1. La pratique utilise couramment, dans le cadre des cessions de droits sociaux, et en particulier en matière de cession de contrôle, des formules permettant à une partie d’acheter ou de vendre à l’autre dans un temps futur et à un prix dont le montant ou un plancher ont été convenus d’avance, tout ou partie des droits sociaux qu’elle possède[1].
Autrement dit, les prises de participation ou les créations de filiales sont souvent réalisées par l’intermédiaire d’organismes financiers qui souscrivent ou achètent les actions d’une société dont une autre veut prendre le contrôle mais se font promettre par cette dernière que ces actions leur seront achetées au terme d’une période déterminée[2].
La convention de portage est l’opération qui permet d’aboutir à ce résultat. Elle nous semble en mériter une étude particulière en raison notamment de son utilité dans la vie des affaires, mais aussi de la complexité juridique de l’opération, laquelle fait appelle au mécanisme de l’avant-contrat. Ainsi, il convient en premier lieu de présenter l’opération de portage et d’en exposer les complexités : il s’agit d’une opération juridiquement risquée (I). Ensuite, il faudra s’interroger quant aux critères permettant de valider l’opération (II).
I. Une opération complexe et juridiquement risquée
2. Avant d’analyser le les risques inhérents au régime de l’opération de portage, il convient de tenter de définir cette convention.
A. La recherche d’une définition de l’opération de portage.
3. En l’absence de définition précise, le sens du mot portage doit être recherché dans la description du mécanisme qu’il recouvre[3]. Selon une définition proposée par M.D. Schmidt et devenue classique : “ on appelle portage la convention par laquelle une personne, le porteur, accepte, sur demande du donneur d’ordre, de se rendre actionnaire par acquisition ou souscription d’actions, étant expressément convenu que, après un certain délai, ces actions seront transférées à une personne désignée et à un prix fixe dès l’origine”[4] .
4. Pour leur part, M.M. J.-P. Bertrel et M. Jeantin définissent le portage comme étant : “une convention par laquelle le porteur (qui est généralement un établissement de crédit ou une filiale spécialisée) souscrit ou acquiert des actions pour le compte d’un associe ou d’un tiers, que l’on appelle le “donneur d’ordre”, et se fait promettre par ce dernier que ces actions lui seront rachetées au terme d’une période déterminée selon des modalités (et notamment pour un prix) fixées des l’origine”[5]. L’intérêt de l’opération réside dans la renumérotation qu’il perçoit en contrepartie du service qu’il rend au donneur d’ordre. Cette rémunération est calculée sur base d’un intérêt prorata temporis indépendamment des résultants sociaux réalises par la société, lesquels reviennent, ainsi que les plus-values des actions, au seul donneur d’ordre[6].
Enfin Mr Guyon expose plus simplement que, la convention de portage consiste a acquérir des parts pour le compte d’un tiers[7], a qui on promet de les rétrocéder au bout d’un délai généralement bref [8].
5. Aux termes de ces définitions, le portage apparaît comme une opération a plusieurs phases étalées dans le temps. Dans une première phase, un accord intervient entre le donneur d’ordre et le futur porteur pour régir les rapports des parties pendant la durée du portage. Dans une deuxième étape faisant suite a cet accord, le porteur se rend actionnaire par acquisition d’actions auprès d’un tiers ou parfois du donneur d’ordre lui-même, selon les modalités convenues dans la convention de portage (Le porteur pourra aussi, en vertu de l’accord passé avec le donneur d’ordre, souscrire a un certain nombre d’actions d’une société en formation). Cette deuxième phase est, appelée l’entrée de l’opération. Le porteur exerce ensuite tout au long de la troisième phase ou durée de vie du portage l’ensemble des prérogatives liées a sa qualité de propriétaires des actions; ceci jusqu’à la date de sortie prévue par l’accord de base, date a laquelle les titres seront cédés par le porteur a une personne et a un prix fixe des l’origine. Cette quatrième phase est le dénouement du portage.
Cependant cette opération n’est pas sans poser quelques problèmes qu’il convient à présent d’exposer.
B. Les problèmes posés par la convention de portage : qualification et validité
6. La principale question juridique soulevée par cette opération est celle de sa qualification. Cette question en soulève, au demeurant, une autre complémentaire : celle de la validité de l’opération au regard de la prohibition des clauses léonines.
1. La problématique de la nature juridique de l’opération
7. Les opérations de portage appellent certaines observations. La première a trait à la qualification juridique de l’opération. En effet, en contrepartie de leur intervention, les organismes financiers perçoivent , le plus souvent , une rémunération fixe calculée en fonction du taux du marché financier, de sorte que l’opération s’analyse alors pour eux en un prêt et non en une prise de participation[9] . Ainsi, la question se pose en les termes suivants : Y a-t-il, de la part de l’organisme financier (le porteur) opération de crédit, simple contrat de prêt, avec à titre de garantie remise à son profit des titres acquis en réalité par celui qui entend prendre le contrôle de la société (le donneur d’ordre) ? Ou bien l’organisme financier réalise-t-il lui-même une prise de participation, devenant de ce fait associé, avec simplement promesse de revente des titres ?
8. Ainsi, pour la Cour d’appel de Paris, constitue une prise de participation et non un prêt l’opération à l’occasion de laquelle, d’une part, il a été prévu que la société qui a souscrit au capital d’une autre percevra de la société mère une rémunération de 14,20 p.100 pendant une période commençant avec la création de la société et s’achevant deux ans après le début de la production (l’investissement réalisé pouvant donc, cette période passée, se révéler stérile si la nouvelle société ne versait pas de dividendes ), et, d’autre part, que la participation ainsi souscrite serait rachetée par la société mère pour un prix correspondant au nominal majoré de 5 p. 100 l’an.
L’opération constitue donc une véritable prise de participation si la rémunération convenue cesse d’être éligible avant que les actions aient été rachetées, car après cette cessation, l’organisme financier n’a plus alors la certitude d’une rémunération fixe et se trouve exposé a ne recevoir, comme tout actionnaire soumis aux aléas sociaux, qu’un éventuel dividende[10] .
En revanche, pour le tribunal de grande instance de Lille[11] le trait distinctif de la convention de portage réside dans le service rendu par le porteur au donneur d’ordre, et dont la rémunération se trouve dans la différence entre le prix des deux cessions successives. Par cette analyse, qui rapproche cette convention d’un véritable prêt bancaire avec garantie portant sur les titres, le tribunal en vient à écarter le grief de clause léonine objecté par le client à l’égard de la stipulation lui imposant un certain prix de rachat.
9. En réalité, il semble que la réponse passe par une analyse des circonstances d’espèce, et notamment des rémunérations auxquelles peut prétendre la société « porteuse ». En particulier, dans le cas ou celle-ci a vocation a percevoir des dividendes (ce qui était stipulé dans l’affaire jugée par le tribunal de Lille) ou encore dans le cas ou la rémunération convenue dans le contrat de portage cesse d’être due avant que les parts soient ouvertement rachetées, il nous semble qu’il y a véritablement prise de participation de la part de l’organisme financier, dans la mesure ou celui-ci participe, positivement ou négativement, aux résultats de la vie sociétaire. Cette prise de participation a toutefois l’originalité de s’accompagner d’une prestation de services particuliers de la part du porteur puisque celui-ci va exercer, pour le compte du donneur d’ordre, l’ensemble des droits attachés aux titres, et s’engager par ailleurs à une rétrocession de ces derniers au donneur d’ordre[12].
10. Sous cet angle de la prise de participation, se pose alors le problème de la validité d’une telle convention de portage au regard de la prohibition des clauses léonines, puisque l’organisme financier va se trouver soustrait, bien qu’associé, à d’éventuelles pertes sociétaires intervenues entre son acquisition des parts et leur rétrocession.
2. La problématique de la validité de l’opération au regard de la prohibition des clauses léonines.
11. La stipulation d’un prix fixe, dans la mesure où elle a pour objet des actions de sociétés dont la valeur est par essence variable, a pour résultat la création d’une multitude de problèmes sur le terrain du droit des sociétés[13]. Ainsi, un associe qui se fait consentir une promesse d’achat a prix fixe ne se met-il pas a l’abri des pertes que pourrait subir la société ? Dans l’affirmative, il manquerait au porteur un élément essentiel de la qualité d’associé, à savoir la participation aux bénéfices et aux pertes sociales[14] . Ainsi, ne faut-il pas qualifier de clause léonine la clause qui met le porteur à l’abri de la dépréciation du prix des actions, puisqu’elle aboutit en fait à le soustraire a tout risque de perte du fait de l’activité sociale ?[15]
12. Il nous semble utile de rappeler que l’interdiction des clauses léonines est aujourd’hui édictée par l’art. 1844-1 du Code Civil. Avant la loi du 4 janvier 1978, l’art.1855 du Code civil, applicable en l’espèce, déclarait nulles “la convention qui donnerait à l’un des associés la totalité des bénéfices” et “la stipulation qui affranchirait de toute contribution aux pertes les sommes ou effets mis dans le fonds de la société par un ou plusieurs des associés”. Désormais, l’art. 1844-1 du même code traduit la même idée, dans des termes légèrement différents : “ La stipulation attribuant à un associé la totalité du profit procuré par la société ou l’exonérant de la totalité des pertes, celle excluant un associé totalement du profit en mettant à sa charge la totalité des pertes sont réputées non écrites”. La différence entre les deux dispositions réside essentiellement en ce que l’art. 1844-1 nouveau réputé la clause simplement non écrite, de telle sorte qu’elle n’affecte pas le contrat[16], alors que l’article 1855 ancien édictait la nullité de la “stipulation” ou de la “convention” ce qui, bien que n’obligeant pas le juge à prononcer la nullité de la convention entière, lui laissait cependant un pouvoir d’appréciation[17]. En revanche, le domaine de l’interdiction peut être considéré comme identique, en dépit du changement dans les termes employés[18].
13. On a répondu à cela que le porteur n’entend pas être dispensé de la seule participation aux pertes; mais qu’il sacrifiait en même temps ses chances de gain dans la société, lesquelles se traduiraient inversement par une hausse du prix réel des actions[19]. L’équilibre rétabli entre la non participation aux pertes comme aux bénéfices sociaux conduirait, toujours selon cette opinion, à écarter la qualification de clause léonine.
14. Mais alors, n’y- a –t-il pas défaillance de deux conditions principales de la qualité d’associé ? Comment qualifier le porteur d’actionnaire puisqu’il ne participe ni aux bénéfices ni aux pertes sociales? [20]. Par ailleurs, comment le porteur qui refuse de participer aux résultats sociaux aurait-il la volonté de s’associer, l’affectio societatis exigée chez tout associé ?
15. En effet, le porteur auquel fait défaut la vocation aux bénéfices et aux pertes sociales perd par la même occasion l’affectio societatis, la volonté d’être en société. Une jurisprudence de la Chambre Commerciale a paru lier les deux notions en décidant que “l’affectio societatis suppose que les associes collaborent de façon effective a l’exploitation dans un intérêt commun et sur un pied d’égalité, chacun participant aux bénéfices comme aux pertes” [21].Privé d’affectio societatis et n’ayant pas la vocation de participer aux résultats sociaux, le porteur ne pourra pas être considéré comme un associé réel.
16. A supposer que la convention soit effectivement une prise de participation, elle risque toutefois d’ être annulée comme contraire a l’interdiction des clauses léonines si le prix de rachat est fixé de telle sorte que l’organisme financier se trouve à l’abri des pertes sociales[22].
La question divise la Cour de cassation. La première chambre civile semble bien vouloir appliquer à ces conventions la sanction prévue à l’article 1844-1 du Code civil. Au contraire, la chambre commerciale sauve l’opération[23], à certaines conditions : il faut être en présence d’une véritable convention de portage. Tel n’est pas le cas d’une promesse de cession, pourtant dénommée telle par les parties, dés lors que celle-ci n’a pas été complétée par des promesses croisées de rachat et de vente des actions libellées en des termes identiques au profit de chacune des parties contractantes, et que son objet est donc bien d’affranchir son bénéficiaire de toute participation aux pertes de la société.
II. La recherche de critères permettant de valider l’opération
17. L'opération de portage mérite d'être sauvée du fait de son utilité dans la vie des affaires. Néanmoins, on a pu constater que le montage risque d'être annulé au regard de la prohibition des clauses léonines. Ainsi, il convient d'examiner les critères envisageables pour valider l'opération d'un point de vue juridique.
A. Le critère matériel : le mécanisme de la double promesse de vente et d’achat
18. Il convient d’examiner a présent le critère matériel de l’opération de portage, celui qui établit que les parties ont entendu mettre en place un mécanisme de rétrocession exclusif d’une clause léonine, à savoir : le mécanisme de la double promesse de vente et d’achat.
En effet, deux schémas sont possibles: le premier assure une double sécurité au porteur et au donneur d’ordre en prévoyant une promesse irrévocable de vente consentie par le premier d’une part, et une promesse irrévocable d’achat souscrite par le second d’autre part : il s’agit du mécanisme de la double promesse de vente et d’achat. Toutefois, ce mécanisme est parfois remplacé par la stipulation d’une seule promesse d’achat par le donneur d’ordre afin d’éviter les problèmes que pose la réunion des deux promesses réciproques
Le mécanisme de la double promesse de vente et d’achat peut être considéré comme étant le procédé classique du dénouement du portage. Il a l’avantage de procurer une double protection au porteur et au donneur d’ordre dans la mesure où le premier s’engage irrévocablement à céder les titres portés, et le second à les racheter, à une date et à un prix fixés dans les promesses[24]. Le mécanisme des promesses réciproque établit que les parties ont entendu mettre en place un mécanisme de rétrocession exclusif d’une clause léonine ; Il arrive même que cet échange de promesses constitue, en l’absence d’une convention-cadre régissant les droits et obligations des parties[25], la seule matérialisation de la convention de portage[26]. Ce procédé a pour lui l’avantage de la simplicité en ce qu’il permet aux deux parties d’avoir la certitude de défaire l’opération. Il pose cependant plusieurs problèmes au plan pratique.
1. Un procédé critiquable au regard du droit de la vente.
19. On a d’abord critiqué le recours au mécanisme des promesses de vente et d’achat au motif qu’il introduisait en matière de portage certaines règles indésirables propres à la vente, dont notamment la possibilité pour le donneur d’ordre de se prévaloir de la garantie de vices cachés contre le porteur en cas de perte de valeur subie par les actions portées[27]. La critique est pertinente car le donneur d’ordre qui a lui-même choisi la société visée serait mal placé pour opposer à son cocontractant la perte de valeur qu’auraient subi ses actions en cours de vie sociale.
Le recours à la vente, qui emporte automatiquement application de toutes les règles propres à ce type de contrat, fournirait ainsi au donneur d’ordre indélicat l’échappatoire idéale à l’exécution de son engagement de rachat et ferait supporter au porteur diligent des conséquences injustes et étrangères au cadre de sa mission.
20. Cependant, un arrêt rendu le 23 janvier 1990 par la Chambre Commerciale de la Cour de cassation a considérablement amoindri la portée de cette première critique. Il s’agissait en l’espèce d’un redressement fiscal infligé à une société et l’ayant conduit à déposer son bilan. La Cour a jugé que la garantie des vices cachés invoquée par les acquéreurs de parts sociales « ne s’applique qu’à raison des défauts de la chose vendue elle-même » ; qu’elle ne pouvait par suite englober les parts cédées au motif que celles-ci seraient devenues impropres à l’usage auquel elles étaient destinées en raison de la mise en liquidation de la société émettrice[28].
Ainsi, et en étendant ce raisonnement au portage d’actions, on peut admettre que la garantie des vices cachés que pourraient invoquer les donneurs d’ordres est restreinte aux seules tares inhérentes aux actions elles-mêmes ou aux prérogatives intrinsèques qu’elles confèrent à l’associé.
2. Un procédé critiquable au regard de l’article 1589 du Code civil
21. On a ensuite fait valoir que la conjonction des deux promesses unilatérales de vente et d’achat, stipulées pour un même prix et à une même date, réalisait le consentement des parties et rendait la vente parfaite conformément a l’article 1589 du Code civil qui dispose : “la promesse de vente vaut vente, lorsqu’il y a consentement réciproque des deux parties sur la chose et le prix”. Malheureusement, la position de la jurisprudence à l’égard de cette pratique n’est pas encore fixée : certains arrêts se prononcent en faveur de l’assimilation des deux promesses unilatérales aune promesse synallagmatique valant vente.
La solution a été maintes fois consacrée par la jurisprudence a propos de promesses croisées de vente et d’achat[29], et a même été appliquée a une hypothèse de portage d’actions : dans ce dernier cas, la Cour d’appel de Paris a relevé que la faculté donnée aux parties de lever les promesses a un terme convenu ne concerne pas la vente pour ce qui est de sa conclusion et de sa perfection, mais seulement pour ce qui est de son exécution[30].
22. Il convient alors de mesurer la gravité de l’impact d’une telle solution sur le portage :
Car dire que la conjonction des promesses croisées de vente et d’achat réalise une vente au regard de l’article 1589 du Code Civil conduirait a l’anéantissement pur et simple du portage puisque la propriété des actions serait transférée au donneur d’ordre non pas a la sortie de l’opération conformément à la volonté des parties, mais au moment même de la stipulation des deux promesses dont la conjonction emporte vente : c’est a dire au moment de la conclusion de l’opération !
Le portage n’aurait alors plus de raison être, puisque le but des parties qui y ont recours est d’investir le porteur de la propriété des actions pendant une certaine période afin de rendre service au donneur d’ordre[31].
23. La doctrine a essayé de remédier aux conséquences graves qui s’attachent a la conjonction des promesses croisées de vente et d’achat. Elle a ainsi proposé de faire souscrire la promesse irrévocable d’achat par le tiers, le donneur d’ordre fournissant sa caution[32] ; ou même de limiter la forme du portage à la seule stipulation d’une promesse d’achat par le donneur d’ordre ; ou enfin de stipuler un terme afin de retarder la formation de la vente jusqu’à l’accomplissement de modalités accessoires[33].
Ainsi, le mécanisme comporte des inconvénients mais a pour lui l’avantage de matérialiser la convention de portage. Mais pour être valable au regard de la prohibition des clauses léonines, encore faut-il que l’objet de la convention soit bien d’affranchir son bénéficiaire de toute participation aux pertes de la société.
- La cession doit constituer l’objet réel de la convention
24. Il n’y a aucune place pour l’application de l’article 1844-1 du Code civil, dès lors que la cession constitue l’objet réel de la convention. A contrario, La clause ne doit pas constituer un moyen pour fixer une répartition des bénéfices ou des pertes.
1. La clause est valable des lors qu'elle a pour objet principal la cession d'actions a un prix déterminé
25. Traditionnellement, la Cour de cassation avait annulé les stipulations de cession de droits sociaux à prix fixe, sans distinguer selon leur support juridique[34]. Un arrêt de la Chambre des requêtes en date du 14 juin 1882[35] avait déjà consacré la solution : deux associés s’étaient engagés vis-à-vis d’un troisième, à lui racheter, pendant cinq ans, ses parts à la valeur d’apport majorée des intérêts. La Cour de Cassation avait annulé la stipulation “ sans distinguer si elle était contenue dans l’acte de société ou dans un acte séparé, ni si elle obligea la société entière ou quelques-uns de ses membres, ni si elle est temporaire ou faite pour un temps indéterminé”. Par la suite, elle a maintenu sa solution[36] tout en écartant l’interdiction des clauses léonines dans les hypothèses ou le contrat, qualifie de société par les parties, pouvait s’analyser en un autre type de convention[37] . Ce n’est qu’à partir d’un arrêt du 15 juin 1982, non publié au Bulletin[38] et d’un arrêt du 20 mai 1986[39] que la chambre commerciale en était venue à affirmer la validité des clauses de cession à prix fixe. Arrêt de la chambre commerciale de la cour de cassation du 10 janvier 1989 se situe dans le prolongement de cette jurisprudence[40].
26. Selon Thomas Forschblach, l'interdiction de la clause léonine se justifie en effet parce qu'il manque au contrat qui ne prévoit pas une répartition des bénéfices ou des pertes entre les associés, l'un des éléments caractéristiques du contrat de société[41]. L'article 1844-1 c. civ constitue donc un cas particulier de nullité pour absence d'objet. Or, l'objet du contrat-operation juridique envisagée par les parties- dans le cadre d'une cession a prix fixe, n'est pas de fixer un mode d'attribution des bénéfices mais d'assurer, généralement sous la forme d'une promesse d'achat, le transfert des actions a un cessionnaire, moyennant un prix qui, aux termes de l'art. 1591 c.civ. doit être déterminé ou au moins déterminable. Ainsi, la Chambre commerciale de la Cour de cassation, le 10 janvier 1989 ne s'est pas attache au critère formel de l'insertion de la clause dans les statuts[42] pour rechercher si la clause porte atteinte au pacte social, donc si, par son objet, elle est susceptible d'affecter les rapports au sein de la société. Dans le cadre d'une telle analyse, il n'y a aucune place pour l'application de l'art. 1844-1 du code civil dès lors que la cession constitue l'objet réel de la convention[43].
27. S'appuyant sur la doctrine majoritaire de l'époque[44], l'annotateur au Dalloz de l'arrêt de 1882 avait pu affirmer qu'il "serait certain que, si l'affranchissement de la participation aux pertes pouvait valablement être consenti d'associé à associé, l'économie de l'art. 1855 serait détruite". L'affirmation paraît aujourd'hui quelque peu excessive. Dès lors que la clause de prix fixe s'insère dans un projet sérieux de cession, elle procède souvent, en dehors des motivations fiscales qui ont aujourd'hui disparues[45],d'une nécessité économique élémentaire en effet, il arrive fréquemment qu'un cessionnaire qui prend le contrôle de la société continue à avoir besoin des services du cédant pendant une période transitoire, pour profiter de son savoir-faire, pour assurer la formation d'un remplaçant ou pour ne pas perdre une clientèle attachée a la personne. Le cédant accepte de conserver une partie de ses titres pendant un temps déterminé, ce qui permet au cessionnaire de s'assurer que le cédant continuera à s'intéresser à la gestion de la société, grâce à la vocation aux dividendes. En revanche, le cédant n'acceptera généralement pas de conserver un intérêt dans la société si ceci devait se traduire pour lui par une vocation aux pertes, d'autant plus que, devenu minoritaire, il pourra craindre que les résultats soient altérés par une mauvaise gestion de la part des nouveaux majoritaires. Si des auteurs ont pu constater[46] que, malgré leur validité incertaine, les praticiens continuent a utiliser des clauses de cession a prix fixe, c'est bien parce qu'elles répondent à ces besoins concrets.
2. La clause ne doit pas constituer un moyen pour fixer une répartition des bénéfices ou des pertes.
28. Les cessions a prix fixe ne rentrent pas en principe, dans le champ de l'interdiction des clauses léonines. Ce principe n'est pas absolu; la Chambre commerciale vise expressément le cas de fraude. Ainsi, il ne s'agit pas de prémunir un associé contre des pertes en les faisant supporter par un autre associé. Autrement dit, des que les conditions de la fraude sont réunies[47], la rescision demeure exclue[48] et la convention doit être annulée. Mais, ne peut-elle être annulée que dans ce cas ?
29. En réalité, et de façon générale lorsqu'une clause a pour objet d'exonérer un associé de toute contribution aux pertes, elle devrait tomber sous le coup de l'interdiction. Son objet sera dès lors illicite, et la clause nulle[49]. Autrement dit, la clause est valable dès lors qu'elle a pour objet principal la cession d'actions à un prix déterminé et ne constitue pas un moyen pour fixer une répartition des bénéfices ou des pertes. Il n'est donc pas nécessaire de rechercher si les parties ont eu l'intention de frauder la loi, ce qui impliquerait la présence d'un élément intentionnel, le désir d'éluder une règle obligatoire[50], difficile à établir dès lors qu'il ne suffit pas de constater simplement que l'opération est contraire au but visé par le législateur[51]. La solution de la Chambre commerciale permet au contraire de se livrer a une analyse plus objective : si la volonté des parties a été essentiellement de réaliser une opération juridique sur les droits sociaux (par exemple une vente), la convention sera valable. En revanche lorsque, bien que conclue sous l'apparence de promesse de vente, elle devait dans la commune intention permettre de soustraire une partie à la contribution aux pertes, la nullité est encourue en raison de son objet sans qu'il soit nécessaire d'apporter la preuve supplémentaire d'intention frauduleuse.
[1] FORSCHBACH (T.), “validité des promesses d’achat de droits sociaux au regard de l’interdiction des clauses léonines”, Recueil Dalloz 1990, jurisprudence p.250.
[2] LEFEBVRE (F.), Mémento Pratique, sociétés commerciales, 1991, p. 998, n 3347
[3] SOUMRANI (P.), Le portage d’action, L.G.D.J., p. 3 et s
[4] SCHMIDT (D.) : “Les opérations de portage de titres de sociétés” in Les opérations fiduciaires; Colloque de Luxembourg des 20 et 21 septembre 1984. Ed. Feduci. L.G.D.J. 1985 pref. B. OPPETIT, p.30.
[5] J.-P. Bertrel et M. Jeantin : “ Le portage d’action” R.J.D.A. 1991 p.683. V. aussi : J.-P. Bertrel et M. Jeantin : Acquisition et fusion des sociétés commerciales. Ed. Litec n. 619.
[6] Sur l’aspect comptable du portage, voir : J.-L. MEDUS : “Conventions de portage et information comptable et financière.” Rev. soc. 1993 p. 509 et s.
[7] GUYON (Y.), Droit des affaires, T1, droit commercial général et sociétés, p. 254
[8] TGI., Lille, 28 oct. 1986: Rev. soc., 1986, 600, note C. Witz; D., 1987 somm. 303, note M. Vasseur.- Trib. Com. Nantes, 1 juill. 1988: Rev. jurisp. Com., 1990, 207, note Goyet. – V. aussi Bruxelles, 3 dec. 1986: Rev. soc., 1990, somm. 76.
[9] TGI., Lille, 28 oct. 1986: Rev. soc., 1986, 600, note C. Witz; D., 1987 somm. 303, note M. Vasseur.- Trib. Com. Nantes, 1 juill. 1988: Rev. jurisp. Com., 1990, 207, note Goyet. – V. aussi Bruxelles, 3 dec. 1986: Rev. soc., 1990, somm. 76.
[10] Paris 9 juin 1983, D. 1984. IR. 81 obs. Vasseur
[11] TGI Lille, 28 oct. 1986, RD bancaire et bourse 1987, n 2, p.55, Rev. Sociétés 1987, p. 600, note Witz)
[12] cf. Bertrel, Analyse des conventions de portage, Droit et patrimoine 1995, n 30, p.38.
[13] SOUMRANI (P.), Le portage d’action, L.G.D.J., p. 8.
[14] TERRE (F.) et VIANDIER (A.) : J. Cl. Sociétés. Traite. Fasc. 17. Théorie des bénéfices et des pertes. N. 1 et s.; spec. n.3
[15] JEANTIN (M.) et VIANDIER (A.), obs. A la Rev. dr. banc. N. 2/1987 p.55 et s; RIPPERT (G.) et ROBLOT (R.), op. Cit. n. 2476; JEANTIN (M.) : “Conventions de portage et droit des sociétés.” Rev. dr. banc. n. 26/1991 p. 124 et s. et la jurisprudence citée dans ces notes; v. aussi T.G.I. Lille, précité ;
[16] Cette solution prévaut lorsque la clause est insérée dans les statuts ( cf. RIPERT (G.) .) et ROBLOT (R.), Traité élémentaire de droit commercial, n. 782; cf. Egalement art.360, L. 24 juill. 1966 qui consacre expressément la solution pour les SA et les SARL). En revanche, lorsqu’on applique l’art. 1844-1 à une promesse de cession, la nullité de la clause a pour effet de priver le contrat de prix, et partant, d’entraîner la nullité du contrat entier.
[17] Civ. 1re, 26 janv. 1988, Bull. Joly 1988. 197.
[18] Cf. Le Bras, “les promesses de cession de droits sociaux et l’interdiction des clauses léonines”, Bull. Joly 1986. 587; note Merle sous com. 10 févr. 1981, Rev. Sociétés 1982. 98.
[19] GOYET (Ch.), n. sous : Trib. Com. Nantes, 1er juillet 1988, précité, p.213
[20] V. sur ce principe : TERRE (F.) et VIANDIER ( A.), J. CL. Sociétés. Traité. Fasc. 17 – Théorie des bénéfices et des pertes n. 8 à 108. V aussi : Poitiers, 5 février 1992
[21] Com. 3 juin 1986, Rev. soc. 1986. 585. n. Y.G.
[22] LEFEBVRE (F.), Mémento Pratique, sociétés commerciales, 1991, p. 998, n 3347.
[23] Sur la question : P. Didier, Droit commercial, PUF, coll. Themis, 2e éd. 1997, t. II, p. 59 et suiv. ; M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, n 191 ; G. Ripert et R. Roblot, Traité de droit commercial, par M. Germain, LGDJ, n 693 ; Y. Guyon, Les sociétés, LGDJ, 1999, n 209 ; Ph. Merle, Droit commercial, Précis Dalloz, 1998, n 42 .
[24] V. pour un exemple de double promesse de vente et d’achat: Poitiers, 5 février 1992, Droit des sociétés 1992 n. 231 p.13; J.C.P. 1993. I. 3652, Chronique de droit des sociétés par A. VIANDIER et J.-J. CAUSSAIN, n.2.
[25] V. pour un exemple de contrat cadre de portage, les annexes fournies par M. PH. GUMERY dans son mémoire consacré au portage de titres. Université de Dauphine Paris IX. DEA de Droit Economique et Social. Paris 1989
[26] La jurisprudence n’hésite pas alors à déduire l’existence d’un portage à partir de la stipulation de deux promesses croisées d’achat et de vente. V. Paris, 20 nov. 1987, Rev. Banque 1988 Suppl. Banque et droit p.63.
[27] V. CI. WITZ, note sous : Trib. Gr. Inst. Lille, 28 oct. 1986, précité, spéc. P. 609 qui préconise le recours a la fiducie au lieu de la vente. Le problème a aussi été soulevé par M.M. DE TCHAGUINE-SEGURET et FRANCOIS-MARSAL, op. cit. p.244.
[28] Cass. Com. 23janvier 1990, Rev. Soc. 1990. 248 n. Y. GUYON ; Bull. Joly 1990 p. 370 n. M. JEANTIN ; D. 1991 jurisp. P. 333 obs. G. VIRASSAMY. V. dans le même sens : J. POUSTIS et J.-L. MONNOT : « La garantie dans les cessions de droits sociaux. » J.C.P. Ed. E. 1985. 14446 p. 222 et les références.
[29] V. par ex. : Com. 8 nov. 1972, Bull. IV. N. 280 p. 264 ; Civ. 3ème, 14 janvier 1987, D. 1988. II. 80 n. J. SCHMIDT ; Com. 16 janvier 1990, J.C.P. 1991. II. 21748 obs. Ch. HANNOUN ; Rev. Jur. Com. 1990. 167 n. F. CHERCHOULY-SICARD ; Droit des sociétés 1990. n. 4 p.11 n. 97.
[30] Paris. 20 nov. 1987, Rev. Banque 1988 Suppl. banque et droit p.63.
[31] Paris, 25 eme chambre A 10 nov. 1987, D. 1989 I.R. p. 325 n. M. VASSEUR, qui considère que les ventes étaient parfaites dés la signature des promesses qui, bien qu’unilatérales, doivent être prises deux a deux, seule l’exécution de la vente étant, selon cette analyse, différée. V. aussi : Th. LAMBERT, note sous : Com. 7 décembre 1993, Bull. Joly 1994 p.180; Com. 6 janvier 1970, J.C.P. 1970. II. 16240 n. P.L. Comp: com. 8 nov. 1972, Bull. IV n. 280 p. 264 et Civ. 11 mai 1965, Bull. I. N. 319 p.236; Civ. 2 mai 1968, Bull. III n. 182 p.144.
[32] D. SCHMIDT, art. préc.p.45. V. aussi : TH. LAMBERT, note sous : Com. 7 déc. 1993, précité.
[33] G. RIPERT et R. ROBLOT, op. cit. n. 2476.
[34] En réalité, la Cour de cassation ne semble jamais avoir eu a se prononcer sur l'application de l'interdiction des clauses léonines dans le cadre d'une vente a terme. Un éminent auteur (D. Schmidt, note sous Paris, 30 oct. 1976, Rev. sociétés 1977. 695, et décision cite Paris, 18 dec. 1956, D. 1957. Somm. 122; Gaz. Pal. 1957. 1. 263), a toutefois considéré qu'elle était insusceptible de s'appliquer a ce type d'opération.
[35] Dalloz 1884. 1. 222.
[36] Req. 9 avr. 1941, D. 1941. 275; Com. 22 mars 1955, Bull. civ. III, n 104; 10 fevr. 1981, prec.; cf. aussi, Paris, 5 dec. 1983, BRDA, n 5, p.7.
[37] C'est ainsi que la jurisprudence a pu écarter l'application de l'art. 1855 c.civ. en requalifiant l'opération de prêt, le prêteur n'ayant en principe vocation a participer ni aux bénéfices, ni aux pertes ( Com. 12 dec. 1978, D. 1980. IR. 161, obs. Bousquet; Paris, 11 mars 1967, D. 1967. 474; JCP 1968. II. 15334, obs. H.B). Sur les difficultés posées par les conventions de portage, note C. Witz sous TGI Lille, 28 oct. 1986, Rev. sociétés 1987. 600 et Jeantin et Viandier, Rev. dr. banc. 5/6 1987, p.55; Paris, 9 juin 1983, D. 1984. IR. 81, obs. Vasseur; adde D. Schmidt, la convention de portage de titres in Les opérations fiduciaires (sous la dir. de C. Witz), Feduci, 1985).
[38] BRDA 1982, n 18; Le Bras, Les promesses de cession de droits sociaux et la prohibition des clauses léonines, Bull. Joly 1984. 463.
[39] Com. 20 mai 1986, Rev. Sociétés 1986. 587, note Randoux.
[40]arrêt commenté par Mr. Forschbach (T.), Validité des promesses d'achat de droits sociaux au regard de l'interdiction des clauses léonines, D. 1990, Jurisprudence p.250.
[41] En ce sens, G. Ripert et R. Roblot.
[42] Elle avait retenu ce critère dans son arrêt du 15 juin 1982, préc.
[43] En ce sens, Randoux, note sous Com. 20 mai 1986, préc.
[44] Delvincourt, Cours de code civil, t.3, p.122; Duranton, Cours de droit français, t.17, n 418; Pardessus, Cours de droit commercial, t.4, n 998; Malepeyre et Jourdan, Sociétés commerciales, p.83; Pont, Commentaire-Traité des sociétés commerciales, art. 1855, n 458.
[45] La cession massive de droits sociaux risquait, en effet, d'être requalifiée en cession de fonds de commerce pour les droits d'enregistrement et de cessation d'activité pour les impositions directes, d'ou un coût fiscal prohibitif. La pratique y remédiait en échelonnant la cession dans le temps. Le risque de requalification fiscale a aujourd'hui pratiquement disparu, bien qu'un arrêt de la Cour de cassation du 17 nov. 1987 ait récemment pu ranimer quelques doutes (cf. Jeantin, Cession massive de titres d'une société et transmission du fonds de commerce, Droit des sociétés, 7. 88, p.3).
[46] Note Randoux sous Com. 20 mai 1986, préc.; note Merle sous Com. 10 fevr. 1981, prec.
[47] Cf. A Weill et F. Terre, Introduction, n 17.
[48] Il s'agit en effet d'une convention ayant pour objet des biens meubles pour lesquels la rescision n'est prévue par aucun texte, cf. Civ. 3e, 9 avr. 1970. D. 1970. 726; JCP 1971. II. 16295, note Petot-Fontaine; Com. 19 juill. 1971, Bull. civ. IV, n 217; Paris, 11 oct. 1984, JCP 1985. II. 20499, note Viandier.
[49] En ce sens, A. Viandier et M. Cozian, op. et loc. cit. En pratique, les clauses de rachat a prix fixe par la société elle-même ne se rencontrent qu'assez rarement. Elles sont théoriquement concevables dans le cadre d'une réduction du capital non motivée par des pertes. Un tel rachat, pour ne pas constituer une atteinte a l'égalité, doit cependant être proposée a tous les associés dans les SARL et les SA ( Cf. pour les SARL, art. 63, L. 24 juill. 1966; Bastian, La réforme des sociétés commerciales, JCP 1967. I. 2121, spéc. n 339; pour les SA, Cf. art. 215, L. 24 juill. 1966 et art. 181, al 1er, D. 23 mars 1967).Le rachat a certains associés seulement devrait néanmoins rester possible, dès lors que tous les autres associés y consentent
[50] J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction générale, n 750.
[51] J. Ghestin et G. Goubeaux, op. et loc. cit.