L’indemnisation du pouvoir adjudicateur victime de pratiques anticoncurrentielles

Publié le 08/04/2023 Vu 1 665 fois 0
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Présentation synthétique et pratique de la possibilité pour un pouvoir adjudicateur public d'agir en responsabilité contre des soumissionnaires coupables de pratiques anticoncurrentielles

Présentation synthétique et pratique de la possibilité pour un pouvoir adjudicateur public d'agir en respon

L’indemnisation du pouvoir adjudicateur victime de pratiques anticoncurrentielles

L’indemnisation du pouvoir adjudicateur victime de pratiques anticoncurrentielles 

 

Pour reprendre les termes du Professeur Richer, droit de la commande publique et droit de la concurrence mènent « des vies parallèles » (L. Richer, Un objectif, deux systèmes : CP-ACCP, n° 99, mai 2010, p. 26). Le droit de la concurrence a pourtant pénétré le droit de la commande publique (Contrats publics et concurrence. Volume 206, Isabelle Hasquenoph , Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses), et dans cette alchimie de matière est née notamment la réparation des préjudices découlant des ententes entre soumissionnaires à la commande publique. 

 

Ce contentieux se développe depuis la fin des années 2010, et les pouvoirs adjudicateurs semblent de mieux en mieux prendre en considération cette voie juridique d’action pour se défendre. Cette évolution est bienvenue car les ententes en matière de commande publique représentent une part non négligeable du contentieux du public enforcement devant l'Autorité de la concurrence (F. Linditch, Le Conseil de la concurrence et les contrats publics, rapport d'activités 2006). 

 

En matière de commande publique, la notion de pratiques anticoncurrentielles revêt une place fondamentale. Les acheteurs publics, ainsi qu'un certain nombre d'acheteurs privés, sont tenus de respecter l'obligation de mise en concurrence loyale et sincère. Cette obligation est inscrite à l'article L. 3 du Code de la commande publique, qui dispose que les acheteurs publics doivent garantir le principe d'égalité devant la commande publique, dans le but d'optimiser l'efficacité de l'achat public et d'assurer une bonne utilisation des deniers publics. Le Conseil constitutionnel l'a même érigé en principe à valeur constitutionnelle (Cons. const., décision n° 2003-473, DC du 26 juin 2003).

 

À titre préalable soulignons qu’il existe des dispositions spécifiques dans le Code de justice administrative pour ce type d’actions (articles L. 775-1 et R. 775-1 et suivants du Code de justice administrative), renvoyant notamment aux articles L. 481-1 et suivants du code de commerce. Pour le reste, les actions tendant à la réparation d’un dommage causé par une entente sont instruites et jugées selon les règles prévues au Code de justice administrative (article L. 775-1 du Code de justice administrative). 

 

I-La juridiction compétente 

 

Les actions des personnes publiques contre les opérateurs économiques privés pour manquements aux règles anticoncurrentielles ne devraient pas a priori relever du juge administratif. En effet, le fait générateur de cette responsabilité est privée, et en l'absence d'une disposition législative spéciale, « il n'appartient pas à la juridiction administrative de statuer sur la responsabilité qu'une personne privée peut avoir encourue à l'égard d'une collectivité administrative » (T. confl., 12 avr. 1976, Sté des établissements Mehut c/ Cne Neuves-Maisons). 

 

Dans la pratique décisionnelle, les juges administratifs et le Tribunal des conflits ont utilisé certains subterfuges pour s’octroyer une compétence, usitant la notion de travaux publics (CE, 19 déc. 2007, n° 268918, 269280 et 269293, Sté Campenon-Bernard), puis de dol (T. confl., 23 mai 2005, n° 3450, Dpt de la Savoie). 

 

De plus, ainsi que le met en exergue Pierre Levallois il aurait été possible de scinder le contentieux en la matière : altération des conditions contractuelles devant le juge administratif, et action en responsabilité devant le juge judiciaire. Néanmoins, le Conseil d’Etat a décidé d’unifier sa compétence pour ces deux contentieux (V. not. G. Pellissier, concl. sur CE, 24 févr. 2016, n° 355194, Dpt de l’Eure). 

 

Cette compétence a depuis été réaffirmée : « un litige ayant pour objet l'engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d'agissements dolosifs susceptibles d'avoir conduit une personne publique à contracter avec l'une d'entre elles, à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d'un préjudice né du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l'être dans des conditions normales, relève de la compétence des juridictions administratives » (CE, 27 mars 2020, 421758). 

 

Cette compétence est d’ailleurs entendue de façon très extensive puisqu’il est désormais fait application de la théorie de l’effet d’ombrelle, c’est-à-dire qu’il est possible pour une personne publique d’engager la responsabilité d’un opérateur privé qui n’a pas participé à la procédure d’adjudication, mais qui a une part de responsabilité dans son préjudice résultant de pratiques anticoncurrentielles (CE, 27 mars 2020, n° 420491, Dpt de la Manche ; T. confl., 16 nov. 2015, n° 4035, Région Île-de-France). Le Conseil d’Etat a pu énoncer que : « lorsqu'une personne publique est victime, à l'occasion de la passation d'un marché public, de pratiques anticoncurrentielles, il lui est loisible de mettre en cause la responsabilité quasi-délictuelle non seulement de l'entreprise avec laquelle elle a contracté, mais aussi des entreprises dont l'implication dans de telles pratiques a affecté la procédure de passation de ce marché, et de demander au juge administratif leur condamnation solidaire » (CE, 12 oct. 2020, n° 432981, Sté Mersen et a).

 

II-Le délai pour agir 

1.)Délai de prescription 

 

Récemment, le Conseil d'État a appliqué les articles 2224 du Code civil et L. 481-1 du Code de commerce pour énoncer que la prescription des demandes d’une personne publique en responsabilité pour pratiques anticoncurrentielles lors de procédures de passation est de 5 ans, et commence à courir  « à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » (CE, 12 oct. 2020, n° 432981, SNCF Mobilités).  Depuis l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 9 mars 2017 concernant les actions en dommages et intérêts résultant de pratiques anticoncurrentielles, les dispositions de l'article L. 482-1 du Code de commerce s’appliquent également. 

 

Ces décisions confirment la solution précédemment dégagée par le Conseil d'État selon laquelle le délai de prescription applicable à l'action en cas de dol (tromperie) dans un contrat administratif doit être aligné sur celui du droit civil. Des arrêts précédents ont également confirmé cette solution (CE, 22 nov. 2019, n° 418645, SNCF Mobilités ; CE, 27 mars 2020, n° 421758, Dpt de l’Orne). 

 

2.)Point de départ de la prescription 

 

Lorsqu’il s’agit d’une action consécutive à une décision rendue par une instance publique ou une juridiction, ce délai commence à courir à compter de la date où l'autorité rend sa décision (CE, 12 oct. 2020, n° 432981, SNCF Mobilités). Par exemple, dans cette affaire le délai de prescription commence à courir à compter de la publication de la sanction adoptée par la Commission européenne. 

 

S’il s’agit d'une action dite « stand alone », il faut faire application de l’article L. 482-1 du code de commerce : 

« Ce délai commence à courir du jour où le demandeur a connu ou aurait dû connaître de façon cumulative :

 

1° Les actes ou faits imputés à l'une des personnes physiques ou morales mentionnées à l'article L. 481-1 et le fait qu'ils constituent une pratique anticoncurrentielle ;

 

2° Le fait que cette pratique lui cause un dommage ;

 

3° L'identité de l'un des auteurs de cette pratique.

 

Toutefois, la prescription ne court pas tant que la pratique anticoncurrentielle n'a pas cessé.

 

Elle ne court pas à l'égard des victimes du bénéficiaire d'une exonération totale de sanction pécuniaire en application d'une procédure de clémence tant qu'elles n'ont pas été en mesure d'agir à l'encontre des auteurs de la pratique anticoncurrentielle autres que ce bénéficiaire ».

 

III-Les conditions pour engager la responsabilité du ou des soumissionnaires coupables de pratiques anticoncurrentielles 

A-Ouverture du prétoire pour la personne publique 

 

En principe la personne publique ne devrait pas pouvoir saisir le juge afin d’obtenir réparation d’un préjudice que lui a causé une personne privée, dont la mesure où elle dispose du privilège du préalable (CE, 30 mai 1913, Préfet de l’Eure : une autorité publique qui demande au juge d’exercer une compétence qu’elle seule détient est donc déclarée irrecevable en ce que sa demande s’analyserait en unerenonciation à une compétence). Ainsi, avec l'avènement de la jurisprudence Préfet de l'Eure en matière quasi délictuelle, les personnes publiques étaient dans l'incapacité de se tourner directement vers le juge pour intenter une action en réparation. Elles étaient contraintes de délivrer un titre exécutoire contre leurs débiteurs afin de recouvrer leurs créances (CE, 18 mai 1988, Ville de Toulouse). 

 

Néanmoins, la jurisprudence Département de l'Eure du 24 février 2016, a ouvert le prétoire pour ce type de demande, dès lors que les juges suprêmes du Conseil ont énoncées que « lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, la faculté d'émettre un titre exécutoire dont dispose une personne publique ne fait pas obstacle à ce que celle-ci saisisse le juge d'administratif d'une demande tendant à son recouvrement, notamment dans le cadre d'un référé-provision » (CE, 24 févr. 2016, n° 355194, Dpt de l’Eure). 

 

B-L’établissement de la responsabilité du ou des soumissionnaire(s)

 

Comme toute forme de responsabilité fautive (et non de plein droit bien entendu) d’une personne privée, il faut caractériser une faute, un préjudice et un lien de causalité. 

 

1.)La faute 

 

La faute sera caractérisée par une violation des règles anticoncurentielles ainsi que le rappelle l’article L. 481-1 du code de commerce. Néanmoins, la preuve sera facilitée si une décision dans le public enforcement est déjà intervenue. 

 

À noter qu’il est également envisageable de tenir les entreprises ayant participé à une entente responsables, même si finalement le marché a été conclu avec une entreprise n'ayant pas participé à l’entente (CE, 12 octobre 2020, n° 432981). 

 

a.)Action consécutive 

 

L’article 16 du règlement (CE) n° 1/2003 impose aux juridictions nationales de ne pas prendre de décisions contraires à celles de la Commission (ce que l’on retrouve à l’article L. 481-2 du code de commerce). Il en résulte que les juridictions nationales sont tenues de considérer une violation établie par la Commission comme une faute établie. En revanche, le règlement (CE) n° 1 /2003 est silencieux sur les décisions émanant des ANC. 

 

La directive rappelle que toute infraction constatée par une décision définitive d’une autorité nationale de concurrence soit considérée comme établie de manière irréfragable devant les juridictions nationales de l’État correspondant et au moins comme une preuve prima facie devant les juridictions des autres États membres. L’article L. 481-2 introduit une présomption irréfragable attachée à l’existence et à l’imputation à une personne qui a été constatée en France dans une décision définitive. En revanche, la décision d’une autorité d’un autre État membre constitue un simple moyen de preuve. 

 

Aucune disposition particulière n’encadre l’action consécutive dans le cas d’engagements, ni le dans règlement (CE) n° 1/2003 , ni dans la directive de 2014. Néanmoins, une jurisprudence de la Cour de justice souligne qu’une acceptation d’engagement a le caractère d’une décision et invoque le principe de coopération loyale qui incombe aux juridictions nationales. Les juridictions nationales devraient tenir compte de l’évaluation préliminaire comme « un indice » ou « un commencement de preuve » (CJUE, 23 nov. 2017, aff. C-547/16, Gasorba c/ REPSOL).

 

b.)Action autonome 

 

Dans le cas d’une action autonome, c’est-à-dire sans qu’il y ait eu au préalable une action de public enforcement, le droit commun probatoire s’applique, et la charge pèse sur la victime pour démontrer la faute.

 

2.)Le préjudice 

 

Les préjudices réparables sont encadrés par le code de commerce, l'article L. 481-3 disposant que : « le préjudice subi par Le demandeur du fait de la pratique anticoncurrentielle mentionnée à l'article L. 481-1 comprend notamment : 

 

1° La perte faite, résultant : 

a.)Du surcoût correspondant à La différence entre le prix du bien ou du service qu'il a effectivement payé et celui qui l'aurait été en l'absence de commission de l'infraction, sous réserve de la répercussion totale ou partielle de ce surcoût qu'il a éventuellement opérée sur son contractant direct ultérieur ; 

 

b.)De La minoration résultant d'un prix plus bas que lui a payé l'auteur de l’infraction;

 

2° Le gain manqué résultant notamment de la diminution du volume des ventes liée à la répercussion partielle ou totale du surcoût qu'il a été amené à opérer sur ses contractants directs ou de la prolongation certaine et directe des effets de la minoration des prix qu'il a dû pratiquer ; 

 

3° La perte de chance ; 

 

4° Le préjudice moral ». 

 

Néanmoins, il existe une présomption de préjudice en matière de cartels, l’article L. 481-7 du code de commerce disposant qu’ « il est présumé jusqu'à preuve contraire qu'une entente entre concurrents cause un préjudice ». La présomption prévue facilitera le travail de la victime, mais dans les faits, il faudra malgré tout apporter des éléments suffisamment explicites au juge. Le code de commerce reprend ici cette présomption qui avait été déjà posée de façon implicite par le Conseil d’Etat dans l’affaire Campenon-Bernard (CE, 19 déc. 2007, n° 268918, 269280 et 269293, Sté Campenon-Bernard). 

 

Pour le reste, la victime supporte la charge de démontrer l'ampleur de son dommage. Cependant, la personne publique pourra demander au juge administratif de solliciter l’avis de l’Autorité de la concurrence sur l’évaluation du préjudice (article R. 581-1 du Code de commerce).

 

Afin d’effectuer cette évaluation plusieurs méthodologies ont été proposées. En ce qui concerne le calcul du surcoût (préjudice du 1° de l’article L. 481-3 du code de commerce), les juges administratifs avaient adopté la méthode de comparaison dans le temps établissant le surcoût par le prix constaté pendant et après la fin de l'entente avait, en pratique, la faveur des juridictions administratives (CE, 27 mars 2020, n° 420491, Dpt de la Manche ; CE, 27 mars 2020, n° 421758, Dpt de l’Orne ; CE, 27 mars 2020, n° 421833, Dpt de l’Orne). Le Conseil d’Etat a validé la légalité de cette méthodologie (CE, 27 mars 2020, n° 420491, Sté Signalisation France). 

 

Il existe d’autres méthodes d’évaluation du préjudice rappelées par le Conseil d’Etat dans l’affaire « Société Lacroix City Saint Herblain » (CE, 27 avril 2021, 440348, Société Lacroix City Saint Herblain). Pour être valide ces méthodes doivent être cohérentes et permettre de saisir le préjudice dans son ensemble. Dans cette décision, le Conseil d'État a validé la méthode de comparaison des taux de marge utilisée par l'expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Nantes. En outre, le juge peut utiliser simultanément plusieurs méthodes d'évaluation du surcoût pour obtenir une estimation plus précise du surcoût, en combinant les résultats obtenus par chacune de ces méthodes.

 

Au titre des autres préjudices invocables, la Cour de justice de l’Union a pu valider l’invocabilité de la perte de chance liée à l'impossibilité d'affecter les fonds détournés par le cartel à d'autres fins d'intérêt général ou privé (CJUE, 12 déc. 2019, aff. C-435/18, Otis GmbH). 

 

Enfin, le préjudice est évalué à la date où le juge se prononce, dans les conditions de droit commun (article L. 481-8 du code de commerce). 

 

3.)Le lien de causalité 

 

Le régime de la charge de la preuve est fixé par l’article L. 485-5. L’acheteur public direct ou indirect qui prétend avoir subi un surcoût doit en prouver l’existence et l’ampleur. Cependant, l’acheteur indirect bénéficie d’une présomption subordonnée à trois conditions : le défendeur a commis une pratique anticoncurrentielle ; cette pratique a entraîné un surcoût pour l’acheteur direct ; il a acheté des biens ou utilisé des services concernés par la pratique anticoncurrentielle ou dérivés de ces derniers. Il s’agit d’une présomption simple dont le défendeur peut rapporter la preuve contraire. 

 

En matière de pouvoir adjudicateur, il s’agira d’une victime directe, néanmoins il peut être intéressant de se demander quel dispositif devra s’appliquer dans le cas où une entreprise soumissionnaire concurrente a fini par remporter l’adjudication, mais en baissant ses prix de façon incidente, en raison d’une entente entre ses concurrents soumissionnaires. 

 

Sources : 

-Passation - Marché public et indemnisation des pratiques anti-concurrentielles : attention à l'effet « ombrelle » du cartel ! - Commentaire par Marion UBAUD-BERGERON

-Commande publique - Le nouveau régime contentieux des pratiques anticoncurrentielles dans les contrats administratifs - Etude par François LICHÈRE

-Commande publique - Les progrès de l'action indemnitaire en private enforcement - Etude par Pierre LEVALLOIS

-Contrats publics et concurrence. Volume 206, Isabelle Hasquenoph , Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses

-Droit de la concurrence, Précis Dalloz, Frison-Roche 

-Fascicule Lexis Nexis, Droit de la concurrence, Synthèse - Mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE, C. Prieto 

-Ententes et contrats publics, par Sophie Pignon et Stephane Braconnier

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Blog de Droit public des affaires by Florent Cedziollo

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D'une grande curiosité, j'aime également étudier et écrire sur des sujets relatifs au droit de la concurrence ou au droit international des affaires, voire même à l'économie.

Du fait de ma formation universitaire, étant notamment Normalien en Droit-Économie-Management, j'aime allier pratique et théorie.

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