Régime de Ben Ali en Tunisie - Comment expliquer que les Français ne se doutaient de rien ?

Publié le 23/02/2011 Vu 4 024 fois 0
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A l’annonce du départ imprévu du Président Zine Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, de nombreux européens ont fait part de leur étonnement quant à la situation de corruption et d’étouffement des libertés dont les Tunisiens étaient victimes. Alors que nombre d’entre eux y avaient séjourné, la Tunisie étant d’ailleurs la première destination touristique hors hexagone, les français notamment, semblaient découvrir l’existence d’un état policier et kleptocrate. Quant aux plus hautes personnalités du monde politique censées être informées sur la situation d’un état ami, situé à 2h de Paris et francophone, elles avouaient n’avoir pas pris la mesure de la souffrance du peuple tunisien. Mes séjours fréquents en Tunisie depuis 1985, la construction d’une maison à Mahdia et l’installation d’un cabinet d’avocat correspondant à Sousse avec un associé local, me mettent dans la situation d’une observatrice privilégiée.

A l’annonce du départ imprévu du Président Zine Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011, de nombreux europée

Régime de Ben Ali en Tunisie - Comment expliquer que les Français ne se doutaient de rien ?

A ce titre, je propose quelques éléments de réponse :

-          Le tourisme en Tunisie est souvent organisé sous forme de séjours balnéaires bon marché dans des hôtels situés sur les zones côtières. Ce type de vacances met surtout en contact les étrangers avec le personnel de service des hôtels, quelques commerçants, guides ou chauffeurs de taxi. Les tunisiens étant généralement très accueillants, la conversation est vite établie, sans que ne se pose le problème de la langue, et le touriste lambda repart chez lui avec l’impression d’avoir communiqué avec la population. Or les thèmes abordés sur les plages ou dans les souks tournent autour des comparaisons entre les modes et les niveaux de vie, sans que soient évoquées directement les questions politiques, et la liberté d’expression.

-          Si la peur du flic et du mouchard qui quadrillaient le pays à l’époque Ben Aliste mettait un frein réel à l’évocation de tels sujets, la fierté des tunisiens et l’amour de leur pays qu’ils considèrent comme le plus beau du monde, les rendaient pudiques sur ces questions vis-à-vis des étrangers.

-          La dictature mise en place par le Président déchu était assez similaire à celles connues en Europe de l’Est jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989 : absence totale de liberté d’expression, répartition des richesses au profit d’un petit nombre, détentions arbitraires des opposants politiques etc. mais les belles plages, le soleil, l’envie de se détendre et d’oublier ses soucis empêchaient de faire le rapprochement entre les deux systèmes.

-          Consciemment ou non, nous entretenons vis-à-vis du monde arabe (entre autres) le sentiment d’une fatalité historique. Nous n’avions ni questionnement ni état d’âme vis-à-vis des pays comme la Tunisie, qui, en tout état de cause n’avaient jamais connu la démocratie. C’était déjà bien que le pays fonctionne, que la population soit éduquée et mange à sa faim. On connaît l’Afrique, son organisation clanique, ses injustices dans la répartition des richesses… au sein du monde arabe, la Tunisie faisait figure d’excellente élève. De plus, un pays où la femme a quasiment les mêmes droits qu’en Europe et où l’Islamisme est bien contrôlé ne pouvait pas être si mauvais…

-          La Tunisie ayant été placée sous protectorat français de la fin du XIXème siècle, à la moitié du XXème siècle, et gardant des traces profondes de la présence française, nous ne sommes pas en terrain neutre. Poser des questions sur sa situation politique, donc forcément émettre un jugement, voire prodiguer des conseils, c’est reprendre notre place de tuteur dans un pays qui n’accepterait pas de notre part une certaine condescendance. Dans ces conditions, voulant éviter de heurter les susceptibilités, on préfère rester à notre place de touriste, sans se poser trop de questions.

-          Et pourtant pour qui voulait si intéresser, les éléments d’information existaient bien, qui nous disaient qu’en Tunisie les injustices brimades et violations de toutes sortes de droits rendaient l’atmosphère de plus en plus irrespirable. A titre d’exemples :

  • Les rapports d’Amnesty International
  • Les violences prodiguées à nombre de journalistes français en Tunisie
  • L’excellent ouvrage « La force de l’obéissance » de Béatrice Hibou, chercheuse au CNRS qui décortique très précisément la manière dont  le système Ben Aliste a été mis en place, ou vu sous un autre angle mais tout aussi réaliste « La Régente de Carthage » de Nicolas Beau et Catherine Graciet, édifiant sur les turpitudes du régime.

Ainsi nos amis tunisiens pourront de leur point de vue nous reprocher de n’avoir rien vu, ni rien entendu. Mais quelle est la situation dans le pays aujourd’hui ?

Le calme règne et à part l’absence quasi totale de touristes dans les hôtels, la vie ne semble pas avoir vraiment changé, ne laissant place ni à la liesse, ni au chaos. Dans les aéroports toutefois, on peut être témoin de scènes inédites : retours d’anciens exilés sous les youyous et effusions joyeuses de proches portant en cape le drapeau national, ou du chef du parti islamiste, Rachid Ghannouchi, accueilli avec enthousiasme par certains et déploiement par d’autres, de slips et bouteilles d’alcool en signe de protestation.

De fait, le « danger islamiste » n’apparaît pas comme une option probable dans un pays qui semble avoir déjà passé le cap. Mais la chute du régime donne lieu à une multitude de revendications appuyées parfois par des grèves.

Alors qu ‘un comité a été mis en place pour faire la lumière sur les fonds détournés et biens frauduleusement accaparés par les familles Ben Ali – Trabelsi et leurs accolytes, les laissés pour compte du « dragon d’Afrique », tels les fonctionnaires ou les salariés font entendre leurs voix. Les Immans eux-mêmes réclament une contribution mensuelle de l’Etat (200 dinars tunisiens soit environ 100 euros).

Mais les revendications les plus virulentes proviennent des régions Sud et Ouest d’où a jailli le mouvement à l’origine de la révolution du Jasmin. Alors que le `président Bourguiba avait fait taire les revendications régionalistes, la question se pose à nouveau avec acuité.

La plupart des observateurs se montrent pourtant optimistes malgré l’ampleur des réformes a effectuer. Nous, Européens et Français en particulier devront vite faire en sorte que le tourisme redémarre sans pour autant accepter que les touropérators imposent des contrats léonins aux hôteliers tunisiens avançant l’argument de l’actuelle frilosité de la clientèle.

Quant à l’aide politique ou économique à apporter pour favoriser l’avènement d’une démocratie, espérons que cette fois nos dirigeants feront preuve d’éthique et de clairvoyance.

 

Paris, le 15 février 2011.

 

 

Maître Corinne Giudicelli-Jahn

Avocat au Barreau de Paris

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