Autogestion, piège à pigeons ?

Publié le Modifié le 12/02/2021 Vu 1 184 fois 0
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En copropriété comme en logement social, l’autogestion risque d’être une illusion. En effet, elle se résume trop souvent à une clique d’individus désorganisés voulant se débarrasser des professionnels.

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Autogestion, piège à pigeons ?

Dans un billet précédent, il avait été souligné que le passage à la gestion de forme coopérative en copropriété était périlleux. Ce mode de fonctionnement sans syndic professionnel donne tous les pouvoirs au conseil syndical dont le président devient automatiquement syndic. Lorsque les membres de ce conseil ne sont pas préparés aux responsabilités induites, on peut s’attendre au pire. Il en va de même des logements sociaux qui seraient administrés directement par les habitants.

 

L’autogestion, terme fréquemment employé sans être défini, constitue donc un mirage dangereux dans l’habitat, alors même qu’il s’agissait, à la base, d’un concept intéressant.

 

Autogestion ou coopération ?

 

Depuis le XIXe siècle, des militants ont prôné le rassemblement des producteurs (agricoles, artisanaux ou industriels) pour distribuer eux-mêmes le fruit de leur travail. Ce fut le mouvement coopératif.

 

Le mot anglais « cooperation » a émergé en Angleterre vers 1820-1830 à l’initiative des proches du théoricien communautaire Robert OWEN (Serge DUPUIS, Robert OWEN. Socialiste utopique 1771 – 1858, Editions du CNRS, 1991, voir p. 243).

 

Les coopératives agricoles et bancaires se sont développées pour donner naissance à de puissantes institutions aujourd’hui. Celles-ci sont dirigées par des notables influents, notamment au sein de la droite dite classique (Patricia TOUCAS-TRUYEN, Les Coopérateurs : Deux siècles de pratiques coopératives, Collection Jean MAITRON, Editions L’Atelier Paris 2005).

 

Dès les années 1880, une partie du mouvement coopératif, à l’initiative des protestants Charles GIDE (1847-1932), Auguste FABRE (1839-1922) et Edouard de BOYVE (1840-1923), a prôné la coopération de consommation, avec un regroupement des consommateurs pour gérer les magasins où ils allaient trouver ce dont ils avaient besoin. Le but était d’éliminer les intermédiaires. Ce courant, principalement nîmois, était appelé l’Ecole de Nîmes (Charles GIDE, Coopération et économie sociale, 1886-1904, présenté et annoté par Patrice DEVILLERS, L’Harmattan, 2001 Paris 381 p.).

 

Lorsque la CFTC s’est déconfessionnalisée en 1964 (à la demande de 70 % des mandants de son congrès), elle s’est mise à la recherche d’un discours qui lui permettait à la fois de contester le capitalisme classique et le centralisme autoritaire de la CGT de l’époque. La CFTC majoritaire s’est ainsi transformée en CFDT (tandis que les minoritaires choisissaient de maintenir une CFTC).

 

La CFDT prônait la fin de la fracture entre dirigeants et dirigés. Elle aurait donc pu choisir d’adopter un discours favorable au mouvement coopératif. Elle ne l’a pas fait, sans doute rebutée par l’influence des puissants magnats de la coopération qui s’étaient fortement rapprochés du capitalisme dominant.

 

La CFDT a donc préféré, à la place, prôner l’autogestion (Franck GEORGI, CFDT : l’identité en questions. Regards sur un demi-siècle (1964-2014), Arbre bleu, Nancy, 2014, 288 p.).

 

Le mirage yougoslave

 

Le mot « autogestion » est la traduction littérale du mot sans doute slovène samoupravljanje.

 

On rappelle que TITO (Josip Broz, 1892-1980) avait un père croate et une mère slovène. Il a conduit un mouvement de résistance armée qui lui a permis de contrôler le territoire yougoslave en 1945 sans avoir besoin de la présence durable sur place de l’Armée rouge. En 1945, le parti communiste yougoslave a donc pris le pouvoir, et l’a fait de manière assez brutale, tout en confisquant les usines et les biens des élites qui avaient très largement collaboré avec le nazisme.

 

En 1948, les communistes yougoslaves, habitués à être leurs propres chefs, ont rompu avec l’URSS et ont donc dû réfléchir à un mode d’organisation économique permettant plus d’efficacité que le centralisme planificateur stalinien, au moment où ils étaient mis au ban du bloc de l’est.

 

Dans la constitution de 1953, l’autogestion (samoupravljanje) est donc devenue l’élément central de fonctionnement de l’économie. Des conseils ouvriers étaient placés à la tête des usines et des conseils d’habitants devaient diriger des organismes de logement social.

 

La Yougoslavie est alors devenue un lieu de pèlerinage pour les jeunes libertaires et autres réformistes radicaux de la gauche non stalinienne. Le plus célèbre d’entre eux fut Albert MEISTER (1927-1982) (Socialisme et autogestion. L’expérience yougoslave, Seuil, 1964, 399 p.)

 

Les plus lucides ont vite compris qu’il y avait sans doute un malentendu. Albert MEISTER lui-même, dans Socialisme et autogestion, remarque (p. 7) la « complexité juridique écrasante d’institutions pourtant destinées à favoriser au maximum une participation populaire et une démocratie directe ».

 

En matière d’habitat, Albert MEISTER remarquait aussi (p. 196) : « Il est sans doute utopique de penser recréer des liens communautaires sur la base de quartiers urbains hétérogènes au point de vue socio-professionnel et au point de vue des aspirations. Les observations faites sur les expériences communautaires d’autres pays, parties de sentiments fraternels et communautaires très vifs, montrent plutôt une tendance à l’individualisation de la consommation et de la vie quotidienne qu’elles voulaient communautaires au départ. »

 

Du chaos à la tragédie

 

Albert MEISTER avait déjà noté cette tendance à la décomposition des groupes participatifs, notamment en étudiant les Castors, des militants souvent chrétiens qui ont construit ensemble leurs propres maisons après la Libération (Albert MEISTER Coopération d’habitation et sociologie du voisinage. Etude de quelques expériences pilotes en France, Editions de Minuit, 1957, 178 p.).

 

L’expérience autogestionnaire yougoslave a été bien plus problématique.

 

Très rapidement, les entreprises, sous la tutelle des collectivités locales elles-mêmes contrôlées par le parti communiste, ont pratiqué le malthusianisme, sous le poids de bureaucraties provinciales omniprésentes. En 1961-1962, la crise économique fut grave.

 

En 1965, une loi a prétendu encourager les entreprises à plus de performance en rendant possibles les incitations salariales. Toutefois, l’encadrement communiste demeurait. En 1971, des contestations étudiantes sont intervenues, parfois soutenues par des apparatchiks réformateurs. TITO fit réprimer sévèrement ces velléités de changement et décida de court-circuiter les bureaucraties locales susceptibles de lui désobéir.

 

La constitution de 1974 a donc accentué un mouvement de décentralisation en donnant le contrôle des entreprises autogérées à des cadres dociles.

 

Chaque entreprise prétendument autogérée est devenue un petit royaume dirigé par un chef autoritaire régnant sur un groupe cohérent où se pratiquait l’omerta, dans la plus pure tradition rurale héritée des Ottomans. Le conseil devant être élu par les travailleurs se composait avant tout des communistes dociles soumis au parti local, avec les dynamiques de repli sur soi que cela pouvait induire.

 

Dès 1983, Marie-Paule CANAPA s’inquiétait de la montée des nationalismes serbes et kosovars, attisée par cette étrange autogestion où la base n’avait aucune influence sur les décisions des tyrans du lieu (« Autogestion et pouvoir en Yougoslavie », Revue comparative Est Ouest, vol. 14, n° 4, pp. 5 à 29).

 

Catherine SAMARY a dressé le bilan de cette évolution lors de l’éclatement sanglant de la Yougoslavie (« La fragmentation de la Yougoslavie. Une mise en perspective », Cahiers d’étude et de recherche, 1992, n° 19/20, pp. 4 à 41).

 

L’autogestion reniée

 

Dès les années 1970, la CFDT s’est donc bien gardée de vanter le modèle yougoslave, déjà discrédité. Le penseur organique de ce syndicat, Pierre ROSANVALLON, dans L’Âge de l’autogestion (Seuil, 1976, 187 p.), a voulu dégager un modèle autogestionnaire en dépassant la « conception bourgeoise de la propriété » (p. 109).

 

Cela a suscité la furie des notables libéraux liés au capitalisme monopolistique d’État, et notamment d’Henri LEPAGE (L’Autogestion, Institut de l’entreprise, 1976, 59 p.).

 

Selon cet auteur, « c’est au citoyen, en tant que contribuable, travailleur et salarié, par ses votes économiques ou ses initiatives personnelles, à faire peu à peu preuve de son détachement des valeurs économiques. Ce n’est pas à une élite, qui se croit investie d’une mission, de l’imposer sous le fallacieux prétexte de ‘‘révéler’’ au citoyen ses propres préférences » (p. 59).

 

Progressivement, la CFDT s’est ralliée à cette vision, surtout à partir de 1979, suscitant les regrets nostalgiques de tous ses militants et amis qui avaient prôné l’autogestion avec enthousiasme (voir les Cahiers de l’IUED (Genève), L’Autogestion, disait-on ! 1988, PUF, 179 p.)

 

Aujourd’hui, des auteurs remarquables analysent l’idéologie de ces militants qui, notamment au PSU et au CERES, ont accompagné la venue du PS au pouvoir, avec peut-être tous les échecs que cela impliquait (voir Franck GEORGI (dir.), Autogestion. La dernière utopie ? Publications de la Sorbonne, 2003, 614 p.).

 

Le crépuscule des vieux ?

 

Cette histoire a néanmoins été jetée aux oubliettes par une mouvance qui parfois se définit elle-même comme « bobo ». Le mépris du passé, le flou, la convivialité et les start-ups sur fond de disruption seraient le nouvel horizon de l’immobilier, y compris en copropriété et en HLM.

 

Un ouvrage très intéressant symbolise cette évolution (Eric DUPIN, Les Défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment, La Découverte, 2014, 278 p.). Eric DUPIN donne ainsi la parole, notamment, à un accompagnateur en habitat participatif (c’est-à-dire l’un de ces acteurs qui veulent vendre du conseil « économico-juridique » sans jamais avoir étudié le droit ou l’économie de l’immobilier, évidemment). Cet accompagnateur indique, p. 159 : « la tradition de l’autogestion […], on la retrouve chez les vieux, qu’ils viennent du PSU ou de la tradition anarchiste ou libertaire ».

 

Dans la jeunesse aspirant à faire évoluer l’habitat, le même observateur semble plutôt relever des tendances utopiques (avec des ambitions écologiques pas toujours viables) et une envie de se replier sur des bulles sécurisées.

 

Dès lors, l’autogestion, c’est-à-dire le rêve de voir des collectifs habitants gérer eux-mêmes les HLM ou des copropriétaires administrer ensemble leur syndicat des copropriétaires, est-elle archaïque et fumeuse ? Est-ce le crépuscule des vieux, pour reprendre l’expression de Georges BERNANOS ? En fait, et comme en Yougoslavie, mieux vaut éviter de pratiquer l’autogestion avec des acteurs qui ne sont pas autogestionnaires.

 

Captation ou autogestion ?

 

Ce qui est intéressant, dans ces projets d’éviction des syndics professionnels et de contestation des technostructures en HLM, c’est la précipitation assortie du refus de toute pédagogie à l’égard des participants.

 

Le renvoi des professionnels est présenté comme une solution miracle, et toute contestation, notamment au regard des échecs passés en matière d’autogestion, est qualifiée d’immobilisme.

 

Pourtant, ce sont surtout ces néo-autogestionnaires qui semblent archaïques en reprenant toujours les mêmes mauvaises habitudes de manipulation de masses passives et de centralisation du pouvoir aux mains d’élites peu compétentes au plan technique, mais très bavardes au plan idéologique.

 

On assiste à ce que dénonçait Albert MEISTER il y a déjà longtemps : « Les animateurs sont des permanents payés pour faire participer les membres et susciter leur volontariat. De là à ce qu’ils soient utilisés par les bureaucraties des associations pour organiser la pseudo-participation qui ne mettra pas en péril le pouvoir des bureaucraties, il n’y a qu’un pas, que l’on accuse d’ailleurs fréquemment les animateurs de la participation d’avoir franchi » (Albert MEISTER, La Participation dans les associations, Economie et humanisme, Les Editions Ouvrières, Paris, 1974, p. 10).

 

Tant que l’on ne réduira pas la fracture entre dirigeants et dirigés, il sera impossible de « donner plus de chances de durée à ces innombrables groupes communautaires qui se constituent aujourd’hui et qui – mais peut-être est-ce inévitable – répètent fidèlement les erreurs et les inexpériences de ceux qui les ont précédés » (Albert MEISTER, La participation dans les associations, p. 11).

 

Dans un groupe, tant que certains membres sont incapables d’assumer les fonctions dirigeantes, il n’y a pas d’autogestion possible. Une rotation aux postes d’animation de la démarche doit exister sans que cela ne provoque la catastrophe. Les membres du groupe doivent donc tous être formés avant que l’on puisse parler d’autogestion. Cela vaut encore plus en copropriété et en HLM, au vu de la complexité du droit applicable.

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