Soufiane est né à Facobly, dans l'ouest de la Côte d'Ivoire, en 1972. Il vit une enfance paisible et a de bonnes notes à l'école. Après son bac, il veut suivre des études de philosophie. Il obtiendra un DEUG.
Le contexte politique en Côte d'Ivoire est complexe. En 1995, Henri Konan Bédié remporte avec 95 % des suffrages l'élection présidentielle. La politique conduite par le Président au développement des conflits ethniques. Contrairement à Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié met en exergue le concept de l’ivoirité, définie comme l’affirmation de la souveraineté et de l’autorité du peuple ivoirien face aux menaces de dépossession et d’assujettissement. Différents faits, notamment l’exacerbation des tensions politiques et sociales par la presse, les actes de défiance à l’autorité de l’Etat posés par des opposants, l’incarcération de plusieurs leaders de l’opposition politique, instaurent un climat qui conduit fin décembre 1999 au renversement de Henri Konan Bédié par des militaires.
Soufiane habite dans une région occupée par la rébellion.
En janvier 2000, des militaires effectuent une descente dans la résidence universitaire où il habite. Il réussit à s'échapper.
Quelques jours plus tard, il apprend que ses parents sont morts, tués lors d'opérations militaires.
Il quitte alors la Côte d'Ivoire et se dirige vers la France, où résident plusieurs de ses amis.
Une fois en France, après un voyage épuisant et compliqué, Soufiane doit apprendre à s'organiser. Trouver des moyens d'existence. Manger. Dormir.
Il va à la rencontre d'une association parisienne qui accepte de le nourrir. Il trouve où dormir, près de la gare d'Austerlitz. Des personnes de sa communauté lui proposent un travail de gardiennage. Soufiane n'est absolument pas formé pour ce métier, mais doit bien s'organiser pour vivre.
Il dépose alors, en 2004, tout seul, une demande d'asile territorial. La demande sera rejetée un an plus tard : Soufiane ne prouve pas faire état de persécution personnelle. Sa famille est morte, sa région d'origine est un nid de rebelles, mais il n'est pas ciblé personnellement.
En 2010, cela fait dix ans qu'il habite, vit et travaille en France de manière totalement irrégulière.
En décembre 2010, son médecin traitant lui recommande un avocat. Soufiane commence alors un long combat pour entrer dans la légalité.
Le rendez-vous avec l'avocat est compliqué. Celui-ci lui demande de fournir de très nombreux documents, prouvant sa présence sur le territoire français. Au moins quatre par année, et si possible des documents des quittances EDF, des lettres de l'administration, des factures France télécom, des relevés bancaires. C'est compliqué, quand on vit dans l'illégalité. Mais c'est nécessaire pour prouver sa présence en France.
C'est alors que je rencontre Soufiane. Je travaille en effet dans le cabinet qu'il est allé voir. Je suis chargé de constituer le dossier et le mémoire complémentaire à la demande de titre de séjour.
Après plusieurs mois, Soufiane réussit finalement à constituer un dossier à peu près solide : une attestation d'hébergement, de nombreuses ordonnances médicales, des attestations d'amis, des factures EDF, des relevés bancaires. Le problème fondamental est qu'il existe des contradictions : certains documents administratifs indiquent qu'il est rentré en France en 2000, d'autres 2002, d'autres 2003. Je ne peux rien faire : les documents sont sensés être établis d'après les propres déclarations de Soufiane. Je sais que la préfecture va tiquer – ce qui ne sera pas forcément le cas du tribunal administratif.
Il faut maintenant aller déposer le dossier à la préfecture.
J'appelle Soufiane pour programmer un rendez-vous. Je lui indique qu'il va devoir se lever très tôt. A Paris, si la situation n'est pas aussi complexe qu'en banlieue, il faut toutefois arriver au centre de réception des étrangers vers six heures du matin. Sinon, il y a trop de monde devant soi, et on ne pourra pas passer dans la journée.
Premier rendez-vous en mars. Il est huit heures trente. Nous nous retrouvons devant le centre de réception du 17ème arrondissement de Paris, qui est accolé au poste de police. Il fait froid. Je ne me plains pas, car je viens juste d'arriver, mais Soufiane, lui, attend depuis six heures du matin. Nous passons le portique de sécurité à neuf heures dix. Un agent nous reçoit et refuse de prendre notre dossier. Pour elle, il n'y a pas assez de documents pour les six derniers mois de présence en France. J'ai beau tempêter, l'agent refuse d'examiner l'ensemble des pièces. Nous allons devoir retenter notre chance. Soufiane est furieux.
Nous fixons un nouveau déplacement à la préfecture, toujours en mars. Il fait toujours froid. Rebelotte. L'agent estimera cette fois-ci que l'attestation d'assurance de la personne qui héberge Soufiane n'est pas assez récente. Elle date de décembre, nous sommes en mars. Comme l'indique l'ordre des avocats de Bordeaux, « il manque toujours une pièce ». L'agent refuse de prendre le dossier. J'explique à Soufiane, à nouveau, que les préfectures ont un mode de fonctionnement particulier. Il faut donc qu'il cherche d'autres éléments, sans quoi nous continuerons d'aller au refus.
Troisième déplacement. Soufiane a réussi à trouver plusieurs documents supplémentaires. Le dossier est tellement épais que j'ai troqué mon sac en bandoulière pour un sac à dos, ce qui fait rire Soufiane. Nous retrouvons l'agent qui nous a reçu la première fois. Cette fois-ci, elle accepte d'étudier les pièces. Elle relève toutefois des « problèmes » sur « de nombreuses années ». Ce n'est pas mon avis, et je lui en fais part. Nous avons plus de six preuves de présence incontestable par année, ce qui est plus que ce qu'exige la jurisprudence du tribunal administratif. J'ai beau insister, démontrer que les documents produits prouvent la continuité de la résidence, insister sur le fait que les conditions prévues par le code des étrangers sont réunies, le dossier est refusé.
Quatrième déplacement. Nous marchons sur la tête. Cette fois-ci, l'agent relève un manque d'harmonisation entre les adresses présentes sur les documents. Tous n'ont pas la même adresse. Comme tout le monde, à vrai dire. Certains de mes amis, nés à Rennes et habitant à Paris, ont la plupart de leurs documents adressés à Rennes. Sans que cela les empêche de vivre. Je hausse le ton. Je leur demande quel texte de loi ou quelle circulaire prévoit la condition de conformité des adresses. L'agent baisse les yeux et appelle la personne suivante. Je lui demande si elle m'écoute. Elle me dit que oui, mais commence à examiner les documents de la personne suivante. Je ne peux pas trop contester. Il ne faut pas oublier que des policiers contrôlent l'accès, que nous sommes juste à côté d'un commissariat, et que la personne que j'assiste est en situation irrégulière.
Cinquième rendez-vous. Les policiers et les agents nous reconnaissent. Ils sont plutôt sympathiques avec moi, mais restent très suspicieux vis-à-vis de Soufiane. La personne qui nous accueille est un agent expérimenté. Elle pointe les problèmes du dossier mais, contrairement aux autres, cherche des solutions. Elle accepte de prendre le dossier. Nous sortons du centre de réception des étrangers. Mon sac à dos est beaucoup plus léger. La cinquième fois a été la bonne.
Soufiane sait qu'il est toujours en situation irrégulière, mais me dit qu'il se sent soulagé d'avoir enfin pu déposer son dossier. Il sait également que ce n'est que le début de la procédure.
La préfecture rendra une décision dans les prochains mois.