Entre le 1er et le 2 mai, Israël a commémoré comme chaque année le Jour de la Shoa « Yom HaShoa ».
Lors de cette journée, se succèdent les commémorations dans toutes les villes, écoles et lycées d’Israël. A 10 heures du matin, une sonnerie raisonne durant deux minutes dans tout le pays. Pendant ces deux minutes, le pays s’arrête, les radios stoppent leurs programmes, les automobilistes sortent de leurs voitures, les passants s’arrêtent et tous les habitants se figent pour se souvenir des millions de victimes de la barbarie nazie.
Cette célébration est l’occasion de revenir sur une question juridique aujourd’hui vieille de 50 ans, le procès d’Adolf Eichmann. En effet, le procès s’était ouvert le 11 avril 1961. Ironie de l’histoire, Moshe Landau, le juge présidant de la Cour suprême d’Israël durant le procès, est décédé à l’âge de 99 ans, le jour de commémoration de la Shoa.
Le débat dans la société civile
Après la Seconde Guerre mondiale, Adolf Eichmann, qui avait dirigé le bureau des Affaires juives de l'Office central de sécurité du Reich et organisé les déportations vers Auschwitz, s'enfuit d'Autriche et parvint en Argentine, où il vécut sous le nom de Ricardo Klement. En mai 1960, des agents du Mossad, le Service de renseignement israélien, s'emparèrent d'Eichmann en Argentine et le transportèrent à Jérusalem pour qu'il soit jugé par un tribunal israélien.
Le gouvernement israélien nie tout d'abord être impliqué dans cet enlèvement et prétend qu'il est le fait de volontaires civils juifs chasseurs de nazis. L’annonce de la capture par David Ben Gourion, Premier Ministre de l’époque, est acclamée debout par les députés.
Cependant, pour beaucoup cette action contrevient au droit international et met en cause la souveraineté de l'État argentin. Les protestations furent nombreuses en Argentine, dont celle très officielle du gouvernement Frondizi, avant que des manifestations néo-nazies, marginales, dans le monde voient le jour et avec elle regain d’actes antisémites.
Même dans la communauté juive, la capture et le futur procès d’Eichmann créent la controverse. En effet, Nahum Goldmann, le président du congrès juif mondial et le philosophe Martin Buber souhaitaient le voir traduit devant une Cour internationale. Pour David Ben Gourion, la réponse ne faisait pas de doute puisque le génocide s'inscrivait dans l'histoire juive.
Cependant, cette apparente « violation » du droit international fut contrebalancée par l'intérêt de la communauté internationale.
Le procès va permettre de révéler au monde entier l'ampleur des atrocités nazies. Le procès permit une plus grande ouverture en Israël; de nombreux survivants de la Shoah se sentirent enfin capables de raconter leur histoire et leurs souffrances.
De plus, le procès Eichmann fut l'occasion d'un débat sur les frontières juridiques et symboliques de la souveraineté d'Israël, sur ses rapports avec les autres communautés juives et le reste du monde.
Le débat dans le prétoir
L’enlèvement en territoire argentin
L’enlèvement se justifie par le fait que l’Argentine battait tous les records de non-extradition de criminels nazis. De plus, après 15 ans la prescription s’appliquait pour les crimes commis pendant la seconde guerre mondiale. La seule solution de substitution aurait été de tuer Eichmann directement dans les rues de Buenos Ares, puis que le tueur se livre à la justice. Dans des précédents, cette méthode fut employée, avec au final l’acquittement de l’assassin justicier.
Selon les juges, l’enlèvement d’Eichmann est une violation du droit international, qui ne concerne que les états d’Israël et d’Argentine, et non Eichmann lui-même. Or ces deux gouvernements ont fait le 3 août 1960 une déclaration conjointe disant que l’incident était clos. Il est à noter que le fait qu’Eichmann soit en situation illégale en Argentine a favorisé cet accord. Eichmann était de facto apatride, car l’Allemagne lui refusa également sa protection.
La convention sur les génocides de 1948 et la loi pénale israélienne de 1950
La convention sur les génocides de 1948 stipule que « les personnes accusées de génocides seront jugées par un tribunal compétent des Etats sur le territoire desquels l’acte a été commis, ou devant un tribunal criminel international qui sera compétent ». Bien qu’Israël ait signé cette convention, elle ne s’y est pas pliée.
Certains pensaient que seul un tribunal international pouvait juger ce crime contre les juifs qui est aussi un crime contre l’humanité. Mais à 2 reprises l’assemblée générale des nations unies avait rejeté les propositions de création d’un tel tribunal.
La grande majorité de l’opinion public en Israël pensait que seul un tribunal juif pouvait rendre justice aux juifs, que c’était l’affaire des juifs de juger leurs ennemis. De là l’hostilité quasi générale sur la question du tribunal international, qui aurait jugé Eichmann non pour ses crimes commis contre « le peuple juif », mais pour ses crimes commis contre l’humanité sur le corps du peuple juif.
La défense mit d’ailleurs en avant qu’aucun juif n’était qualifié pour juger ceux qui avaient mis en œuvre la Solution finale, à cause d’un manque d’impartialité. Cet argument de partialité est peu fondé et ne fut évidemment pas retenu, car finalement tous les juges peuvent faire preuve de sympathie pour la victime, en particulier ceux des tribunaux locaux d’après Nuremberg.
La loi pénale israélienne de 1950 introduisait quant à elle dans le droit israélien à la fois les qualifications de Nuremberg : le crime contre l'humanité (imprescriptible) et le crime de guerre, mais elle en créait une nouvelle qui fit couler beaucoup d'encre, le « crime contre le peuple juif » (imprescriptible également).
La rétroactivité de la loi
Une objection, adressée également au procès de Nuremberg, fut que Eichmann était jugé en vertu d’une loi rétroactive. Comme dit plus haut, la loi sur les crimes contre l’humanité datait de 1950. Cependant, le précédent de Nuremberg fut une réponse.
De plus, à la différence de la convention sur le génocide de 1948, discutée au même moment à la Knesset, et qui ne concernait que l'avenir, la loi de 1950 était rétroactive, et s'appliquait à des faits commis hors du territoire israélien, et pouvait juger de faits et des criminels déjà jugés auparavant ailleurs.
Quoiqu’il en soit, la rétroactivité est obligatoire quand il s’agit de nouveaux crimes. La question est donc plutôt de savoir si les nouvelles lois sont adéquates et si elles ne s’appliquent bien qu’à des crimes inconnus jusqu’alors.
Le crime a été commis sous le couvert d’une loi criminelle et par un Etat criminel.
La question connexe est donc celle de la nature des actes et de l’Etat qui les commet. En effet, l’Allemagne nazie est à cette époque un Etat criminel et Eichmann plaida au procès non coupable. Il insista sur le fait qu’il obéissait non seulement aux ordres, mais aussi à la loi.
La défense insista sur la notion d’« actes d’Etat » : Eichmann était un « bouc émissaire » que l’actuel gouvernement allemand avait abandonné au tribunal de Jérusalem en enfreignant ainsi le droit international.
En ce qui concerne les ordres supérieurs, selon la jurisprudence classique et selon celle d’Israël même, nul n’est tenu d’obéir à des ordres manifestement illégaux. Ceux qui ignorent la loi doivent s’en remettre à leur conscience (ce qui suppose que la loi est une émanation de ce que la conscience de chacun pourrait dicter).
Dans ce cadre, Eichmann n’a pas failli. Il n’avait pas à faire appel à sa conscience car il connaissait la loi. Le problème est que la loi elle-même et l’Etat étaient criminels…
Cela montre l’inadéquation du système juridique d’un pays non criminel pour juger de crimes commis dans le contexte d’un Etat criminel.
La sentence
La sentence fut également l’occasion d’un débat entre ceux qui pensaient que la loi devait être appliquée, et puisque Eichmann avait été condamné pour les seuls crimes (avec la trahison) définis comme des crimes capitaux, il fallait le pendre, et ceux pour qui la sentence de mort était inadaptée à l’ampleur des crimes, ces crimes défiant la possibilité d’un châtiment humain.
Adolf Eichmann fut le premier et seul nazi à être jugé à Jérusalem selon la loi israélienne de 1950 condamnant les crimes commis par les nazis et les collaborateurs (jusqu’à John Demjanjuk, gardien du camp de Treblinka, condamné mais gracié en 1993). Il fut condamné à mort et pendu le 1er juin 1962.
Le député israélien, Ivo Goldberg dit le lendemain devant l’Assemblée : « J'ai perdu ma mère, j'ai perdu mon père, j'ai perdu mes sœurs, j'ai perdu mes frères, j'ai perdu des tantes, j'ai perdu des oncles, j'ai perdu des amis il y a vingt ans. J'ai survécu aux camps avec la honte de m'en être sorti et pas eux. De ma famille et de mes amis, il ne me reste rien à part leurs souvenirs. Eichmann est mort. Et alors ? Certes cela ne fera pas revenir ma famille, cela ne fera pas non plus revenir mes amis, mais au moins il a été jugé. Qu'il ait été pendu m'est indifférent. Qu'il soit mort m'est égal. L'homme et le criminel ont été jugés et condamnés. »
Toutes ces questions où s’imbriquent le droit international et la souveraineté nationale sont à l’origine de nombreuses controverses entre les partisans d’une justice internationale et les partisans de l’Etat nation qui considèrent qu’envers et contre tout, la loi nationale doit être compétente.
C’est également cette question, avec d’autres problématiques mais toujours les mêmes arguments, qui va surgir quelques jours après la mort de Oussama Ben Laden.
Cordialement,
Emmanuel Charbit, Adv.