Compte tenu de la complexité du dossier, un rappel chronologique des faits s’impose.
Le 17 février 2011, NYSE Euronext Inc.[1] (groupe mondial né de la fusion entre la bourse paneuropéenne et celle de New York) (ci-après, « NYX, États-Unis) a annoncé sa volonté de fusionner avec Deutsche Börse AG[2] (opérateur de la bourse de Francfort) (ci-après, « DB », Allemagne) pour devenir la première société de Bourse mondiale. Les activités des entreprises considérées sont les suivantes:
— NYX: services de cotation et de négociation d'actions au comptant, activités post-marché, services de négociation et de compensation de produits dérivés, services d'information et solutions technologiques,
— DB: services de cotation et de négociation d'actions au comptant, activités post-marché, services de négociation et de compensation de produits dérivés, services d'information et solutions technologiques.
Le 29 juin 2011, le projet de concentration est notifié à la Commission européenne par les parties, conformément à l'article 4 du règlement (CE) n°139/2004.
L'enquête initiale menée sur le marché par la Commission, dans le cadre d’un examen préliminaire, a révélé que le projet de concentration était susceptible de poser des problèmes de concurrence dans un certain nombre de domaines, notamment celui de la négociation et de la compensation de produits dérivés[3], car l’opération réunirait les deux principaux opérateurs boursiers de produits dérivés en Europe.
À ce stade de la procédure, la Commission a fait part de ses inquiétudes au sujet des conséquences négatives de l’opération sur l'innovation dans le domaine des produits dérivés et des solutions technologiques connexes, ou encore sur la concurrence par les prix en raison des difficultés croissantes pour les concurrents de pénétrer le marché et des risques d’élimination d’un concurrent de premier plan (DB).
Le 4 août 2011, la Commission a alors décidé d’ouvrir une enquête approfondie sur le dossier. La Commission dispose à présent d’un délai de 90 jours ouvrables (jusqu’au 13 décembre 2011) pour prendre une décision finale sur la question de savoir si l’opération entraverait ou non l'exercice d'une concurrence effective dans l'Espace économique européen (EEE), la décision d'ouvrir une enquête approfondie ne préjugeant pas de son issue finale.
Finalement, le projet de fusion entre les deux bourses a été refusé par la Commission.
Tout l’intérêt de cette étude consiste à mener un travail de dévoilement des tests de marchés réalisés lors du contrôle afin de mieux comprendre le contenu et les motivations de la décision de refus.
La Commission a d’abord procédé à une délimitation du marché (I) pour ensuite mener une analyse concurrentielle (II) sur le fond du dossier.
I.- La délimitation du marché :
La concentration projetée est de dimension européenne.
Chaque contrat de produits dérivé (actions, taux d’intérêt et devises) constitue un marché pertinent en raison de la faible substituabilité entre les produits financiers. La Commission ne remet pas en cause une telle délimitation du marché par produit, qui a été également confirmée par le test de marché. Cela dit, la Commission considère qu’une telle segmentation ne remet pas en cause les risques d’atteinte à la concurrence sur l’ensemble du marché des produits dérivés au travers de la réalisation de la fusion entre NYX et DB. Par ailleurs, le test de marché a montré qu’il n’y a pas de marché distinct pour la fourniture de services de compensation des produits dérivés pour les commerçants.
La Commission conclut qu’on est en présence d’un marché global des Contrats dérivés européens sur les produits financiers.
II.- L’analyse concurrentielle :
La Commission a noté que la transaction entre les parties à l’opération donnerait lieu à la création d’un leader incontesté en situation de quasi-monopole sur le marché de la négociation des produits dérivés en Europe.
La Commission a estimé que la transaction entre NYX et DB, qui sont des opérateurs concurrents les plus proches et les plus puissants, donnerait lieu à la création d’un leader incontesté en situation de quasi-monopole sur le marché de la négociation des produits dérivés en Europe. Pour justifier sa position, la Commission se fonde sur l’évaluation des risques d’atteinte à la concurrence sur le marché des produits dérivés (A) et des possibilités de compensation par des gains d’efficience (B).
A) L’évaluation des risques d’atteinte à la concurrence :
L’enquête de marché menée par la Commission a en effet révélé que la fusion projetée par les parties faisait courir des risques négatifs, jugés élevés, tant à l’égard des structures concurrentielles du marché (risque de monopolisation du marché) qu’en ce qui concerne la compétition avec les concurrents existants et potentiels (risque d’affaiblissement et/ou de disparition des concurrents potentiellement efficaces).
1) Le risque de monopolisation du marché :
a) Aucune nouvelle entrée de concurrents potentiellement efficace n’est envisageable à l’issue de l’opération :
Le test de marché de la Commission a montré que le marché des produits dérivés se caractérisait déjà, avant fusion, par la présence de barrières à l’entrée. L’opération de concentration risquait de rendre ces barrières particulièrement élevés, éliminant ainsi la concurrence potentielle sur le marché.
Trois explications sont avancées par la Commission.
En premier lieu, la puissance de marché des concurrents est faible. Ils ne sauraient donc entrer ou se développer sur le marché des produits dérivés, faute pour eux d’avoir les capacités techniques à innover plus que ne pourrait le faire la nouvelle entité fusionnée. Les tiers-opérateurs seraient également incapables de réagir par une augmentation de leur offre de produits dérivés en cas de hausse de prix qui serait introduite par l’entité née de la fusion entre NYX et DB.
En deuxième lieu, l’élévation des barrières à l’entrée réduit l’accès des nouveaux entrants sur le marché. Même si l’entrée avait quand même lieu, l’entrant serait irrémédiablement dans l’impossibilité de réaliser des échanges suffisants en raison de la captation de la majorité des clients par l’entité fusionnée, ce qui l’aurait empêché de réaliser des gains suffisants ou d’obtenir des liquidités dans un délai raisonnable.
En troisième lieu, les très fortes barrières à l’entrée réduisent de manière significative les possibilités pour les clients de changer de produits dérivés ou de contracter avec d’autres opérateurs. Une large majorité des clients questionnés au cours de l’enquête communautaire était incapable d’identifier un quelconque concurrent potentiel des parties à l’opération, en l’absence de plateformes d’offres concurrentielles paneuropéennes de même dimension que celle de l’entité fusionnée. De plus, les enquêtes de marché n’ont trouvé aucune preuve de l’existence d’une puissance d’achat compensatrice susceptible de contraindre l’entité fusionnée à baisser ses prix dans l’intérêt des clients.
Au demeurant, ce test de marché met en évidence l’incapacité post-fusion des entrants potentiels d’exercer une pression concurrentielle suffisante ou efficace sur la nouvelle entité née de la fusion. La crainte est d’autant plus forte que la crise financière perdure en Europe.
b) L’affaiblissement de la concurrence par les prix :
La Commission a estimé que la proximité des offres de produits dérivés entre les NYX et DB risquait d’entraîner des effets horizontaux significatifs. Ainsi, en matière de prix, l’enquête de marché a montré que les très fortes positions de la nouvelle entité à l’issue de l’opération sur l’ensemble des segments de marché des produits dérivés (actions, taux d’intérêt, devises) étaient de nature à entraîner un risque de hausses unilatérales des prix sur les marchés pertinents. La hausse des prix décidée par l’entité fusionnée serait nécessairement répercutée sur le client.
La Commission justifie son analyse de la situation en avançant deux raisons principales : d’une part, la nouvelle entité capterait après fusion une partie très importante des clients ; d’autre part, le contrepouvoir des concurrents potentiels ou déjà présents sur le marché serait fortement restreint à l’issue de l’opération, de sorte qu’ils ne pourront pas s’opposer à une hausse unilatérale des prix pratiqués par l’entité fusionnée sur les contrats de produits dérivés.
Du point de vue des concurrents des parties à l’opération, la position de leader de la nouvelle entité sur le marché a mécaniquement un effet inflationniste, qui rend encore plus aléatoire la possibilité pour les tiers opérateurs de pénétrer le marché des produits dérivés comme opérateurs référencés.
2) Le risque de l’affaiblissement et/ou de la disparition des concurrents :
a) L’élimination de la concurrence directe entre les parties à l’opération :
Les parties à l’opération sont les concurrents les plus proches sur le marché des produits dérivés. Combinée à des parts de marchés élevés[4], cette proximité de l’offre des parties est un indice significatif de risque d’effets horizontaux en l’absence de concurrents potentiellement efficace. La nouvelle entité disposerait de plus de 90% des parts de marchés dans la fourniture de produits dérivés en Europe.
Ainsi, à titre d’illustration, il existe une forte concurrence entre les parties notifiantes quant au taux interbancaire offert en euros (Euribor)[5]. Cette concurrence n’est pas influencée par l’introduction des nouveaux types des contrats à terme sur le Euribor par un troisième opérateur dans la mesure où les contrats qu’il propose n’ont pas pour objectif d’attirer les clients de NYX et DB mais seulement de leur proposer un service complémentaire.
La Commission en conclut que l’opération entraînerait l’élimination de la principale pression concurrentielle exercée sur NYX. Or, l’élimination de DB, en sa qualité de concurrent le plus proche de NYX, aurait pour effet immédiat d’affaiblir la concurrence potentielle sur le marché sur plusieurs types des contrats financiers, tels que les contrats portant sur les taux Euribor ou Eonia. Une fois la concurrence éliminée, l’entité fusionnée pourrait être tentée d’augmenter les prix de ses services.
b) Les possibilités de réaction des concurrents actuels ou potentiels seraient très limités :
La Commission a examiné si les concurrents présents sur le marché (CME Group, London Metal Exchange (LME), Inter Continental Exchange (ICE), Italian Derivatives Market (IDEM), Nasdaq OMX Nordic, etc.) étaient capables de contraindre, par leurs éventuelles réactions, le comportement de la nouvelle entité fusionnée. Il ressort du test de marché réalisé par la Commission qu’aucun d’entre eux n’était susceptible d’exercer une quelconque pression concurrentielle compte tenu de leur faible part de marché.
Par exemple, en 2010, Eurex, a lancé de nouveaux produits dérivés basés sur l’indice Eurostoxx (projet PRISMA). Le groupe NYX a de suite réagi en lançant à son tour d’autres contrats dérivés basés sur l’indice Eurofirst, destinés à générer en bourse plus de dividendes que les contrats concurrents basés sur l’indice Eurostoxx. La concurrence s’est ainsi révélée comme un processus d’innovation, puisqu’elle est à l’origine du lancement de produits dérivés innovants visant à contrecarrer les prétentions aux gains des concurrents potentiellement efficaces sur les marchés des actions. Il appartenait donc à la Commission de savoir si le lancement de projets innovants par la nouvelle entité était susceptible de restreindre le jeu concurrentiel. Après vérification, le régulateur européen a jugé qu’aucun concurrent des parties à l’opération ne joue un rôle majeur en matière d’innovation. Dans ces conditions, le développement de nouveaux modèles de gestion des risques plus avancés ou performants par la nouvelle entité fusionnée contribuerait inévitablement à renforcer les barrières à l’entrée et, par effet d’entraînement, à limiter la concurrence.
B) L’appréciation de l’efficience économique de l’opération :
Pour compenser la réduction de la concurrence, les parties notifiantes ont adressé à la Commission, le 5 septembre 2011, cinq documents annexes qui tendent à démontrer que la fusion projetée entre NYX et DB serait porteuse de forts gains d’efficience au profit des consommateurs.
Au cours de l’enquête préliminaire, la Commission a décidé de mener une consultation publique auprès des acteurs de marché (opérateurs concurrents et consommateurs), afin de recueillir leur avis sur les éventuels gains d’efficience qui seraient susceptibles de découler de l’opération de concentration. Ces derniers ont estimé que la réalisation de gains d’efficience consécutifs à l’opération était seulement probable, à partir du moment où l’entité fusionnée aurait les capacités suffisantes pour minimiser ses coûts de production et réaliser des économies d’échelles dans une proportion plus grande que ses concurrents actuels ou potentiel.
Sur ce point, on rappellera quelques données basiques pour mieux saisir la suite le raisonnement de la Commission à ce sujet :
Une application stricte du bilan économique devrait donc conduire à évaluer, au passif de l’opération, les pertes correspondant à l’atteinte à la concurrence liée à la concentration accrue et, à l’actif, les gains d’efficacité. Dès lors que l’actif l’emporte sur le passif, la fusion devrait être autorisée. Cependant, l’analyse de l’impact concurrentiel se faisant lors de la notification de l’opération, les gains à venir sont largement hypothétiques. C’est pourquoi la Commission s’efforce de mener une analyse rigoureuse afin d’estimer la probabilité de leur réalisation future, en tenant compte des paragraphes 76 à 88 des Lignes directrices sur l’appréciation des concentrations horizontales au regard du règlement du Conseil relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (JOUE, C 31, 5 février 2004) (Lignes directrices par la suite) qui exposent le contenu des gains d’efficacité et la méthode de leur évaluation.
La Commission vérifie que le degré de réalisation des gains est suffisamment élevé et qu’ils présentent de réels avantages pour les consommateurs, tout en précisant que la simple réduction des coûts des contrats de produits dérivés ne peut être considérée comme un gain d’efficience bénéficiant aux clients. En effet, selon le paragraphe 77 des lignes directrices, « la Commission analyse les arguments tirés des gains d'efficacité, preuves à l'appui. Elle peut décider que, sur la base des gains d'efficacité que l'opération procurerait, il n'y a pas lieu de déclarer la concentration incompatible avec le marché commun en vertu de l'article 2, paragraphe 3, du règlement sur les concentrations. Tel sera le cas lorsque la Commission est en position de conclure, sur la base de preuves suffisantes, que les gains d'efficacité générés par l'opération seront à même d'accroître la capacité et l'incitation de l'entité issue de l'opération à adopter un comportement favorable à la concurrence au bénéfice des consommateurs et, par là même, de contrer les effets anticoncurrentiels que la concentration risquerait, dans le cas contraire, de produire ».
Sur la base des pièces que les parties ont fournies, la Commission a estimé que la réduction des coûts des produits dérivés proposés par la nouvelle entité n’était pas clairement établie, mais seulement possible, d’autant plus que les estimations des parties se fondent sur des calculs que la Commission juge imprécis. Les gains d’efficience au profit des clients sont également peu probables car, selon la Commission, la réalisation de tels gains dépend de l’existence d’une pression concurrentielle suffisante sur l’entité fusionnée par les autres entreprises concurrentes et de l’entrée de concurrents potentiels, ce qui ne semble pas être le cas en l’espèce.
L'expertise juridique avant tout!
[1] NYSE Euronext exerce également des activités à l'échelon mondial. Il exploite plusieurs places boursières en Europe (Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne, Paris), la bourse de New York et la bourse de produits dérivés Liffe, établie à Londres.
[2] Deutsche Börse est présent sur l'ensemble de la chaîne, depuis la négociation à la compensation et au règlement/livraison d'instruments financiers. Il exploite plusieurs places boursières dans le monde parmi lesquelles la bourse de Francfort et la bourse de produits dérivés Eurex.
[3] Les produits dérivés sont des contrats financiers dont la valeur est dérivée d'une variable ou d'un actif sous-jacent, tels que des actions, des taux d'intérêt ou des devises. Ils sont généralement utilisés à des fins de couverture des risques, d'investissement et de gestion globale des risques sur les marchés financiers. L'activité de compensation joue un rôle important dans la négociation des produits dérivés. Elle consiste à gérer le risque qui pèse sur les parties négociantes pendant la période transitoire entre la négociation et le règlement.
[4] La détention de parts de marchés par la nouvelle entité à l’issue de l’opération serait de : 97% sur le marché des taux d’intérêts ; 100% sur le marché des actions ; 89% sur le marché des devises.
[5] “Euro interbank offered rate”