Les juges du tribunal spécial ont donc presque suivi le réquisitoire de l’accusation qui, en novembre 2009, avait réclamé une peine de 40 ans d’emprisonnement pour Kaing Guek Eav, désormais mondialement connu sous le nom de « Duch ». Il est accusé de « crimes de guerre », « crimes contre l’humanité », « meurtres avec préméditation » et « tortures ». Duch commandait le camp de Tuol Sleng (« Colline empoisonnée »), également connu sous le nom de S-21. Tuol Sleng avait été installé par le régime khmer rouge dans un lycée du centre de la capitale.
En 1979, suite à l’invasion du Cambodge par l’armée vietnamienne, le régime khmer rouge s’effondre. Au mois de janvier, lorsqu’ils s’emparent de Pnom Penh, les soldats d’Hanoï libèrent Tuol Sleng et découvrent qu’il s’y est déroulé des faits d’une gravité exceptionnelle. Le site est alors transformé en musée, témoignage du génocide au cours duquel on estime qu’au moins deux millions de Cambodgiens ont péri dans les pires souffrances.
Cet établissement passe pour avoir été le principal camp de l’appareil répressif dont disposait le régime, parmi les 198 établissements dispersés dans tout le Cambodge. Sous la direction de Duch, au moins 15 000 prisonniers ont été emprisonnés et torturés à Tuol Sleng, avant d’être exécutés. Duch est un ancien professeur de mathématiques. Selon la psychologue française Françoise Sironi-Guilbaud qui l’a examiné, « il raisonne toujours selon les règles de la logique ». Lui-même a déclaré qu’il avait ordre de tuer tous ceux qui étaient emprisonnés à Tuol Sleng afin de préserver « le secret et la sécurité » du régime. Et il a indiqué que personne, pas même le numéro un du régime, Pol Pot (décédé en 1998), n’avait le droit de les libérer.
Un tribunal objet d'un conflit permanent
Duch est découvert, arrêté et confondu en 1999, dix ans après la chute du « Kampuchéa démocratique ». Aujourd’hui, plus de trente ans après les faits, il est le premier à comparaître devant ce tribunal mixte, créature hybride, à la fois nationale et internationale, autrement baptisée « Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens » et dont le champ de compétence n’a cessé de se réduire, objet d’un conflit permanent entre une autorité nationale jalouse de sa souveraineté et une volonté internationale de rendre une justice exemplaire au regard de l’immensité du crime commis : un génocide au cours duquel près de 20% de la population cambodgienne a été froidement conduite à la mort.
Résultat, nombre d’observateurs estiment que le projet a été délibérément dévoyé, sapé par la corruption et miné par les complicités. D’ailleurs, à ce jour, aucun véritable responsable n’a été jugé, bien que quatre d’entre eux attendent leur tour : Ieng Sary, beau-frère de Pol Pot et chef de la diplomatie du Kampuchéa démocratique ; Leng Thririth, épouse de Ieng Sary et ministre du régime ; Nuon Chea, numéro deux du régime ; et Khieu Samphan, chef de l’Etat. Leur procès est attendu pour 2011.
Culpabilité et clémence
Les faits sont établis. L’accusé les a reconnus bien que, dans un dernier soubresaut, en novembre 2009, il a réclamé sa remise en liberté. Cet épisode jette le trouble sur la sincérité de ses aveux et de sa demande de pardon des victimes. De plus, il y a quelques semaines, au début du mois de juillet, Duch a récusé son avocat français François Roux, alors que ce dernier envisageait justement de plaider la culpabilité de son client et de réclamer la clémence du tribunal sur la foi de sa demande de pardon. Duch sera donc défendu par son avocat cambodgien, Kar Savuth, proche de l’actuel Premier ministre Hun Sen dont l’attitude et les interventions tout au long de la procédure ajoutent à la confusion et aux soupçons d’une volonté que la justice ne passe jamais.
Toutefois, il n’y aura vraisemblablement pas de surprise, et Duch sera condamné. La peine maximum prévue est la réclusion criminelle à perpétuité. Mais Duch n’est qu’un exécutant qui, à l’image de tous les Cambodgiens soumis au régime, « travaillait » la peur au ventre. C’est d’ailleurs cette thèse que plaidera Kar Savuth. Et ceux qui, parmi les Cambodgiens, attendent encore quelque chose de cette justice confuse, poussive et partielle, redoutent que ce tribunal ne fasse preuve de clémence. Et que, tôt ou tard, Duch soit libéré.
"Nous appelons l'âme de nos frères et soeurs bien aimés morts après avoir enduré des atrocités inommables."
Par Georges Abou