Commentaire d’arrêt : Com. 13 juillet 2010 (09-67.138)
Cet arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 13 juillet 2010 est relatif à la réparation de la perte de chance en matière contractuelle, et trouve notamment un intérêt particulier dans son application au domaine bancaire et boursier.
Les époux Bisch étaient titulaires de plusieurs comptes dans les livres de la banque, parmi lesquels un compte PEA ainsi qu’un compte-titres sur lequel ils réalisaient des opérations spéculatives sur le marché des options négociables (MONEP). La banque ayant par la suite décidé de se désengager du MONEP, un litige est né du dénouement des positions en cours. En effet, les époux Bisch reprochent à la banque d’avoir exécuté un ordre de vente alors caduque ainsi que de s’être abstenue d’exécuter des ordres de bourses sur certains comptes dont la clôture a donné naissance à un litige. A la suite de la décision de la Cour d’appel, les époux Bisch ont formé un pourvoi en cassation.
Si c’est à tort que les époux Bisch prétendent que l’interruption de la prescription devait avoir lieu alors que (art. 2247 du Code civil) l’interruption est non avenue puisque les époux Bisch s’étaient désistés de leur demande ; ils soulèvent néanmoins que la décision de la Cour d’appel ne respecte pas l’application du principe de la perte de chance en matière contractuelle, ainsi que les éléments contractuels les liants avec la banque n’auraient pas été respectés et le principe du contradictoire, violé.
La Cour de cassation a donc été amenée à se prononcer sur la question de savoir comment, dans le cadre d’ordres de bourse passés dans le contexte d’une résolution unilatérale de comptes litigieuse, doit s’apprécier la réparation de la perte de chance.
A cette question, la Cour de cassation a décidé que la réparation de la perte de chance de vendre à un meilleur cours peut s’ajouter à la réparation de la perte de chance liée à la perte des dividendes qui auraient été perçus s’il avait été sursis à la transaction litigieuse ainsi qu’elle observe que la Cour d’appel n’a pas tiré les conclusions de sa constatation des documents contractuels au regard du préavis légal de résiliation et que de plus, celle-ci n’avait pas respecté le principe du contradictoire en relevant d’office que les ordres de bourse litigieux relatifs au PEA étaient irréguliers sans avoir invité les parties à présenter leurs observations quant à l’existence d’un éventuel mandat.
Pour étudier cet arrêt, il faudra donc tout d’abord observer comment la Cour de cassation permet la réparation de la perte de chance en matière d’opérations boursières (I) avant de voir comment celle-ci traite de la résolution unilatérale litigieuse (II).
I – La réparation de la perte de chance en matière boursière
Pour étudier la façon dont la Cour de cassation permet la réparation de la perte de chance, il faut d’abord voir comment celle-ci vérifie les conditions d’applicabilité de la réparation de la perte de chance en présence d’un aléa boursier (A), avant d’aller plus loin que la Cour d’appel en permettant sur ce même fondement la réparation de la perte éventuelle de dividendes (B).
A – L’application de la notion de perte de chance en matière contractuelle en présence d’un aléa boursier
Quant à la réparation de la perte de chance en matière contractuelle, celle-ci est normalement soumise à la condition que l’indemnisation soit basée sur un dommage prévu ou prévisible au contrat (voir sur ce point : Civ. 1e 21 novembre 2006), contrairement à la matière délictuelle qui permet (voir Civ. 1e 4 juin 2007) la réparation de dommages imprévisibles (notons ici que le cumul de ces deux responsabilités est impossible, voir Civ. 2e 0 juin 1993). Or ici, dans un cadre contractuel, la Cour de cassation est amenée à appliquer l’article 1147 du Code civil dans un domaine où l’aléa boursier est présent ; aléa boursier qui par nature, rend impossible de garantir que la vente, s’il avait été sursis à la transaction, aurait permis une plus value grâce à une vente à un meilleur cours.
Il est donc intéressant d’observer que la Cour de cassation confirme la Cour d’appel qui va considérer que la perte de chance de vendre à un meilleur cours soit réparable sur le fondement de l’article 1147. Aussi doit-on en conclure que dans un tel cadre, la possibilité perdue pour le donneur d’ordre mal servi de vendre à un meilleur cours, constitue un dommage prévisible de par le lien contractuel entre les parties (article 1134 du Code civil) et que celui-ci doit donc être réparé par l’application du mécanisme de la réparation de la perte de chance prévu à l’article 1147 du Code civil.
B – Le renforcement de la responsabilité des banques : la réparation de la perte éventuelle de dividendes
Dans son analyse, la Cour d’appel observe, quant à la réparation de la perte éventuelle de dividendes, que celle-ci possède un caractère hasardeux (puisque la valeur des dividendes n’est pas connue à l’avance) ainsi qu’un caractère potestatif (puisque cela dépendrait de la seule volonté unilatérale du donneur d’ordre). Ce raisonnement en matière contractuelle semble justifier que l’indemnisation ne soit pas due puisqu’elle ne serait pas basée sur un dommage prévu ou prévisible au contrat (art. 1147 du Code civil, voir pour une application qui distingue entre la perte de chance d’échapper à une mauvaise opération et aux conséquences de celle-ci en matière boursière : Com. 10 décembre 1996).
Mais le raisonnement de la Cour de cassation diffère de la construction juridique de la Cour d’appel puisque, sans revenir sur les caractères hasardeux et potestatif, la Cour de cassation va en revenir à l’origine pour étudier si le caractère de certitude de la perte de chance est caractérisé. Aussi la Cour de cassation va considérer que cet élément de certitude est bien présent, puisque le fait d’une potentielle perte des dividendes qui auraient été perçus s’il avait été sursis à la transaction est caractérisé ; sans même qu’il soit nécessaire d’étudier la date à laquelle le donneur d’ordre aurait liquidé les instruments financiers. De cette façon la responsabilité des banques se voit renforcée au regard d’opérations irrégulières et la réparation de la perte de chance de vendre à un meilleur cours peut donc s’ajouter au préjudice né de la perception de potentiels dividendes dans le futur.
II – La résiliation litigieuse des comptes
Plus que de trancher la question de la réparation de la perte de chance, la Cour de cassation dans cet arrêt a aussi du se pencher sur le respect des conditions de résiliation unilatérale des comptes des époux Bisch (A) ainsi que sur l’existence d’un mandat tacite valable écarté par la Cour d’appel (B)
A – La résiliation unilatérale : de l’obligation du respect d’un préavis légal
Il est étonnant d’observer que c’est sur le fondement de l’article 1134 que la Cour de cassation va constater que la question du respect du préavis légal avant la résiliation unilatérale des comptes n’avait pas été convenablement tranchée par la Cour d’appel. En effet, cette résiliation unilatérale est prévue par l’article L312-1-1 du Code Monétaire et Financier, qui oblige les banques à respecter un délai de deux mois de préavis avant la clôture unilatérale d’un compte. De plus, le client doit être informé par écrit (voir pour une application sur ce point, Com. 8 février 1972, Bull. Civ. IV n°50). Or, malgré le rappel de cette exigence, ce n’est pas sur le fondement du Code Monétaire et Financier que la Cour de cassation rend une décision sur ce point.
En effet, c’est la constatation physique des pièces fournies (erreur sur le compte visé par les pièces) qui amène la Cour de cassation à observer que la Cour d’appel n’avait pas tiré les conséquences légales quant au respect du préavis légal pour la résiliation, puisque la Cour d’appel avait par là, violé la règle fondamentale de l’obligation contractuelle dont dispose l’article 1134 du Code civil, ce qui justifie l’utilisation de ce fondement. Et c’est de la même façon qu’il faut maintenant étudier comment la Cour de cassation juge de la validité d’un mandat tacite et du respect du principe du contradictoire.
B – De la prise en compte de la validité d’un mandat tacite
De la même façon que c’est sur le fondement de l’article 1134 du Code civil que la Cour de cassation sanctionne la décision prise au regard de la résiliation unilatérale ; c’est au regard de la procédure civile, notamment du respect de l’article 16 du Code de procédure civile (disposant du respect du principe de contradictoire), que la Cour de cassation va fonder sa décision sur la validité d’un mandat tacite.
En effet, en les époux Bisch soutiennent que même en l’absence d’une preuve écrite, le fait pour un époux de prendre en main la gestion des biens de l’autre, sans opposition de sa part, caractérise l’existence d’un mandat tacite (sur le fondement de l’article 1540 du Code civil ; pour une application du principe, voir Com. 7 novembre 1979), bien que cela puisse être discuté, notamment pour le cas où les époux seraient séparés de biens (voir note Monéger JCP 1978. II. 18865 à propos de Civ. 1e, 15 juin 1977). Ici, la Cour de cassation, après avoir observé que la Cour d’appel n’avait pas pris en compte les observations des parties sur ce point pour déterminer d’office l’absence de mandat et rendre ainsi les ordres de bourse relatifs au PEA irréguliers, se fonde donc sur l’article 16 du Code de procédure civile pour censurer la décision de la Cour d’appel. On pourra certainement en conclure de la validité du mandat tacite donné par Mme Bisch à son mari.