Économie et Droit de la concurrence : a-t-on mis les économistes au volant de notre Droit de la concurrence ? *
* Ce titre est inspiré de la citation suivante de John Maynard Keynes : “Les économistes sont présentement au volant de notre société, alors qu’ils devraient être sur la banquette arrière.”
« La taille ne fait pas tout. La baleine est en voie d’extinction alors que la fourmille se porte bien » écrivait William Vaughan. Cette citation a pour mérite de mettre en avant l’importance de la « taille » des entreprises lorsqu’on étudie la concurrence. En effet, le Droit de la concurrence s’est considérablement développé ces dernières décennies en Europe, notamment sous l’impulsion de la construction du marché intérieur et des prises de position audacieuses de la Direction générale de la Concurrence de la Commission (notamment par l’application extra-territoriale de ce droit aux sociétés étrangères durant les années 1970 grâce à la notion d’unité économique (CJCE, 14 juillet 1972, Imperial Chemicals Industries)). Ainsi, cette extension s’ancre pleinement dans l’objectif de « développement durable de l'Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social » (article 3 du TUE), reposant sur le « respect du principe d'une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (article 119 TFUE). Mais si le Droit de la concurrence de l’Union est une matière en constante évolution (en témoigne les nombreuses Directives et textes de soft law adoptés dans les années 2000), l’étude de cette matière fait souvent l’économie de sa justification économique (sans mauvais jeu de mots).
En effet, le concept de « libre concurrence » repose sur des postulats économiques selon lesquels le fonctionnement concurrentiel du marché débouche sur la meilleure allocation des ressources. Cette courte étude vise à mettre en exergue ces théories économiques en mettant en relation celles-ci avec les normes juridiques, qui ne sont malheureusement pas assez questionnées.
§1-Pouvoir de marché et logique économique
A-Principe économique et approche objective du droit
Le droit de la concurrence de l’Union dans son application aux entreprises (de droit privé comme de droit public) vise à limiter leur « pouvoir de marché ». Que cela soit en matière d’ententes (article 101 TFUE), d’abus de position dominante (102 TFUE) ou de concentration (Règlement 139/2004), le but est de garantir que les offreurs sur le marché ne puissent influencer la structure de celui-ci et fixer unilatéralement au moins une partie du prix. Comment l’économie l’explique-t-elle ?
La micro-économie part d’un postulat énoncé par Knight en 1921, selon qui le marché serait « purement » concurrentiel s’il respectait les cinq critères suivants. D’abord, l’atomicité des opérateurs, c’est-à-dire un « très grand nombre de producteurs et acheteurs, (afin que) les agents n’(aient) pas un poids suffisant pour influencer les résultats du marché » (J. Généreux). Ensuite, la libre entrée et libre sortie, en d’autres termes que « n’importe quel agent (soit) libre de participer ou pas à l’activité du marché, pas de réglementation limitant les conditions dans lesquelles on peut pratiquer une activité ». Puis, l’homogénéité, les entreprises fabricant les mêmes produits homogènes (indifférents à l’identité de l’entreprise), permettant à la concurrence de se faire qu’à travers les prix. Encore, la mobilité, afin que les biens et facteurs de production soient parfaitement mobiles (pour des raisons de coûts homogènes). Et enfin, la transparence, c’est-à-dire que l’information des différents agents intervenants sur le marché soit parfaite, disponible immédiatement et sans coût (tout le monde connaît tout : prix, demande…).
Ce postulat vise en réalité à faire des agents économiques des « price takers », le fonctionnement de marché concurrentiel leur imposant le prix (comme les prix des actions sont déterminées en bourse). La logique de cette théorie peut d’ailleurs être « racontée » par le biais de la métaphore du « commissaire-priseur » de Walras : c’est l’idée que le prix du marché se détermine immédiatement par le regroupement de tous les offreurs et demandeurs au sein d’une même pièce, et le prix du bien serait fixé comme l’est le prix du poisson sur le marché de la criée (postulat fortement critiqué par certains économistes comme Steeve Keen).
La justification économique de toutes ces conditions qui peuvent paraître farfelues est l’optimisation de la production et la meilleure allocation des ressources possible. En effet, on considère que le producteur cherche à maximiser son profit, profit qui augmente tant que la recette marginale (recette due à la dernière unité vendue) est supérieure au coût marginal (coût de la dernière unité produite), le profit étant donc maximum quand la recette marginale est égale au coût marginale (la prochaine unité à produire aura un coût supérieur). Or, la recette marginale dépend du mode de fonctionnement du marché tandis que le coût marginal est (plus ou moins) indépendant de la structure du marché. Par voie de conséquence, si le marché est parfaitement concurrentiel, le prix est une donnée qui s’impose au producteur, et le profit est maximum quand le prix est égal au coût marginal. Sur le long terme cela ne sera toutefois pas le cas car d’autres producteurs augmentent l’offre total sur le marché entraînant une baisse du prix jusqu’à ce qu’il soit égal au coût moyen minimum de longue période : les profits s’annulent.
Ainsi, la lutte contre le pouvoir de marché, vise à éviter que les entreprises deviennent des « price makers », disposant d’un certain pouvoir d’intervention sur le prix (confronté directement à la demande totale, décroissante en fonction du prix). Ce pouvoir de marché leur permettrait de se déplacer le long de la courbe de demande pour choisir le prix et la quantité qui maximisent leur profit, et ainsi fixer un prix supérieur au coût marginal et ces super-profits peuvent subsister en longue période. Ces super-profits se font de ce fait au détriment du consommateur, dont la quantité de demande n’a plus d’influence sur le prix (on parle de perte sèche et de transfert du surplus du consommateur). On considère qu’à l’équilibre les consommateurs et producteurs profitent d’un « surplus », le prix étant inférieur à celui que certains seraient « prêts à donner » pour les consommateurs ou supérieur à celui que des producteurs seraient prêts à proposer.
La situation en concurrence pure et parfaite est un optimum économique : elle maximise le surplus global, égal à la somme des surplus du consommateur et du producteur. Or, lorsque la concurrence est imparfaite, il y a transfert de ce surplus. La situation la plus emblématique étant le monopole : celui-ci vend moins en quantité et plus cher, donc on a d’une part un transfert du surplus du consommateur vers le producteur, et d’autre part une « perte sèche » résultant du fait que le producteur peut faire autant de profit en vendant moins (étant donné que le prix est plus élevé).
B-Nuances économiques et approche subjective du droit
Le droit de la concurrence à vu apparaître une approche plus « subjective » des comportements anticoncurrentiels, pourtant souvent présentée comme « objective ». Ne parle-t-on pas d’ordre public économique (QPC, 12 octobre 2012, Canal ) ou concurrentiel (CJUE, 22 oct. 2015, Treuhand ou CJCE, 20 sept. 2001, Courage/Créhan) ?
En effet, le pouvoir de marché n’est pas sanctionné en soit (cela vaut aussi bien en matière d’abus de position dominante que d’ententes), puisqu’il est nécessaire de faire la démonstration de la nocivité économique du comportement pour l’entente, ou de l’abus pour l’abus de position dominante (lorsque la CJUE ne pose pas de présomptions d’atteinte à la concurrence comme c’est par exemple le cas avec les établissements publics industriels et commerciaux et les aides d’Etat (CJUE, 19 septembre 2018)…). Celle-ci doit en effet produire des restrictions à la concurrence par l’objet (CJUE, 21 septembre 2014, Groupement Cartes bancaires) ou les effets pour les ententes (CJUE, 2011, Expedia). L’abus quant à lui prend en considération certaines circonstances propres à l’entreprise concernée (concurrence par les mérites, atteinte au bien-être des consommateurs, responsabilité particulière des opérateurs historiques…). Dans ce sens, on prend donc en considération le comportement des agents économiques, notamment de ceux qui détiennent déjà une position dominante. On peut donc parler « d’approche subjective » du droit de la concurrence.
En outre, ce pouvoir de marché peut être contrebalancé par des effets positifs pour les consommateurs ou l’économie. C’est notamment le cas des « gains d’efficacité » que la New industrial Organization a pu présenter.
Les études économiques soulignent l’importance de ces pouvoirs de marché dans le cycle économique des affaires. Les travaux d’Aghion et Howitt mettent en exergue le rôle de l’innovation et de la « destruction créatrice », dans la logique Schumpéterienne du terme pour stimuler la croissance économique. En effet, ce serait le degré de concurrence sur le marché qui inciterait à l’innovation des entreprises et par voie de conséquence la productivité. Néanmoins, cette relation n’est pas réciproque, s’il existe une grande concurrence technologique entre firmes, cela renforce l’incitation à innover car chacune espère échapper à la concurrence de ses rivales afin d’obtenir une sorte de monopole. De ce fait, le quasi-monopole est perçu comme une sorte de récompense à l'innovation des entreprises présentes sur le marché, dans cette perspective le pouvoir de marché est nécessaire au fonctionnement d’un marché concurrentiel (d’où la notion de « concurrence par les mérites »). On pourra souligner que ce sont souvent des quasi-monopoles (ou duopoles/oligopoles) qui sont à l’origine de productions très techniques, comme c’est le cas d’Air Bus en France. Pour autant le marché de l’aviation malgré son caractère restreint n’en demeure pas moins innovant, ce qui nécessite d’ailleurs l’intervention de l’Etat (encore une atteinte au fonctionnement purement concurrentiel !) via des subventions. D’ailleurs les travaux relatifs à la croissance « endogène » (liée aux comportements des opérateurs), soulignent l’importance de cette incitation à l’innovation. Ces facteurs endogènes peuvent provenir de la recherche-développement (Romer souligne que la croissance économique résulte d’une activité d’innovation, engagée par des agents qui espèrent en tirer un profit), de l’accumulation de capital humain (Lucas démontre que le capital humain est défini comme le stock de connaissances valorisables économiquement et incorporées aux individus (qualifications, état de santé, hygiène, etc.)) ou encore par exemple de l’effet bénéfique des infrastructures publiques (routes, ponts, etc.) sur le capital privé (Barro).
On voit donc bien que le marché 100% concurrentiel avec des entreprises respectant tous les critères de Knight n’est pas viable. Heureusement le droit de la concurrence le prend en compte !
§2-Notion de nocivité économique et théorie du préjudice
La théorie du préjudice qui tend à démontrer les effets anticoncurrentiels des comportements des opérateurs, repose sur une méthodologie de la Commission bien précise, reçue par la Cour de justice (CJUE, 2020, CK Telecoms). Après une première analyse du marché et des barrières tarifaires ou non, la Commission opère une démonstration via cette théorie du préjudice. Elle se décompose de la façon suivante (de manière schématique).
D’abord, la Cour cherche à mettre en exergue les caractéristique du marché en usitant des théories des jeux et de l’information, avec pour objectif de démontrer les stratégies du détenteur du pouvoir de marché (cour du Professeur Prieto).
La théorie des jeux peut être considérée comme une branche de l’économie et en même temps des mathématiques. Dans cette perspective, les agents économiques vont prendre des décisions qui prennent en compte le fait que les autres agents vont y réagir. Or ces autres agents vont eux-mêmes prendre en considération la réaction de notre agent initial. On a donc des interactions stratégiques qui naissent entre les différents « joueurs ». Selon les structures du marché, les caractéristiques des agents et les raisonnements adoptés, plusieurs interactions stratégiques sont envisageables. Le but est ainsi de déterminer le comportement de ces différents joueurs, pour mettre en exergue si le comportement de l’entreprise porte ou non une atteinte « anormale » à la concurrence. Comme exemple on peut souligner que dans le cadre d’un jeu comme celui du dilemme du prisonnier (deux criminels complices sont arrêtés et on étudie leur intérêt à avouer ou non, puisqu’avouer et dénoncer son complice leur permet d’avoir une remise de peine), on adopte un raisonnement à rebours (backward induction). L’objectif est avant tout de trouver le comportement optimal des acteurs du jeu lors de la dernière période, et ensuite de raisonner en remontant le temps, à partir de la dernière période du jeu. D’autres modèles et raisonnements plus élaborés sont envisageables, il est notamment très artificiel de raisonner en terme de jeux finis en matière de concurrence.
La théorie des jeux va de pair avec la théorie de l’information puisque les hypothèses de fonctionnement de ce type de raisonnement sont les suivantes : les agents sont informés de façon symétrique ; les agents optimisent leur fonction d’objectif ; les agents savent que les autres sont rationnels. Or les théories économiques mettent en exergue l’importance de l’information dans le fonctionnement de l’économie (l’un des critères de Knight est la transparence !). Par exemple, des auteurs démontrent l’important des coûts d’information comme Grossman et Stiglitz qui soulignent que les cours des prix sur un marché peuvent refléter avant tout les opinions des acteurs qui ont pu engager les ressources nécessaires à l’acquisition d’information pertinentes et les prix reflètent ensuite toute l’information disponible. De même, l’information est au centre des théories des coûts de transaction de Coase et Williamsson, soulignants que celle-ci est parfois tellement coûteuse que les agents ont intérêt à internaliser leurs activités au sein d'une seule entreprise. Ainsi, cette disponibilité de l’information est également prise en compte par l’institution européenne.
Ensuite, la démonstration consiste à récolter et « injecter » des datas dans la modélisation effectuée par la Commission. Cette approche est dite « économétrique ». La définition de l’économétrie est difficile et il n’existe pas d’unanimité en la matière. Au sens littéral du terme on peut parler de « mesure de l’économie ». Le but est de recourir aux mathématiques et statistiques pour effectuer des évaluations des relations de la théorie économique. Le principal outil de l’économétrie est le modèle de régression. La régression permet en fait l’étude de relations entre une variable dite dépendante (y) et une ou plusieurs variables dites explicatives (x ou x1 , x2 , . . . , xn). Le but étant d’explique les variations de y par les variations de x. Sachant que ces variables représentent des données qui résultent du modèle qui tente de représenter la situation du marché.
Enfin, pour mettre en avant la nocivité du comportement de l’agent, il est nécessaire de recourir au « counter-factual test ». En effet, un modèle n’a d’intérêt que si on peut le tester toutes choses étant égales par ailleurs (ceteris paribus) et on cherche à mesurer les effets d’une variable, en l’espèce les effets du comportement de l’agent économique. Pour ce faire on cherche des contre-factuels, c’est-à-dire des situations en tout point identique avec la situation que l’on cherche à tester mais sans l’élément que l’on cherche à tester (sans le comportement anticoncurrentiel). Différentes méthodes sont envisageables comme le souligne par exemple Ravallion en 2008 : les expériences observationnelles (on regarde qu’avant et après la variable à partir de données) ; les méthodes quasi-expérimentales (par exemple le matching : qui vise à corriger le biais de sélection dans les données, on cherche des « jumeaux », des agents ayant les mêmes caractéristiques sans et avec le comportement) ou encore les méthodes expérimentales (on aura deux groupes dans la vie réelle : un avec le comportement et l’autre non, et on va comparer ex-post les effets sur les deux groupes). En raison de la visée démonstrative de la théorie du préjudice, il est évident que ce seront surtout les méthodes observationnelles qui seront utilisées.
§3-Etude du marché pertinent
Pour affiner ces études, la nouvelle théorie des organisations, reprenant les écrits de l’Industrial Organization, souligne l’importance de choisir le « relevant market », c’est-à-dire le marché pertinent. Or il existe encore un décalage entre l’approche juridique et économique de ce marché. En effet, la Cour de justice de l’Union va s’appuyer sur une analyse en terme de besoins du consommateur. Elle va en effet voir ce que fait le consommateur s’il y avait une augmentation modeste mais constatée du prix d’un produit A : est-ce qu’il continue d’acheter le produit A? Si oui elle considère que le marché comme pertinent ne contient que le produit A ? Sinon, s’il se détourne pour acheter un autre produit B : alors les deux produits constituent un marché pertinent. Ce test , reçu par la Cour du Luxembourg, (CJCE, 1979, Hoffman-Laroche ; CJUE, Generics, 2020) est appelé test du monopoleur hypothétique (ou « small but significant non transitory increase in price »).
En micro-économie, cette « substituabilité » entre les produits est propre à chaque agent et est représentée par le taux marginal de substitution. Il mesure la variation de la quantité consommée du bien A qui est nécessaire, pour compenser une variation infiniment petite de la quantité consommée d’un bien B, pour que la satisfaction de l’agent reste la même.
On voit donc que la définition du marché d’étude demeure une question délicate, étant donné qu’en matière micro-économique la substituabilité est propre à chaque agent, tandis qu’en droit il représente le besoin d’un agent représentatif de tous les consommateurs.
Il est pourtant possible de souligner que ce recours à un agent unique représentant l’ensemble des agents du marché est également une technique utilisée dans les modèles économiques. C’est notamment le cas du modèle de l’équilibre néoclassique de l’offre et de la demande. Gorman a mis en évidence les conditions extravagantes permettant au modèle néoclassique traditionnel de fonctionner, parmi lesquels … le fait que tous les agents économiques aient les mêmes préférences (que tous les consommateurs soient des clones parfaits subjectivement). En d’autres, termes la théorie micro-économique raisonne comme s’il n’existait qu’un seul individu (« un agent représentatif »). N’est-ce pas ce que fait également la Cour dans sa définition du marché ?
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Le présent article avait pour modeste objectif d’expliquer quelques fondements économiques du Droit de la concurrence dans une visée didactique. Pour avoir véritablement du recul et approfondir cette étude, il serait nécessaire de souligner les limites de ces postulats. Il serait possible d'y consacrer des livres entiers.
À titre d’ouverture on pourra souligner le danger que comporte cette utilisation de l’économie, en la plaçant sur le même plan que d’autres sciences en droit (notamment les sciences médicales dont l’utilisation est évidemment nécessaire que cela soit en matière pénale ou en responsabilité). Comme le rappelle les écrits de Keynes, l’économie n’est pas une science dure, et c’est bien l’un des problèmes de nos doctrines économiques contemporaines : prétendre faire de l’économie une science irréfutable. Il est ainsi nécessaire de revenir aux fondamentaux, comme le soulignait Popper, « une proposition scientifique est une proposition réfutable, tandis qu’une proposition non scientifique est a contrario impossible à réfuter. Toute proposition non réfutable est donc non scientifique » (Principes de microéconomie, 3e édition - Étienne Wasmer).