Un concept toujours flou
La très controversée proposition de loi signée par le député KASBARIAN suscite des remous et des accusations de déséquilibre au profit de propriétaires de logements parfois vides de meubles.
Dès lors, il est compréhensible que ce député insiste sur un autre argument.
Il prétend que sa proposition de loi lutte aussi contre les marchands de sommeil. Ainsi, il espère atténuer l’impression d’un texte qui ne viserait qu’à défendre les nantis.
Le Sénat a, en effet, introduit dans la proposition de loi des dispositions visant à réprimer ceux qui mettent frauduleusement en location un bien dont ils ne sont pas propriétaires.
Cela ne suscitera aucune polémique, tout comme l’objectif de lutter contre les marchands de sommeil. Encore aurait-il fallu savoir qui sont ces derniers.
Malheureusement, en France, les propositions de loi ne contiennent pas d’étude d’impact, contrairement aux projets de loi. Elles emploient alors des concepts sans faire le point sur ceux-ci.
Définition par les commentateurs
Les auteurs de la proposition de loi ont donc pu se dispenser de citer les articles juridiques parus sur le sujet des marchands de sommeil (Alice DEJEAN de la BÂTIE, « Le Marchand de sommeil, l’étranger clandestin et le principe ne bis in idem » pp. 910 -912, Thierry POULICHOT, « Lutte contre les marchands de sommeil », Annales des Loyers, décembre 2019, pp. 69 à 77, Farah SAFI, « La répression des marchands de sommeil », Droit Pénal, juin 2019, Etude 15, pp. 38 à 43).
Or, un marchand de sommeil, si l’on fait la synthèse de ces articles, est une personne qui perçoit une rémunération qu’il savait illicite pour avoir fourni un hébergement dont il connaissait le défaut de décence.
Nul besoin donc d’être propriétaire pour être marchand de sommeil, puisque la sous-location interdite permet aussi de commettre de tels agissements. Stigmatiser comme marchands de sommeil ceux qui opèrent de telles sous-locations est, ainsi, justifié.
Néanmoins, les marchands de sommeil, dans leur très grande majorité, sont des propriétaires.
Profusion répressive
Les députés ne font pas non plus le bilan du droit applicable aux marchands de sommeil avant de vouloir alourdir le nombre déjà considérable des infractions prévues.
On rappelle, en effet, que les marchands de sommeil encourent déjà diverses sanctions pénales.
La soumission de personnes vulnérables à des conditions d’hébergement indignes est réprimée par l’article 225-14 du Code Pénal.
La soumission d’étrangers dénués de titres de séjour à des conditions d’hébergement indignes est punie par les articles L. 823-3 et L. 823-4 du CESEDA (Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et de l’Asile).
La perception de loyers dans des établissements recevant du public (dont les hôtels) alors que l’autorité administrative y a interdit l’habitation est punie par les articles L. 184-4 à L. 184-8 du CCH (Code de la Construction et de l’Habitation).
La perception d’un loyer dans un logement interdit à la location est également réprimée par l’article L. 521-4 du CCH.
Si la réforme du droit des marchands de sommeil est à l’ordre du jour, ne serait-il pas temps de centraliser toutes ces incriminations ?
Cumul et non cumul
Notons d’ailleurs que la personne qui met en location un bien dont elle n’est pas le propriétaire encourt déjà des sanctions pénales. En effet, elle invoque une fausse qualité, puisqu’elle accorde un bail sans avoir la qualité pour le faire. Obtenir des fonds après avoir invoqué une fausse qualité constitue une escroquerie (art. 313-1 du Code Pénal). Ce délit est réprimé en France depuis plusieurs siècles.
Or, la seule conséquence de ces multiples incriminations qui s’enchevêtrent est l’obligation de choisir entre elles avec précision.
Longtemps, la règle ne bis in idem (selon laquelle on ne peut être condamné plusieurs fois pour les mêmes faits) a même volé au secours des pires marchands de sommeil.
Ainsi, il était impossible de condamner à la fois le marchand de sommeil pour perception d’un loyer dans un bien interdit à l’habitation et comme soumettant des étrangers à des conditions d’hébergement indignes.
Le ministère public devait donc faire très attention, pour ne pas s’exposer à l’annulation de l’ensemble de la décision portant condamnation (Cass. crim., 20 févr. 2019, n° 18-82.743 et Cass. crim. 13 janv. 2021, n° 19-83.477).
Revirement
Fort heureusement, la Cour de cassation est intervenue. Consciente de la difficulté de choisir entre des incriminations qui se multiplient au gré des lois à finalité symbolique, la haute juridiction a fortement restreint le champ de la règle ne bis in idem.
Dans un arrêt qui sera publié (Cass. crim., 15 déc. 2021, n° 21-81.864), la Cour de cassation a indiqué qu’elle permettait le cumul d’infractions, avec trois réserves.
Les éléments constitutifs des infractions ne doivent pas s’exclure mutuellement. On ne peut donc pas être condamné à la fois pour meurtre et pour homicide involontaire commis sur la même personne.
Il n’est pas non plus possible d’être condamné à la fois pour une infraction et pour une autre qui est lié à la circonstance aggravante de celle-ci. Il est ainsi impossible de condamner un individu à la fois pour meurtre et pour assassinat (meurtre avec préméditation) commis sur la même personne.
Enfin, on ne peut pas être condamné en même temps pour une infraction générale et pour une infraction spéciale liée à celle-ci. Un individu ne doit donc pas être jugé à la fois coupable d’assassinat et d’empoisonnement commis sur la même personne (l’empoisonnement étant une forme d’assassinat rendue spécifique par l’usage du poison).
Changement induit
À défaut de limiter le foisonnement des incriminations, ce revirement permettra d’éviter que les marchands de sommeil n’échappent à la sanction lorsqu’ils seront condamnés sur de nombreux fondements.
La peine maximale encourue sera d’ailleurs limitée à celle qui est prévue pour l’infraction la plus lourdement sanctionnée. Même en étant condamnés sur plusieurs fondements, les marchands de sommeil ne verront pas les peines s’additionner. Elles vont plutôt se confondre.
Reste à savoir si les juridictions considèreront que les infractions prévues par la loi à l’encontre des marchands de sommeil sont liées ou non.
La soumission de personnes vulnérables à des conditions d’hébergement indignes est-elle une infraction générale ? Toutes les autres incriminations contre les marchands de sommeil sont-elles ses infractions spéciales ?
Ou est-ce plutôt la perception d’un loyer pour un logement interdit à la location qui est l’infraction générale ?
Ou toutes les incriminations sont-elles distinctes ? L’avenir le dira.
Mise à jour
L’article diffusé sur le présent blog sur le sujet (Ne bis in idem et marchands de sommeil : bis repetita) )est donc désormais un peu dépassé au vu de l’évolution jurisprudentielle.
Ceci n’est pas un mea culpa.
Nul ne peut deviner à l’avance l’évolution de la position de la Cour de cassation, sauf à pratiquer l’astrologie judiciaire.
De la même manière, l’ouvrage Marchands de sommeil. Sont-ils les seuls coupables ? (Thierry POULICHOT, 2020) a déjà un peu vieilli. Les numérotations d’articles de codes ont changé depuis. La jurisprudence a poursuivi son chemin sur un point essentiel, comme on l'a vu ici.
Pour les bailleurs honnêtes qui souhaitent éviter de se changer en marchands de sommeil, mieux vaut lire désormais Bail et logement décent (Thierry POULICHOT, Les Garanties citoyennes, avril 2023).
Pour les locataires confrontés à des propriétaires indélicats, cette lecture peut également être instructive.