Le droit d’alerte des institutions représentatives du personnel
Adrien LANCIAUX & Valentin GUISLAIN
Master 2 Professionnel - Droit du travail
Liste des abréviations
Bull.Civ : Bulletin civil
CA : Cour d’appel
Cass.soc : Cour de cassation
CE : Comité d’entreprise
CHSCT : Comité d’hygiène et de sécurité des conditions de travail
Direccte : Directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi
DP : Délégué du personnel
IRP : Institution représentative du personnel
Les prérogatives dévolues aux institutions représentatives du personnel (IRP) sont nombreuses et variées. Crédit d'heures, faculté de circuler librement dans l'entreprise, droit à une information privilégiée... Tels sont les attributs des IRP qui confortent une certaine idée que l'on peut se faire de leur mission, à savoir la simple représentation des salariés auprès de l'employeur. Sous cet angle, les institutions représentatives ne seraient qu'une interface de communication entre l'employeur et ses subordonnés.
Un tel regard sur le rôle des IRP serait biaisé, puisqu'il élude un des aspects essentiels de leur mission, la défense active des intérêts individuels et collectifs des salariés. C'est notamment afin d'exercer pleinement cette compétence que leur a été reconnue une prérogative tout-à-fait originale : le droit d'alerte.
C'est en 1982 que la notion de droit d'alerte a fait son apparition dans le Code du travail. L'une des célèbres lois Auroux[1] tout en créant le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), l'a doté de ce pouvoir singulier.
Alerter se définit, selon le Larousse, comme étant « l'action d’avertir d’un danger quelqu’un, une collectivité, pour leur permettre d’agir, de prendre des mesures de protection » L'on comprend dès lors quelle était l'intention du législateur alors qu'il conférait au CHSCT ce pouvoir d'alerter l'employeur. L'instance nouvellement créée devait être la garante du bon respect par l'employeur de son obligation générale de sécurité.
On retrouve aujourd'hui à l'article L.4131-2 du Code du travail le principe selon lequel "le représentant du personnel au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui constate qu'il existe une cause de danger grave et imminent, notamment par l'intermédiaire d'un travailleur, en alerte immédiatement l'employeur" selon une procédure spécifique. Dès à présent, il faut apprécier la portée de cette prérogative, et considérer cette véritable "arme" que le législateur a offerte au CHSCT.
Aujourd'hui, force est de constater que le droit d'alerte reste l'une des prérogatives les plus intéressantes des institutions représentatives du personnel ; et cela même si le droit d'alerte de 2012 est bien différent de celui de 1982.
D'abord, le droit d'alerte n'est plus une prérogative réservée seul CHSCT. En effet, les autres institutions représentatives du personnel (délégués du personnel ; comité d'entreprise) disposent elle aussi d'un droit d'alerte. Force est de constater également que le droit d'alerte de ces IRP recouvre des réalités différentes : chaque institution représentative a, pour ainsi dire, un droit d'alerte qui lui est propre.
En trente ans d'existence, s'est développé un "droit" du droit d'alerte. Selon l'institution concernée, l'alerte se conçoit soit comme une simple faculté, soit comme une quasi-obligation dont la négligence peut engager la responsabilité de ses détenteurs. De même, les conséquences juridiques qui découlent du déclenchement de l'alerte varient selon l'entité qui en est à l'initiative. Mais, en toute hypothèse, l'alerte a pour but d'avertir l'employeur de l'existence d'une situation anormale ou dangereuse - pour les salariés ou l'entreprise elle-même - et de l'inviter à réagir rapidement.
Il existe donc, manifestement, plusieurs droits d'alerte. Aussi serait-il intéressant de se demander quels en sont les contours réels, en analysant notamment les modalités de mises en œuvre ainsi que les conséquences. Mener une telle étude invite à se placer sous l'angle des trois grands types de représentation du personnel (CE, CHSCT et DP), et d'exclure l'étude des simili-alertes dont disposent les délégués syndicaux et les salariés de l'entreprise. Ces mêmes salariés ont d'ailleurs un intérêt supérieur à informer leur IRP de l'existence d'un danger plutôt que d'exercer leur droit de retrait ou toute autre "alerte informelle", tant les conséquences peuvent leur être plus avantageuses - nous y reviendront.
La pluralité des acteurs susceptibles d'alerter l'employeur laisse à penser que parler de "droit d'alerte" au singulier est illusoire, tant les circonstances qui peuvent mener au déclenchement d'une alerte diffèrent selon l'IRP concernée (I). Cela dit, l'étude des conséquences de la mise en œuvre de ces alertes met en évidence leur ressemblance, en ce qu'elles permettent de contraindre, indirectement, l'employeur à remédier à une situation anormale (II).
I. Le déclenchement des droits d’alerte
Il est difficile de savoir s’il faut parler du droit d’alerte des institutions représentatives du personnel au singulier ou au pluriel. En effet, s’il est vrai que l’exercice du droit d’alerte a toujours pour finalité d’avertir l’employeur de l’existence d’une situation anormale, force est de constater qu’il n’existe pas de disposition générale relative au droit d’alerte des IRP. Au contraire, le Code du travail attribue à chaque institution représentative un droit spécifique (A) qui est mis en œuvre à l’occasion de circonstances qui diffèrent selon l’entité concernée (B). Il existe donc manifestement plusieurs types de droits d’alerte.
A) Les titulaires du droit d’alerte
Le Code du travail confère un droit d’alerte à chaque institution représentative du personnel. Ainsi, les délégués du personnel, le comité d’entreprise et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ont reçu le pouvoir d’alerter l’employeur, dès lors qu’ils estiment qu’il existe une situation anormale dans l’entreprise.
i) Le comité d’entreprise
Institué par une ordonnance du 22 février 1945, le comité d’entreprise (CE) a pour mission « d'assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l'évolution économique et financière de l'entreprise, à l'organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production »[2]. A cette fin, un certain nombre de mécanismes lui sont conférés. Dès 1945, le pouvoir de recourir à un expert rémunéré par l’entreprise lui avait été reconnu[3]. En revanche, à l’époque, aucune mention d’un quelconque droit d’alerte. Ledit droit lui aura finalement été reconnu par une loi du 1er mars 1984
Aujourd’hui, on retrouve à l’article L.2323-78 du Code du travail le principe selon lequel « lorsque le comité d'entreprise a connaissance de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l'entreprise, il peut demander à l'employeur de lui fournir des explications ». Ce droit est reconnu à tous les comités d’entreprises, que ceux-ci aient été créés de manière obligatoire ou par voie d’accord collectif.
Plusieurs observations doivent être apportées, dans la mesure où dans certaines entreprises, il peut y avoir plusieurs comités (dans l’hypothèse de la coexistence entre plusieurs comités d’établissements et un comité central d’entreprise).
Dans cette hypothèse, se pose la question de savoir si l’exercice du droit d’alerte est réservé au comité central d’entreprise ou si chaque comité d’établissements dispose de la faculté d’alerter l’employeur. En l’absence de précision légale, la réponse est venue de la Cour de cassation. Dans un arrêt en date du 1er mars 2005[4], les juges du Quai de l’Horloge ont estimé que dans la mesure où le droit d’alerte avait pour finalité de signaler à l’employeur une situation qui risque d’affecter la situation économique de l’entreprise, il ne pouvait être mis en œuvre par les comités d’établissements.
L’exercice du droit d’alerte du comité d’entreprise est facultatif. Son inaction en la matière ne peut lui être reprochée.[5]
ii) Les délégués du personnel
Créés par le Front populaire en 1936, supprimés sous le Régime de Vichy et rétablis en 1946, les délégués du personnel sont aujourd’hui mis en place dans toute entreprise dont l’effectif dépasse le seuil des onze salariés.[6]
La loi leur attribue la mission de « présenter aux employeurs toutes les réclamations individuelles ou collectives relatives aux salaires, à l'application du code du travail et des autres dispositions légales concernant la protection sociale, la santé et la sécurité, ainsi que des conventions et accords applicables dans l'entreprise »[7]
A l’instar du comité d’entreprise, les délégués du personnel disposent d’un droit d’alerte. Issu d’une loi du 31 décembre 1992, l’article L2313-2 précise que si un délégué du personnel constate, notamment par l'intermédiaire d'un salarié, qu'il existe une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l'entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché, il en saisit immédiatement l'employeur.
D’ores et déjà, l’on constate la différence du critère de l’alerte du délégué de celui du CE – nous y reviendrons.
iii) Les membres du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail
Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail -abrégé CHSCT- est une institution représentative du personnel singulière. Issu d’une loi du 23 décembre 1982, (il ne s’agit pas d’une création ex nihilo, mais de la fusion de ce qui s’appelait alors comité d’hygiène et de sécurité et la commission pour l’amélioration des conditions de travail), ce comité n’a vocation qu’à traiter de certaines problématiques, relatives à la santé et à la sécurité au travail. Sa mission est donc relativement restreinte, ce qui lui vaut l’appellation courante d’IRP « spéciale », en opposition à la compétence générale des délégués du personnel et du comité d’entreprise.
Obligatoirement mis en place dans toute entreprise ou établissement employant au moins cinquante salariés (en-deçà, la mise en place du CHSCT peut toutefois être imposée par une décision de l’inspecteur du travail[8]), le CHSCT dispose, depuis sa « création », d’un droit d’alerte. A la différence des autres IRP (cf. supra), ce droit d’alerte ne peut être mis en œuvre par le CHSCT en tant que personne morale, mais uniquement par un ou plusieurs de ses membres. L’article L.4131-2 du Code du travail précise en effet que seul « le représentant du personnel au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui constate qu'il existe une cause de danger grave et imminent, notamment par l'intermédiaire d'un travailleur, en alerte immédiatement l'employeur ».
L’exercice du droit d’alerte des membres du CHSCT est une obligation, dont la méconnaissance, précise Bernard Teyssier[9], peut justifier l’engagement de la responsabilité de l’élu négligeant.
Nombreuses sont donc les institutions représentatives du personnel qui ont reçu de la loi le pouvoir de mettre en œuvre un droit d’alerte. Toutefois, à la lecture des différentes dispositions légales, il apparait que les critères de déclenchement de l’alerte varient selon l’institution concernée.
B. Les critères de déclenchement des droits alertes
En l’absence de disposition générale conférant un droit d’alerte à l’ensemble des IRP, chaque institution s’est vue attribuer un droit spécifique. Aussi, à la lecture du Code du travail, on dénote la variété de critères conditionnant la mise en œuvre de l’alerte. Le CHSCT ne pourra pas alerter l’employeur dans certaines circonstances (la discrimination manifeste, par exemple) alors que le délégué du personnel sera compétent.
i) L’alerte économique du comité d’entreprise
Pour le comité d’entreprise, l’alerte présente avant tout un caractère économique : le texte conférant le droit d’alerte au CE[10] évoque des « faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l'entreprise ». Le terme « d’alerte économique » est d’ailleurs le nom de la sous-section du Code du travail dans laquelle apparait cette disposition.
Seulement, quels sont, en pratique, ces éléments de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l'entreprise ? En l’absence de précision dans le texte de loi, on peut se référer à son projet, lequel évoquait les hypothèses suivantes : reports renouvelés d’échéance et défauts répétés de paiement ; notification de protêts retards dans le paiement des salaires ; non-respect de la tenue des assemblées générales ; refus d’approbation des comptes par l’assemblée générale ; refus de certification des comptes par le commissaire aux comptes ; pertes entraînant une diminution de l’actif net imposant la reconstitution du capital social ; non-reconstitution du capital social… Manifestement, l’alerte est bien conditionnée à la survenance d’évènements susceptibles d’affecter la vie économique de la société.
Seulement, il faut considérer une tendance relativement récente des juges à élargir hypothèses dans lesquelles le CE peut recourir au droit d’alerte. Aujourd’hui, peut justifier le déclenchement de l’alerte « toute situation de l’entreprise susceptible d’avoir des répercussions sur l’emploi »[11]. Ainsi, dans un arrêt du 11 février 2011[12], la Cour de cassation a simplement recherché si le déclenchement d’une alerte était justifié par des faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation de l'entreprise.
Notion profondément subjective, le critère de déclenchement de l’alerte ne serait donc plus cantonné au domaine strictement économique, mais bien à tout évènement susceptible d’avoir un impact sur la situation de l’entreprise.
ii) L’alerte en cas de danger grave et imminent du CHSCT
Le CHSCT ayant une compétence limitée au domaine de la santé et de la sécurité au travail, c’est sans surprise que l’on découvre que le droit d’alerte de ses membres diffère du « droit d’alerte économique » du CE.
L’alerte du CHSCT peut être déclenchée dès qu’existe une « cause de danger grave et imminent ». Encore une fois, le texte de loi est avare en détails, et c’est la jurisprudence qui a pallié à ce manque d’illustrations concrètes.
Force est de constater, en pratique, la variété de ces éléments susceptibles de déclencher une alerte. La chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que l’affectation d’un salarié à un poste non aménagé dans le sens souhaité par le médecin du travail justifiait l’exercice du droit d’alerte[13]. Il en va de même pour les situations de stress susceptibles d’affecter la santé des salariés[14].
Les critères employés par les juges sont ici doubles : ils regardent d’abord s’il existe un danger (qui peut provenir d’un processus de fabrication, d’une ambiance de travail, de l’utilisation des machines…) puis s’assurent de sa suffisante gravité. Il a déjà été jugé qu’une situation présente un certain degré de pénibilité sans pour autant être dangereuse.[15]
Manifestement, l’alerte du CHSCT se distingue clairement de celle du comité d’entreprise. Et il en va de même de l’alerte du délégué du personnel.
iii) L’alerte en cas de situation grave pouvant affecter les droits et libertés des salariés
Le critère de l’alerte des délégués du personnel est, une fois encore, singulièrement différent de celui des autres IRP. La loi prévoit en effet que le droit d’alerte peut être déclenché si une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l'entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché.
Contrairement aux critères « spécialisés » du CHSCT (relatif à la santé et à la sécurité) et du CE (textuellement cantonné à un domaine économique), le critère du droit d’alerte des délégué s du personnel étonne par sa généralité.
Non-seulement, il reprend, pour l’essentiel, le critère du CHSCT[16], mais l’étend à toute atteinte faite aux droits des personnes et aux libertés individuelles. L’attribution du critère du CHSCT aux délégués du personnel se conçoit aisément, dans la mesure où lorsque le nombre de salariés dans l’entreprise oscille entre onze et quarante-neuf salariés, il n’y a pas de CHSCT. Il est donc de bon ton de conférer aux IRP existantes la mission de protection de la santé et de la sécurité qu’il ne peut, a fortiori, mener à bien.
En pratique, on s’aperçoit que la mise en œuvre du droit d’alerte des délégués du personnel a souvent pour finalité de lutter contre les discriminations. Ainsi, par ce biais, a pu être obtenu le retrait d’une grille de notation comprenant des critères d’appréciation discriminatoires[17]. Encore, cette alerte a pu permettre d’apporter au juge les éléments de faits nécessaires au renversement de la charge de la preuve en matière de discrimination syndicale[18].
La formule employée par le Code du travail, « atteinte aux droits des personnes (…) et aux libertés individuelles » est classique, en droit du travail. Parmi d’autres, elle rappelle la jurisprudence Nikon de 2001. Pour faire un parallèle, une décision récente peut être mise en exergue. Dans un arrêt du 17 juin 2009[19], les juges de la chambre sociale ont validé l’exercice du droit d’alerte des délégués du personnel motivé par leur souhait de s’assurer que les messages confidentiels des salariés n’avaient pas été consultés par l’administrateur de leur réseau informatique.
Le droit d’alerte des délégués du personnel est, semble-t-il, celui qui peut se décliner dans le plus de circonstances. Cela se comprend aisément, tant leur mission de protection des salariés est générale.
Cette pluralité des acteurs et des critères susceptibles de déclencher un droit d’alerte a nécessairement des conséquences sur la suite des évènements. S’en suivront des procédures et des effets qui varient selon les IRP concernées.
II L’alerte instrument de pression des IRP à l’égard de l’employeur
Les alertes sont soumises à des procédures spécifiques qui corroborent l’idée selon laquelle il n’existe pas de « droit d’alerte » mais bien des droits d’alerte (A). Et même si cette pluralité se retrouve quant aux effets de ces alertes, force est de constater que leur portée présente clairement un point commun : elles sont un moyen de pression contre l’employeur tant leur mépris peut être redoutable (B).
A. Les procédures d’alerte des institutions représentatives du personnel
L’absence de régime juridique unique en matière d’alerte implique nécessairement une variété des procédures. Il convient d’étudier successivement la procédure d’alerte économique du comité d’entreprise, et les procédures d’alerte relatives à la santé, à la sécurité et à la protection des libertés du CHSCT et des délégués du personnel.
i) La procédure d’alerte du comité d’entreprise
L’article L.2323-78 du Code du travail précise que « lorsque le comité d'entreprise a connaissance de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l'entreprise, il peut demander à l'employeur de lui fournir des explications. Cette demande est inscrite de droit à l'ordre du jour de la prochaine séance du comité d'entreprise. Si le comité d'entreprise n'a pu obtenir de réponse suffisante de l'employeur ou si celle-ci confirme le caractère préoccupant de la situation, il établit un rapport. (…) ». On peut aisément identifier trois phases procédurales.
Dès lors que le comité a connaissance « de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation de l’entreprise », il peut demander au chef d’entreprise de lui fournir des explications. Cette résolution doit être prise à la majorité des membres présents lors de la réunion du comité, conformément à l’article L.2325-18 alinéa 1 du Code du travail.
Le juge dispose d’un pouvoir de contrôle sur le motif qui a déclenché l’alerte. Il est dans l’intérêt du comité de ne pas faire usage de son droit de façon intempestive afin de ne pas écorner l’image de l’entreprise. Si cette dernière subit un préjudice injustifié, la responsabilité du comité pourra être recherchée du fait de sa personnalité morale.
Lorsque le comité met en œuvre son droit d’alerte, il adresse une demande d’explications à l’employeur. Celle-ci sera mise à l’ordre du jour de la prochaine réunion du comité, ou lors d’une réunion extraordinaire mise en place en urgence si la situation le justifie. L’employeur n’a pas le droit, s’il estime la situation non préoccupante, de refuser de répondre à la demande d’explication du CE. Un tel refus serait constitutif du délit d’entrave[20].
Suite à l’exposé des réponses de l’employeur, la situation répond nécessairement à l’un des trois schémas suivants.
Si l’employeur réussit à convaincre les membres du CE qu’il n’y a aucune inquiétude à avoir sur la situation économique de l’entreprise, la procédure d’alerte prend fin. En revanche, si l’employeur confesse au CE qu’il partage son inquiétude, il sera tenu d’établir un rapport qui sera transmis à l’employeur et à l’expert-comptable. Enfin, si l’employeur répond par des explications rassurantes, mais que la réponse n’est pas suffisante aux yeux du comité, ce dernier peut rédiger un rapport. Il faut savoir que le CE est seul juge du caractère suffisant ou non des explications de l’employeur. C’est donc de lui seul que dépend du terme de l’alerte.
La rédaction d’un rapport marque le deuxième temps de la procédure. Il est établi par le comité d’entreprise ou par sa commission économique lorsque l’entreprise emploi « au moins mille salariés »[21] .
L’article L.2323-79 du Code du travail précise que le comité a la possibilité de se faire assister dans ses travaux. Il lui est possible de convoquer le commissaire aux comptes qui sera dans l’obligation de répondre aux questions qui entrent dans son champ de compétence. Il ne peut opposer au comité le secret professionnel dans ces domaines.
Le déclenchement de l’alerte permet également de saisir un expert-comptable en plus de l’expert annuel auquel le comité a droit afin d’étudier les comptes. Le rôle de cet expert est de grande envergure. Sa mission « porte sur tous les éléments d'ordre économique, financier ou social nécessaires à la compréhension des comptes et à l'appréciation de la situation de l’entreprise »[22]. Cependant, il doit se limiter à l’assistance du comité, et ne peut faire de propositions actives.
Enfin, toujours au terme de l’article L.2323-79, le CE a la faculté de « s'adjoindre avec voix consultative deux salariés de l'entreprise choisis pour leur compétence et en dehors du comité d'entreprise. Ces salariés disposent de cinq heures chacun pour assister le comité d'entreprise ou la commission économique en vue de l'établissement du rapport prévu à l'article L. 2323-78. Ce temps est rémunéré comme temps de travail. »
Une fois le rapport établi, il doit être communiqué à l’employeur et au commissaire aux comptes. Le comité d'entreprise, ou la commission économique « conclut en émettant un avis sur l'opportunité de saisir de ses conclusions l'organe chargé de l'administration ou de la surveillance ». Soit la procédure cesse, soit le comité décide de saisir les organes de direction. Dans ce dernier cas, on peut véritablement parler d’alerte, dans le sens où tous les organes de la société seront informés de la situation qui préoccupe le C.E.
La saisine des organes de direction et de surveillance marque la dernière étape de la procédure de l’alerte. « Dans les sociétés à conseil d'administration ou à conseil de surveillance, la demande d'explication sur le caractère préoccupant de la situation économique de l'entreprise est inscrite à l'ordre du jour de la prochaine séance du conseil d'administration ou du conseil de surveillance, à condition que celui-ci ait pu être saisi au moins quinze jours à l'avance. La réponse de l'employeur est motivée »[23]. En tout état de cause, il est ordonné aux organes de délibérer dans le mois qui suit la saisine.
La loi prévoit également le cas des « autres formes de sociétés » et des « groupements d'intérêt économique », pour lesquels, « lorsque le comité d'entreprise a décidé d'informer les associés ou les membres de la situation de l'entreprise, le gérant ou les administrateurs leur communiquent le rapport de la commission économique ou du comité d'entreprise »[24]. La saisine se limite ici à une simple information des associés ou des membres. Si les gérants ou les administrateurs ont l’obligation de transmettre le rapport du comité d’entreprise ou de la commission économique, il n’est pas imposé à leurs membres de répondre aux représentants du personnel.
Toutes les informations dont le comité d’entreprise aura eu connaissance font l’objet d’une obligation de discrétion. Le non-respect de cette obligation peut entrainer l’engagement de sa responsabilité civile en tant que personne morale.
Nous l’avons vu précédemment, le droit d’alerte des institutions représentatives du personnel ne comprend pas uniquement le droit pour les salariés d’être informés sur la situation économique de l’entreprise. Une autre forme de droit d’alerte est propre au comité d’hygiène et de sécurité des conditions de travail. Un droit d’alerte différent dont l’exercice est soumis à des modalités différentes.
ii) La procédure d’alerte du comité d’hygiène et de sécurité des conditions de travail
Le CHSCT est chargé d’une mission de veille en matière d’hygiène et de sécurité. La mise en œuvre de l’alerte comprend plusieurs étapes qu’il convient d’étudier dès à présent
Lorsqu’un représentant du personnel au CHSCT constate l'existence d'une cause de danger grave et imminent, il en avise immédiatement l'employeur ou son représentant. Il doit en outre consigner cet avis par écrit, sur un registre spécial afin de définir le risque de la manière la plus précise. Doivent être explicités le ou les postes visés, le nom du ou des salariés concernés, et la nature et la cause du danger. L’avis doit être daté et signé[25].
Une fois le danger identifié par le membre du CHSCT, l’employeur a l’obligation d’effectuer une enquête conjointe avec celui-ci, et de « prendre les dispositions nécessaires pour y remédier. »[26]
Pour se faire, les membres du CHSCT disposent de la faculté de se rendre sur le lieu du présumé danger. L’employeur ne peut s’y opposer et doit donner aux membres les moyens pour enquêter. La Cour de cassation ordonne à l’employeur de rembourser les frais engagés par le représentant lorsque ce dernier fait usage de son propre véhicule pour se rendre sur les lieux.[27] Il est d’ailleurs impossible, pour l’employeur, de refuser au représentant les moyens nécessaires à l’exercice de sa mission[28].
« En cas de divergences sur la réalité du danger ou la façon de le faire cesser, notamment par arrêt du travail, de la machine ou de l'installation, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail est réuni d'urgence, dans un délai n'excédant pas vingt-quatre heures. »[29] L'employeur doit alors informer l'inspecteur du travail et l'agent du service de prévention de la caisse régionale d'assurance maladie. Ces derniers peuvent assister à la réunion du CHSCT.
Lorsqu’aucun accord n’est trouvé entre « l’employeur et la majorité des membres du comité »[30], l’inspecteur du travail doit être saisi par l’employeur. Il lui reviendra de constater l’existence ou non d’un danger grave et imminent.
Deux procédures distinctes peuvent alors être mise en œuvre. Lorsque l’existence d’un danger est avérée, mais qu’il ne peut être caractérisé de grave et imminent, l’inspecteur du travail à la possibilité de mettre en œuvre « l’une des procédures de mise en demeure prévues à l’article L.4721-1 ».
Il s’agit de mettre en demeure le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) en lui transmettant un rapport sur la situation dangereuse. Ce rapport doit lui permettre d’inciter le chef d’établissement à prendre « toute mesures utiles pour y remédier »[31].
L’action du Direccte se fera en réaction du « non-respect par l'employeur des principes généraux de prévention » tels que la mise en place d’actions de prévention des risques professionnels, la mise en place d’actions de formation ou encore la « mise en place d’une organisation et de moyen adaptés ». Elle peut aussi résulter « d'une infraction à l'obligation générale de santé et de sécurité ».
Lorsque l’inspecteur constate l’existence d’un danger grave et imminent, il lui revient de mettre en œuvre la procédure de référé. L’article L.4721-5 du Code du travail dispose que « l'inspecteur du travail saisit le juge des référés pour voir ordonner toutes mesures propres à faire cesser le risque, telles que la mise hors service, l'immobilisation, la saisie des matériels, machines, dispositifs, produits ou autres, lorsqu'il constate un risque sérieux d'atteinte à l'intégrité physique d'un travailleur.»
En pratique, le problème qui peut se poser est celui de la capacité des membres du CHSCT et de l’inspecteur du travail à déceler le caractère grave et imminent du danger. Ces derniers ne disposent pas de pouvoirs d’expertises comme le juge. Or, une erreur d’évaluation du risque peut amener à des situations graves pour la sécurité des salariés. Il est certain qu’en pratique, si l’inspecteur du travail a un doute, il préférera mettre en œuvre la procédure du référé. Il agira alors conjointement avec le juge qui lui dispose d’un plus large pouvoir d’appréciation par le biais des expertises.
Cependant, l’on peut s’interroger sur la lourdeur de cette procédure. Il faut savoir que les ordonnances de référé bénéficient d’une exécution provisoire. Il est donc probable que l’activité d’une entreprise soit bloquée du fait de l’existence d’un doute sur le caractère grave du danger. On sait que les entreprises sont soumises à une pression constante de la concurrence, de sorte que cet arrêt temporaire de l’activité pourrait avoir des conséquences sur la vie de l’entreprise. Il n’est pas ici question de remettre en cause le fait même de dénoncer une situation dangereuse au sein de l’entreprise. Toutefois, dans un souci de rapidité, on pourrait envisager de donner aux membres du CHSCT la possibilité d’avoir recours à un expert afin de déceler plus rapidement l’existence ou non d’un danger. En effet, le juge vérifie que le membre du CHSCT a eu un motif « raisonnable » de déclencher la procédure. Or, malgré la formation qui lui est accordée, celui-ci ne dispose pas toujours des compétences nécessaires.
Il serait alors intéressant d’avoir recours à l’avis d’un expert afin de raccourcir considérablement la procédure. Sa désignation se ferait dans les mêmes conditions du déclenchement de l’alerte afin d’éviter tout abus du CHSCT. Il se verrait en pratique transférer le pouvoir d’appréciation de la situation du représentant à qui il reviendrait de transmettre le rapport à l’employeur. Cela permettrait, outre d’alléger la procédure, de combler les carences techniques que peuvent avoir les membres du CHSCT et l’inspecteur du travail. Après tout, le comité d’entreprise a droit aux experts comptables, aux experts techniques, alors pourquoi ne pas donner cette possibilité au CHSCT qui a pour mission de veiller à la sécurité, à la santé même des travailleurs ? En réalité, le CHSCT a déjà cette possibilité dans le cadre de l’exercice de ses missions courantes. L’article L.4614-12 du Code du travail lui permet d’avoir recours à un expert agrée « lorsqu'un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l'établissement » ou « en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail ». Mais aucun rôle n’est dévolu à cet expert dans le cadre de la procédure d’alerte. On peut convenir que dans le cadre de cette procédure, son rapport permettrait à l’inspecteur du travail de prendre la mesure la plus appropriée. Pour l’employeur, cela sera également la chance de pouvoir prendre des mesures qu’il sait nécessaire. L’expert agirait comme une sorte d’arbitre, permettant de mettre l’employeur face à ses responsabilités lorsqu’il le faut, de mettre fin à la procédure lorsque le rapport ne relève aucune anomalie. Une telle intervention n’est en soit pas dépourvue de logique, le danger pouvant être par nature « imminent », la longueur de la procédure semble mal adaptée.
Le 31 janvier 2013, l’Assemblée nationale a voté en première lecture une proposition de loi visant à étendre les compétences du CHSCT aux sanitaires et environnementales. Ainsi, le représentant du personnel au CHSCT constatant un risque grave pour la santé publique ou l’environnement pourrait alerter immédiatement l’employeur via un droit d’alerte spécifique. (Affaire à suivre…)
iii) La procédure d’alerte des délégués du personnel
Parallèlement au pouvoir d’alerte des membres du CHSCT en matière de santé, de sécurité et d’hygiène, les délégués du personnel doivent veiller au respect des droits des personnes et des libertés individuelles au sein des entreprises. Précisons que lorsqu’il n’existe pas de CHSCT, l’ensemble des missions qui lui sont dévolues reviennent au délégué du personnel. C’est ainsi que le Code du travail énonce en son article L.2313-2 qu’un délégué du personnel qui « constate, notamment par l'intermédiaire d'un salarié, qu'il existe une atteinte aux droits des personnes, à leur santé physique et mentale ou aux libertés individuelles dans l'entreprise qui ne serait pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir, ni proportionnée au but recherché » doit saisir l’employeur.
Le texte vise particulièrement toute « mesure discriminatoire en matière d'embauche, de rémunération, de formation, de reclassement, d'affectation, de classification, de qualification, de promotion professionnelle, de mutation, de renouvellement de contrat, de sanction ou de licenciement. »
La procédure de saisine de l’employeur ne fait pas l’objet d’une codification. Le délégué du personnel saisit l’employeur lorsqu’il estime que c’est nécessaire, même si le salarié s’y oppose. Si aucun formalisme n’est imposé, il convient d’être prudent sur la manière d’agir. Citons une affaire dans laquelle des délégués du personnel ont été condamnés pour diffamation dans un arrêt de la Cour de cassation du 3 avril 2002. Les hauts magistrats énoncent « qu’aucune disposition législative ou réglementaire n'autorise un salarié, fût-il titulaire d'un mandat syndical ou délégué du personnel, à dénoncer dans un écrit dont il sait qu'il sera diffusé par voie d'affichage, des faits de harcèlement sexuel imputés à un cadre de l'entreprise »[32].
La constatation d’une telle atteinte doit conduire le délégué du personnel et l’employeur à mener une enquête conjointe sans délai. Certaines mesures législatives facilitent d’ailleurs ce travail d’enquête. Par exemple, pour faciliter la preuve d’une discrimination ou d’un harcèlement moral[33], le Code du travail offre une garantie à tous les salariés témoins contre les représailles de l’employeur. Les éléments recueillis par les parties lors de l’enquête doivent faire l’objet d’un compte rendu.
Parallèlement à l’enquête, l’employeur doit prendre les mesures nécessaires afin de mettre fin aux atteintes dont serait victime un salarié. « En cas de carence de l'employeur ou de divergence sur la réalité de cette atteinte », le délégué du personnel a la possibilité de saisir le bureau de jugement du conseil de prud’hommes (à condition que le salarié concerné ne s’y oppose pas) qui statuera sous la forme des référés. Le juge pourra alors ordonner « toutes mesures propres à faire cesser cette atteinte et assortir sa décision d'une astreinte qui sera liquidée au profit du Trésor »[34]. On peut se demander à quoi correspond exactement cette exigence de réactivité ? Un jugement rendu par le Conseil de prud’hommes d’Angers le 28 janvier 2013[35] apporte quelques éléments de réponse. En l’espèce, entre le jour où le délégué du personnel a alerté la DRH sur une discrimination potentielle dont aurait fait l’objet un salarié, et le jour où la direction a répondu mettre en place une enquête, 19 jours s’étaient écoulés. Huit jours après la demande d’enquête, face à l’inaction de la direction, le DP a saisi le CPH. L’employeur soutenait que cette action en justice était prématurée. Ce n’est pas ce qu’a jugé le CPH, estimant qu’aucun délai d’attente n’était imposé au délégué du personnel pour ester en justice comme le permet l’article L. 2313-2 du Code du travail.
Cette procédure semble garantir a priori une action efficace de l’employeur. Il est dans son intérêt de prendre les mesures propres à éviter la saisine du juge, dont la décision pourrait lui coûter cher.
Toutefois on imagine qu’en pratique un salarié victime d’une atteinte préfèrera faire silence, plutôt que de risquer de perdre son emploi. Un doute quant à l’efficacité de ce dispositif peut donc apparaître. On ne peut s’opposer à la volonté d’un salarié de ne pas ester en justice. Cependant, en prévoyant que le délégué n’a pas à recourir à l’accord exprès du salarié, le texte semble être un bon compromis.
Une fois la procédure mise en œuvre, il convient de s’interroger sur les suites qui lui sont données. Apparaît ici, la question de l’efficacité des procédures d’alerte.
B. L’efficacité des droits d’alerte
Après avoir étudié les différentes procédures d’alerte, il convient de se pencher sur la portée et l’efficacité réelle de ces dispositifs.
i) La portée de l’alerte économique
Le comité d’entreprise a une grande marge de manœuvre dans sa possibilité de déclencher l’alerte interne. Il peut le faire plusieurs fois par an dès lors que les critères de déclenchement sont réunis. Outre les explications qu’il peut obtenir de l’employeur, et la nomination d’un expert, l’exercice du droit d’alerte peut également lui permettre d’obtenir la récusation du commissaire au compte[36]. Par ailleurs, il est le seul à même d’apprécier si les réponses données par l’employeur à ses préoccupations sont suffisantes. Le législateur a souhaité que le comité puisse intervenir assez facilement, et ce avec l’aide possible de l’expert-comptable et du commissaire au compte.
Ce pouvoir n’est pas sans limite. Si avant 1993, le comité avait toute la latitude pour apprécier la qualification de faits inquiétants, il en va différemment depuis un arrêt de la Cour de cassation du 30 juin 1993. Dans cette affaire, un comité d’entreprise avait décidé de déclencher la procédure d’alerte du fait de l’existence d’un projet de fusion. Les hauts magistrats ont décidé que cet élément ne pouvait suffire à lui seul à justifier le déclenchement de l’alerte.[37] En pratique, « il faut encore que des suppressions d’emploi et/ou une mise en cause de la finalité de l’entreprise soient envisagées »[38] Le comité d’entreprise doit apporter des faits objectifs et précis justifiant le déclenchement de l’alerte. Pour ce qui est de l’appréciation de la gravité des faits, autrement dit pour ce qui est de la nature des faits préoccupants, la Cour laisse au comité l’appréciation souveraine. Dès lors qu’il démontre le caractère préoccupant d’une situation, l’exercice du droit d’alerte ne peut lui être reproché. Une limite qui peut être lourde de conséquence existe en la matière. En effet, le comité ne peut pas fonder son appréciation « sur une information que l’employeur n’était pas tenu de révéler »[39]. Cela ressort d’un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 21 novembre 2006[40].
Il semble même que le comité ait plutôt intérêt à prendre les devants face à une situation douteuse. En effet, s’il agit trop tard, tout l’intérêt de la procédure disparaît. L’alerte économique a pour objectif d’anticiper la venue d’une situation « préoccupante ». Dès lors qu’il ne s’agit plus d’anticiper mais d’y remédier, le comité perd une grande part de ses prérogatives.
Depuis un arrêt du 18 janvier 2011[41] rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation, il semble que ce qui limite le droit d’alerte du comité d’entreprise soit la notion « d’abus ». En l’espèce, la Cour de cassation « estime que le comité a sans abus décidé d'exercer ce droit » dès lors qu’il avait relevé, d’une part, « que la réorganisation en cause était de nature à affecter la situation de l'entreprise, et, d’autre part, que les réponses de la direction aux questions du comité étaient contradictoires, insuffisantes ou incohérentes. » Or, on sait que le fait que le comité estime que les réponses apportées sont insuffisantes, suffit à justifier le déclenchement de l’alerte[42]. Le terme d’abus n’avait donc aucune utilité ici, si ce n’est de préciser les contours de l’alerte économique.
Ce dispositif apparaît comme un pouvoir de contrainte important à l’égard de l’employeur. Une fois déclenchée, ce dernier a l’obligation de répondre aux questions qui lui sont posées. Le comité est le seul à apprécier les réponses apportées par l’employeur. Sur ce point, aucun contrôle n’est opéré par le juge. La seule possibilité pour l’employeur est de contester l’utilisation du droit d’alerte en saisissant le tribunal de grande instance par voie de référé. Il ne peut s’opposer personnellement à l’exercice de ce droit, ni à l’exercice des missions de l’expert éventuellement désigné. Un tel comportement l’exposerait aux sanctions prévues pour délit d’entrave. Notons que le déclenchement de l’alerte économique est l’un des motifs permettant d’avoir recours à un expert dont les honoraires doivent être pris en charge par le chef d’entreprise.
Le droit d’alerte du comité d’entreprise semble être efficace, à condition qu’il soit mis en œuvre au bon moment. L’exercice de ce droit de façon intempestive peut causer des dommages à l’entreprise, alors qu’un exercice trop tardif le vide de sa substance. Il semble donc qu’un usage cohérent et efficace soit subordonné à un certain professionnalisme de la part des membres du comité d’entreprise. Sur ce point des interrogations peuvent être soulevées. En effet, le faible recours à l’expert-comptable, et les problèmes relatifs au devoir de discrétion vis-à-vis des informations révélées qui lui sont révélées laissent perplexe quant aux compétences d’ordre économiques et techniques des membres du CE.
Cela dit, s’il permet d’avoir connaissance de la situation économique de l’entreprise et d’en prévenir les actionnaires, ce droit ne confère aucun pouvoir direct permettant d’agir sur les orientations de l’entreprise. Il reviendra à l’employeur et à l’assemblée générale de prendre les décisions sans pour autant que le comité n’est d’emprises sur celles-ci. Par ailleurs, s’agissant d’un droit d’alerte et non d’un devoir d’alerte, la responsabilité du comité ne peut être recherchée nous l’avons vu précédemment. Pourquoi ne pas envisager d’engager sa responsabilité civile, même symbolique, en cas de négligence ? On pourrait ainsi s’assurer de d’une meilleures vigilance des membres du C.E à l’égard de la situation économique de l’entreprise.
ii) La portée de l’alerte du CHSCT
Le déclenchement de l’alerte apparaît comme un moyen de prévention efficace en faisant peser sur l’employeur le risque d’une condamnation pour faute inexcusable. En effet, l’article L.4131-4 du Code du travail énonce que « le bénéfice de la faute inexcusable de l'employeur prévue à l'article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle alors qu'eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail avaient signalé à l'employeur le risque qui s'est matérialisé. » Une telle menace devrait pousser l’employeur à prendre les mesures nécessaires en vue d’assurer la sécurité de ses salariés.
Par ailleurs, elle amène l’employeur à se retrouver sous la pression d’une indemnisation plus importante en cas d’accident du travail. Le Conseil constitutionnel a considéré que « lorsque l'accident ou la maladie est dû à la faute inexcusable de l'employeur, la victime ou, en cas de décès, ses ayants droit reçoivent une majoration des indemnités qui leurs sont dues ».[43] Les salariés ont donc tout intérêt à signaler au représentant du CHSCT l’existence d’un danger, c’est pour eux « l’assurance de bénéficier d’une meilleure indemnisation ».[44]
Cependant, le déclenchement de l’alerte est une procédure longue pouvant être critiquée et qui devrait être raccourcie dans un souci d’efficacité. Certains désirent qu’il soit reconnu aux représentants du comité un pouvoir de décision, « tel le droit d'adresser directement au personnel de l'entreprise ou de l'établissement des directives en matière d'hygiène ou de sécurité ou de provoquer l'interruption des travaux en cas de danger grave ou imminent. »[45] Il n’en ait rien. Le déclenchement de l’alerte ne lui permet pas de faire arrêter le travail. Une telle action peut au contraire l’amener à engager la responsabilité des membres du comité. Il en va de même pour ce qui est d’adresser des directives. Selon Bernard Teyssié, « lui accorder semblable prérogative aurait eu pour résultat de lui transférer une partie des responsabilités qui incombent au chef d'entreprise dans le domaine de la prévention des risques... »[46].
D’autant qu’une certaine responsabilité pèse déjà sur les membres du CHSCT puisque leur responsabilité est susceptible d’être engagée en cas de négligence d’un danger porté à leur connaissance. C’est ainsi qu’il revient toujours au juge de prononcer des mesures visant à faire cesser une situation dangereuse dont l’employeur n’aurait pas pris conscience malgré les recommandations du CHSCT ou de l’inspecteur du travail.
L’alerte du CHSCT semble être un moyen d’action qui n’est pas central dans le dispositif de veille. Dans ses missions courantes, les représentants du comité peuvent mener des enquêtes et avoir recours à des experts sans pour autant déclencher le dispositif. Ajoutons que selon Antoine Mazeaud cette institution monte en puissance, « tout particulièrement autour de la santé mentale et des conditions de travail, y compris à l’occasion d’opération de restructuration »[47].
iii) La portée de l’alerte du délégué du personnel
L’action des délégués du personnel en matière de protection des libertés individuelles permet indéniablement de limiter l’atteinte au droit des salariés. Les missions qui lui sont dévolues font « de lui un acteur essentiel de la lutte contre la discrimination lors de l’embauche, en cours d’emploi ou lors de la rupture de la relation de travail »[48]. Elle met l’employeur face à ses responsabilités et l’oblige à prendre des mesures visant à faire cesser la situation. Son inaction entraine une intervention rapide du juge qui peut ordonner toute mesure visant à stopper l’atteinte au droit du salarié victime. Il peut notamment utiliser le système de l’astreinte afin de motiver l’employeur de se hâter.
Leurs actions peuvent notamment se traduire par le retrait « d'éléments de preuve obtenus par l’employeur par des moyens frauduleux »[49], par le retrait d'une grille de notation comportant des critères d'appréciation discriminatoires[50]. On peut citer une affaire dans laquelle l’alerte du délégué du personnel a permis de réintégrer une salarié licencié pour avoir refusé une mutation jugée abusive.[51]
Cependant, la portée limitée de l’alerte des délégués du personnel tient au fait qu’ils ne peuvent agir en justice si le salarié victime s’y oppose. Par ailleurs, ils ne peuvent agir en nullité du licenciement. La nullité doit toujours être prononcée par le juge. Cela ressort notamment d’un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 10 décembre 1997[52] où les hauts magistrats énoncent le principe selon lequel le délégué du personnel n’a pas le « pouvoir d'agir en nullité des licenciements prononcés par l'employeur à la suite d'une atteinte aux droits des personnes ou aux libertés individuelles obtenus par l'employeur par des moyens frauduleux qui constituent une atteinte aux droits des personnes et aux libertés individuelles. » L’autre limite posée par la Cour de cassation est l’interdiction qui est faîte au conseil de prud’homme d’ordonner la rupture ou la modification du contrat de travail[53].
Bibliographie
Ouvrage :
Droit du travail Antoine MAZEAUD 7éme édition
Droit du travail François Duquesne 4éme édition
Droit du travail Françoise Favennec-Héry et Pierre-Yves Verkindt 3éme édition L.G.D.J
Droit du travail Les relations collectives Bernard Teyssier Litec
Guide pratique du droit du travail 12éme édition
Revues juridiques :
Comment le CE peut-il user de son droit d’alerte ? Social pratique N°536 10 décembre 2009
Les missions du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail Etude par Bernard Teyssié La Semaine Juridique Social n° 23, 5 Juin 2007, p.1441
Les moyens du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail Etude par Bernard Teyssié La Semaine Juridique Social n°23, 5 juin 2007, p.1440
Qui a un droit d’alerte dans l’entreprise ? Anne Duché, Les Cahiers Lamy du CE n° 97 - Octobre 2010
[1] Loi du 23 décembre 1982
[2] Article L.2323-1 du Code du travail
[3] cf. Bernard Teyssier, Les relations collectives, p.221, Litec
[4] Cass.soc 1er mars 2005 n° 03-20429 FS-PB
[5] cf. Les Cahiers Lamy du CE, n° 90, févr. 2010
[6] Article L.2312-1 du Code du travail
[7] Article L.2313-1 du Code du travail
[8] Art. L.4611-4 du Code du travail
[9] op-cit
[10] Article L.2323-78 op-cit
[11] CA Grenoble, 10 févr. 2010, n° 09/01272
[12] Cass.soc 11 février 2011 n° 10-30126
[13] Cass.soc 11 décembre 1986
[14] Cass.soc 2 mars 2011 n°09-11545 (en l’espèce, il s’agissait du CHSCT de France Télécom qui réagissait suite à la série de suicides qui avaient défrayé l’actualité.)
[15] Conseil des prud’hommes de Béthune, 31 octobre 1984, relativement à un bruit jugé insupportable par un salarié. Ce bruit ne présentait pas de risques pour la santé du salarié dès lors que des mesures de protections auditives avaient été prises.)
[16]« Atteinte (…) à la santé physique ou mentale »
[17] Cass.soc. 9 mai 2006 N° 04-43.455
[18] Cass.soc. 19 mai 2010 N° 09-40.713
[19] Cass.soc. 17 juin 2009 N°08-40.274
[20] Article L.2328-1 du Code du travail
[21] Article L.2323-78 du Code du travail
[22] Article L.2325-36 du Code du travail
[23] Article L.2323-81 Code du travail
[24] Article L.2323-81 alinéa 3 du code du travail
[25] Art. D.4132-1 du Code du travail
[26] Article L.4132-2 du Code du travail
[27] Cass.soc. 10 oct. 1989, n° 86-44.112
[28] Cass.soc 10 octobre 1990 Bull.Civ V N°581
[29] Article L.4132-3 du Code du travail
[30] Article L.4132-4 du Code du travail
[31] Article L.4721-1 du Code du travail
[32] Cass.crim. 3 avril 2002 N° 01-86.730
[33] Art. L1152-2 du Code du travail
[34] Article L2313-2 du Code du travail
[35] Cons. Prud’h Angers, 28 janvier 2013 n°12/00926
[36] Article L. 225-230 du Code de commerce
[37] Cass.soc 30 juin 1993 N° 90-20.158 Bulletin 1993 V N° 190 p. 129
[38] François Duquesne Master Pro Droit du travail 4éme édition
[39] François Duquesne op-cit
[40] Cass.soc., 21 novembre 2006, N°05-45.300
[41] Cass.soc 18 janvier 2011 n° 10-30.126
[42] Cass.soc 8 mars 1995 n° 91-16.002
[43] Décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010
[44] Le Conseil constitutionnel améliore l’indemnisation des AT/MP, Jean-Christophe Ketels.
[45] Les missions du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail Etude par Bernard Teyssié La Semaine Juridique Social n° 23, 5 Juin 2007, p.1441
[46] Op-cit
[47] Antoine MAZEAUD Droit du travail 7éme édition p.147
[48] Françoise Favennec-Héry et Pierre-Yves Verkindt Droit du travail 3éme édition L.G.D.J
[49] Cass.soc 10 décembre 1997 n° 95-42.661 Bull. 1997, V, n° 434, p. 310
[50] Cass.soc 9 mai 2006 n° 04-43.455
[51] Cass.soc. 28 mars 2006 n° 04-41.016
[52] Op-cit
[53] Cass.soc. 1er juillet 2009 n° 07-44.482