Le démembrement du droit de propriété est ancien, et source de nombreux problèmes notamment dans le cas de l'usufruit. Ces notions se retrouvent au cœur de l’actualité avec l’affaire Bettencourt notamment. L’arrêt étudié est dans la lignée d’une telle affaire, toutefois, il insiste davantage sur les droits dont dispose le nu propriétaire vis-à-vis du bien. Le portefeuille de valeurs mobilières fait partie de la fortune des particuliers mais est un bien à part. Son régime est précisé par l'arrêt rendu le 12 novembre 1998 par la première Chambre civile de la Cour de cassation.
En l’espèce, un actionnaire décède et lègue à sa veuve l’usufruit sur l’universalité des biens composant sa succession et la nue-propriété à ses enfants. La succession est réglée sans difficultés, sauf en ce qui concerne un portefeuille de valeurs mobilières diverses. En effet, durant la minorité des co-héritiers, l’usufruitière a réalisé plusieurs opérations portant sur les titres composant le portefeuille, sans demander l’autorisation des nus-propriétaires, ses enfants. L’un d’entre eux, devenu majeur, a assigné l’usufruitière en justice afin qu’elle communique les mouvements enregistrés sur le portefeuille depuis l’ouverture de la succession.
En première instance, deux décisions font droit à la demande du nu-propriétaire et condamnent l'usufruitière à payer l'astreinte liquidée par le juge de la mise en état. L'usufruitière interjette appel et la Cour considère qu'il n'y a pas lieu d'ordonner ces mesures car les portefeuilles de valeurs mobilières constituent une universalité qui est fongible et appartiennent à celui qui les détient. En conséquence, c'est seulement à la fin de son usufruit que le titulaire de celui-ci devra justifier que la substance en a été conservée. Le nu-propriétaire se pourvoi en cassation.
Il revient alors aux juges de la Haute Juridiction de décider si les dispositions de l'article 587 du code civil sont applicables aux titres et action, et de quels pouvoirs dispose un usufruitier sur un portefeuille de valeurs mobilières.
Elle rappelle que le nu-propriétaire indivis avec ses cohéritiers du portefeuille de valeurs mobilières peut prendre les mesures nécessaires à la conservation des biens indivis et en demander le partage. Il est donc fondé à demander à l'usufruitière de ce portefeuille, de lui en indiquer la consistance et la valeur, éléments nécessaires pour que la nue-propriété en soit partagée. Ces valeurs mobilières n'étant pas consomptibles par le premier usage, l'usufruitière est autorisée à gérer cette universalité en cédant des titres dans la mesure où ils sont remplacés, à charge d'en conserver la substance et de le rendre, peu important l'existence ou non d'une dispense de caution.
De telles affirmations, si elles sont nouvelles, étaient cependant annoncées par la jurisprudence antérieure et une partie de la doctrine. La Cour de cassation avait en effet déjà admis que les arbitrages successifs du premier légataire relevaient de la gestion normale du portefeuille et devaient être assimilés à des actes d'administration et non à des actes de disposition . La Cour de cassation dans le présent arrêt se contente donc de formuler le fondement d'une solution ancienne et de l'appliquer à un domaine nouveau : celui de l'usufruit.
Après avoir montré que cet arrêt est l'aboutissement d'une jurisprudence reconnaissant progressivement un droit d'usufruit sur un portefeuille de valeurs mobilière considéré comme une universalité de fait (I), il convient d'étudier les conséquences juridiques dans les rapport entre le propriétaire et l'usufruitier, mais aussi avec les tiers (II).
I. La reconnaissance officielle du portefeuille de valeurs mobilières comme une universalité de droit
Cette reconnaissance est l'aboutissement d'une évolution progressive de la jurisprudence (A), et aboutit à la qualification du portefeuille de valeurs mobilières d'universalité (B).
A. Une reconnaissance progressive de l'universalité du portefeuille de valeurs mobilières venue mettre fin à un débat doctrinal sur l'usufruit sur ces biens :
L'usufruit est défini par un arrêt de la troisième chambre civile du 18 janvier 1984 comme le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d'en conserver la substance. L’usufruitier, parce qu’il n’a pas l’abusus, ne peut pas porter atteinte à la substance de la chose. Cette présentation traditionnelle ne convient pas lorsque l’usufruit porte sur des choses consomptibles. C'est pourquoi, lorsque l’usufruit porte sur une chose consomptible, reconnaître l’usage à l’usufruitier revient à lui permettre de disposer de la chose. Parce que l’usufruitier de la chose consomptible a finalement l’abusus matériel de la chose, lorsqu’un usufruit porte sur des choses consomptibles, on ne l’appelle plus usufruit mais quasi-usufruit. Le quasi-usufruitier n'a alors pas besoin de rendre compte de sa gestion au propriétaire. En principe, toutes les choses consomptibles sont des choses fongibles. Des auteurs, tels que J. Carbonnier ou V.M. Grimaldi, parlaient alors d'un quasi-usufruit en matière de valeurs mobilières.
La jurisprudence, sans toutefois consacrer la solution, avait déjà semblé reconnaître implicitement une universalité de fait du portefeuille de valeurs mobilières. Elle avait déjà précisé dans des arrêts rendus le 4 avril 1991 par la première chambre civile et le 12 juillet 1993 par la chambre commerciale que les valeurs mobilières « ne sont pas consomptibles par le premier usage ». L'universalité de fait de ces valeurs mobilières n'est alors pas explicite, mais de nombreux auteurs estimaient déjà qu'elle existait implicitement dans les arrêts rendus par la Cour de cassation.
La Cour de Cassation met fin à ce débat en suivant l'opinion doctrinale majoritaire.
B. Une décision de principe venant confirmer la valeur non consomptible des valeurs mobilières et l'existence d'une universalité
La Cour de cassation a tranché : un portefeuille de valeurs mobilières constitue une universalité de fait, c'est-à-dire « un ensemble homogène et permanent, distinct des éléments qui le composent et soumis à un régime juridique unique », selon la définition de S. Rouxel. Cet élément vient ainsi s'ajouter aux bibliothèques et collections, troupeaux, pépinières et fonds de commerce reconnus par la loi. La jurisprudence vient ainsi compléter cette liste pourtant restrictive.
La reconnaissance du portefeuille de valeurs mobilières comme une universalité est une innovation d'importance. Là où auparavant il fallait l'accord de l'usufruitier et du nu-propriétaire, maintenant l'usufruitier seul est admis à prendre des initiatives. Il doit gérer ce portefeuille. De ce fait, il n'a plus besoin de l'accord du nu-propriétaire, contrairement à la situation du quasi-usufruit. Parce qu'elle procède du réalisme, la qualification d'universalité du portefeuille d'actions mobilières était souhaitée par une très grande partie de la doctrine. En substituant un usufruit sur le portefeuille à celui s'exerçant sur chaque valeur mobilière, c'est un équilibre nouveau qui s'établit entre nu-propriétaire et usufruitier.
Cette jurisprudence est constante depuis lors. Elle a notamment été reprise dans un arrêt du 16 juin 2011.
II. La distribution des pouvoirs respectifs à l'usufruitier et au nu-propriétaire sur un portefeuille de valeurs mobilières
Une meilleure gestion des biens démembrés est recherchée mais elle sera obtenue au prix d'un affaiblissement des droits du nu-propriétaire (A). La Cour de cassation pose les principes de ce nouvel équilibre dont il y a lieu d'apprécier la portée, notamment vis à vis des tiers (B).
A. L'augmentation des pouvoirs de gestion de l'usufruitier et de ses obligations, au détriment de ceux du nu-propriétaire :
Le portefeuille de valeurs mobilières est une universalité que l'usufruitier est autorisé à gérer en cédant des titres dans la mesure où ils sont remplacés. L'usufruitier d'un portefeuille peut céder les valeurs mobilières qui le constituent. Les valeurs mobilières contenues dans un portefeuille perdent leurs caractéristiques propres pour devenir fongibles entre elles. Elles forment une universalité parce qu'elles sont considérées par leur seul trait commun, celui d'être des valeurs mobilières. C'est en vertu de ce droit de propriété dont est titulaire l'usufruitier de choses fongibles qu'il est admis à les céder.
Ce droit de céder reconnu à l'usufruitier est tempéré par l'obligation de conserver la substance de l'universalité. Cette obligation lui interdit d'en épuiser le contenu par des prélèvements qui excéderaient ses droits d'usufruitier. Aussi ne peut-il céder des titres que dans la mesure où ils sont remplacés. De la même manière, l'obligation de conserver la substance du portefeuille interdit à l'usufruitier d'entreprendre une gestion périlleuse. En cas de manquement à ces obligations, le nu-propriétaire pourrait solliciter des mesures conservatoires, engager la responsabilité de l'usufruitier , voire demander la révocation de l'usufruit sur le fondement de l'article 618 du Code civil. Un arrêt d ela première chambre civile du 21 mars 1962 précise que le nu propriétaire peut, pendant la durée de l'usufruit, contraindre l'usufruitier à effectuer les actes tendant à la conservation du bien grêvé d'usufruit.
De plus, l'usufruitier a l'obligation d'indiquer la substance et la valeur du bien en cours d'usufruit. En principe, il doit verser une caution en début d'usufruit. Toutefois, cette règle n'est pas d'ordre public, et la cour rappelle que même en cas de dispense de caution, l'usufruitier est tenu d'une obligation d'information de la valeur du portefeuille à l'égard du nu-propriétaire, afin d'assurer la pérennité du bien.
De ce fait, un nouvel équilibre est créé entre le nu-propriétaire et l'usufruitier, équilibre issu d'un certain réalisme. Toutefois, cela emporte des conséquence, notamment à l'égard des tiers.
B. Un nouvel équilibre entre usufruitier et nu-propriétaire, mais aussi à l'égard des tiers
L'usufruit de portefeuille se distingue du quasi-usufruit de valeurs mobilières qui repose sur un équilibre différent. La Cour de cassation refuse d'appliquer aux valeurs mobilières la qualification de choses consomptibles : la solution est classique et n'est pas contestée . L'usufruitier de portefeuille et le quasi-usufruitier ont en commun un caractère essentiel, celui d'être propriétaires des valeurs mobilières sur lesquelles ils exercent leurs droits. Les différences procèdent de ce que l'usufruitier de portefeuille a l'obligation d'en conserver la substance tandis que le quasi-usufruitier a le droit de consommer les choses, objets de son quasi-usufruit, sans avoir à les remplacer mais seulement l'obligation de les restituer en équivalent ou pour leur valeur lors de son extinction. L'existence d'un usufruit sur un portefeuille de valeurs mobilières considéré comme une universalité de fait emporte des conséquences à l'égard des tiers, qui sont en rupture avec la situation antérieure.
D'une part, les relations de l'usufruitier avec l'établissement teneur de comptes de valeurs mobilières paraissent devoir se simplifier. Les compte doivent être ouverts sous le seul nom de l'usufruitier. Le nu-propriétaire peut certes exiger de l'usufruitier un droit de regard sur le fonctionnement du compte, sous la forme d'une information préalable à tout mouvement ou, plus généralement, d'un inventaire périodique du portefeuille, mais il n'a pas de pouvoir d'autorisation sur cette gestion.
D'autre part, le nu-propriétaire n'est plus à l'abri des créanciers de l'usufruitier de portefeuille. Puisque celui-ci est propriétaire des valeurs mobilières qui y sont contenues, la conséquence s'impose qu'elles font partie du gage de ses créanciers qui peuvent les saisir.
Il convient toutefois de noter que cet usufruit n'a vocation à s'appliquer qu'à des valeurs mobilières en portefeuille. Toutes ces valeurs s'y trouvent rassemblées parce qu'elles ont pour seule destination de conserver un capital et de dégager des résultats : ce sont des titres de placement qui sont considérés sous leur seule utilité financière. La situation est profondément différente lorsque les titres confèrent le contrôle d'une société ou de façon plus générale lorsqu'il s'agit de titres de participation.
Le souci de protection des intérêts du nu-propriétaire a conduit une partie de la doctrine à critiquer par anticipation le pouvoir ainsi conféré à l'usufruitier. On peut craindre les erreurs d'appréciation de l'usufruitier qui, par des arbitrages malheureux, risque de compromettre la valeur du portefeuille. Ensuite, lorsque la cession porte sur des instruments financiers conférant des droits de vote, l'usufruitier a la possibilité de priver le nu-propriétaire d'un éventuel pouvoir de contrôle au sein d'une société. Enfin, la liberté conférée à l'usufruitier ne peut qu'engendrer des conflits en fin d'usufruit, puisqu'il faudra alors déterminer les valeurs qui, à l'intérieur