être que le fonds de commerce, dont l'élément principal voire exclusif est un contrat précaire d'occupation du domaine public, n'a de valeur que dans la stricte limite de ce droit. Il est évident que l'on ne valorisera pas de la même manière un fonds de commerce bénéficiant d'un bail commercial soumis au statut qu'un fonds de commerce bénéficiant d'un droit précaire limité dans le temps. Dans cette logique le préjudice que peut revendiquer l’occupant du domaine public sera le même : sans avoir recours à la notion de fonds de commerce il peut revendiquer une perte de gain sur la période qui reste à courir et s’il invoque la perte de son fonds de commerce, compte tenu de sa consistance, la valeur de celui-ci sera égale au cumul des gains prévisibles sur la même période.
Dans ces conditions, l'article 72 de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014, loin d'être une révolution, n'apporte en réalité aucun avantage à l'occupant du domaine public (et réciproquement aucune contrainte à la personne publique) et constitue une affirmation inutile et ce d'autant plus qu'elle ajoute une condition pour reconnaitre l'existence d'un fonds de commerce sur le domaine public, la nécessité de disposer d'une clientèle propre ce qui constitue une redondance avec la notion de fonds de commerce, (concept qui suppose déjà l'existence d'une clientèle propre). Pire, alors que la jurisprudence administrative ne s’appliquait, par hypothèse, que dans les contentieux portés devant le juge administratif, la loi par sa vocation générale (même si le texte figure dans le code général de la propriété des personnes publiques) s’impose à tous et notamment au juge judiciaire. Dans ces conditions comment le juge judiciaire va se positionner lorsque l’acquéreur d’un fonds de commerce occupant tous ou partie du domaine public en vertu d’une convention signée antérieurement à la loi va solliciter l’annulation de l’achat du fonds de commerce pour absence d’objet ?
En résumé, les modalités juridiques d’occupation d’un espace (privé ou public) n’ont aucune incidence sur l’existence d’un fonds de commerce mais influent seulement sur sa valorisation. Le juge administratif n’a aucune qualité pour décider de l’existence au nom d’un concept qui relève du droit privé.