Keynes énonçait que « les économistes sont présentement au volant de notre société, alors qu’ils devraient être sur la banquette arrière ». Depuis les années 1990, le droit de la concurrence a pris un virage (pour rester dans la métaphore routière) « d’objectivisation » de sa démonstration des pratiques anticoncurrentielles, ce qui fut appelé « modernisation de la politique de la concurrence » (voir par exemple Com. 9 décembre 1997 et les nombreuses lignes directrices).
Ce choix s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, les nombreuses critiques adressées au droit européen : approche centrée sur les prix (Teece) ; absence de prise en compte des processus dynamiques de la concurrence (Posner) ; absence de mise en balance des effets proconcurentiels (Baker) ; mauvaise définition du marché pertinent (Kaplow) ; champs d’application trop strict du droit des concentrations (Prieto) …etc. D’autre part le renforcement de la coopération européenne à l’occasion du traité de Maastricht, puis de celui d’Amsterdam, la recherche de l’implémentation d’une zone monétaire optimale (au sens de Mundell). Et enfin, l’émergence de la New industrial Organisation, a permis d’apporter des outils économiques propices aux démonstrations de la Commission.
Ces outils économiques débouchent sur une « complexification » des démonstrations concurrentielles. L’illustrent par exemple l’utilisation de la théorie du préjudice (validée par la Cour de justice (CJUE, 2020, CK Telecom)) et du test contrefactuel (CJUE, 16 janvier 2019) pour démontrer la nocivité de la pratique anticoncurrentielle, l’utilisation de l’élasticité croisée de la demande en matière de détermination du marché pertinent (Com 9 décembre 1997). Il y a environ un an, je rédigeais un article reprenant cette citation de Keynes, soulignant la logique économique qui sous-tend ces outils.
Or ces théories ont eu tendance à effacer totalement les objectifs poursuivis par l’Union européenne en matière de concurrence, et derrière encore en matière économique. Ainsi que l'expliquent pertinemment certains auteurs : «les économistes aiment les chiffres ; Comme la seule chose qui soit facile à mesurer dans le bien-être du consommateur est le prix payé (alors que, par exemple, l'étendue de son choix est difficile à mesurer et à computer). Le test dominant pour trancher une question de droit de la concurrence est devenu le suivant : Le comportement en cause va-t-il faire baisser ou augmenter le prix payé par le consommateur ? » (P. Hubert et F. Marty, La concurrence au secours de l'économie numérique - Conséquences attendues pour le consommateur ; Regards croisés, Fauves éd. 2019, p. 26). Certains vont même jusqu’à prôner la normativité de la théorie économique (Gerber ou Hawk par exemple). Jean Tirole lui-même n’a-t-il pas déclaré : « l'économie aspire à changer le monde ».
Or cette subjectivisation de la ratio legis ne doit pas faire oublier que derrière les théories se cachent des objectifs politiques. C’est d’ailleurs, ce qui a pu être mis en avant pour distinguer l’approche européenne de l’approche américaine de l’anti-trust (Idot ou Hidebrand). L’objectif ancestral de la Commission est le renforcement du marché intérieur (conclusions de l'AG Juliane Kokott du 21 mai 2015 à propos de l'arrêt CJUE, 6 oct. 2015, Aff. C-23/14, Post Danmark I). De plus il ne faut pas oublier que l’Union a été mise en place pour promouvoir une « économie sociale de marché hautement compétitive », à laquelle se réfère le Traité vise d'ailleurs «le plein emploi et le progrès social » ainsi que l'objectif fondamental d’intégration (article 3 du TUE).
Les objectifs poursuivis par le droit de la concurrence, et les notions sur lesquelles il doit se fonder, ont été très largement débattus aux Etats-Unis (par exemple le Sénateur Lee, qui a préfacé le dernier ouvrage de Bork, n’a-t-il pas déclaré à propos des idées du mouvement neo-Brandeis : « Le véritable problème qu'ils rencontrent avec le critère du bien-être du consommateur est la manière dont ce dernier empêche les juges de promouvoir des objectifs politiques sans rapport les uns avec les autres. Il s'avère que la pression pour abandonner la norme du bien-être du consommateur ne vise pas à mettre fin aux monopoles ou à aider les consommateurs. ll s'agit simplement d'un cheval de Troie au service d'une politique de justice sociale woke ), ce qui n’est pas le cas pour l’Europe. Or, si je ne partage pas le point de vu économique de Jean Tirole, je suis bien d’accord avec lui lorsqu’il fait de l’une des priorités de la politique économique de l’Union l’évaluation ex post (Jean Tirole, L’économie du bien commun).
Une vingtaine d'années après le début de la modernisation de la politique concurrentielle, l’heure est au bilan. Le présent article a ainsi pour objet de démontrer que le positionnement du droit de la concurrence dans l’Union est mal défini, et qu’il serait bienvenu de mieux hiérarchiser les objectifs poursuivis par l’Union. Pour reprendre, Supiot, le marché ne doit pas devenir le modèle absolu de toute activité humaine, une concurrence totale, mal mise en œuvre peut être nocive. Ainsi, pour reprendre les termes du Professeur Frison-Roche : « il ne s’agit pas de récuser le principe selon lequel la concurrence apporte de nombreux bienfaits, mais elle ne fait pas tout ». Et le droit européen gagnerait en efficience et efficacité en recentrant sa priorité autour de sa politique industrielle : le droit de la concurrence doit être un outil de politique industrielle et non l’inverse.
Ainsi, libre à l’Union de choisir entre la pilule bleue, et se confronter au monde extérieur à celui des théories économiques en affirmant clairement que le droit de la concurrence est un outil de politique industrielle, ou bien choisir la pilule rouge, et rester dans le confort des chiffres, qui pourtant ne permettent pas de prendre en compte les évolutions sur le long terme des industries, ce que permet de faire des politiques interventionnistes bien calibrées. Passons de Matrix à Keynes, et rappelons avant de commencer que « les idées, justes ou fausses, des économistes ou philosophes des idées politique ont plus d'importance qu'on ne le pense généralement. À vrai dire le monde est presque exclusivement mené par elles. Les hommes d'action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d'ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent les idées dans l'air du temps, distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelques scribouillards d'Université. Je suis convaincu qu'on exagère grandement la force des intérêts constitués, par rapport à l'empire qu'acquièrent progressivement les idées. [...] Ce sont les idées et non les intérêts constitués qui, tôt ou tard, sont dangereuses pour le bien comme pour le mal ».
Il s’agira de souligner que malgré la volonté de la Commission de ne pas rester « prisonnière » des théories économiques (I), la modernisation de la politique de concurrence n’a pas réussi à intégrer la logique industrielle qui devrait faire de l’Union une zone monétaire optimale au sens mundellien du terme (II). Enfin, l’heure sera au bilan, et imaginer comment il serrait possible de recentrer la logique concurrentielle pour le bien-être au sein de l’Union (III).
I-Le choix de la pilule rouge : la volonté clairement énoncée par l’Union de faire de la politique industrielle via la concurrence
A-Une volonté politique affichée
1.)La volonté de renforcer le marché intérieur
2.)La prise en compte d’autres enjeux contemporains
B-Une mise en oeuvre assumée
1.)Au stade de la caractérisation de la nocivité
2.)Au stade de la mise en balance
II-La réalité de la pilule bleue : la remise en question de la pertinence de faire de la politique industrielle via la concurrence
A-La déconnexion de la concurrence et de la politique industrielle à travers la lutte contre les pratiques anti-concurrentielles
B-La déconnexion de la concurrence et de la politique industrielle à travers le contrôle des concentrations
III-Bilan et perspectives : isoler ou élargir la politique concurrentielle ?
A-La schizophrénie européenne : les politiques industrielles via les entreprises publiques et le droit de la concurrence
B-Le rêve de la nécessité de mieux définir nos politiques économiques européennes