Le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement est le nom très poétique donné à l’accord commercial, actuellement en cours de négociation entre l’Union Européenne et les Etats-Unis.
Ce partenariat en devenir, mais qui fait déjà couler beaucoup d’encre pour de bonnes ou de mauvaises raisons, est le nouveau venu d’une série d’accords bilatéraux que l’Union Européenne négocie depuis 2006, en application d’une politique ambitieuse qui privilégie ce type de négociations de préférence aux discussions multinationales.
On peut comprendre la position de l’Union Européenne. Les difficultés à faire aboutir des négociations multilatérales au sein de l’OMC, la récente réforme de la Politique Agricole Commune, les prix élevés des produits de base et la crise économique … pardon … le faible redémarrage de la croissance ne peuvent qu’inciter à négocier de gré à gré.
L’Union Européenne espère ainsi renforcer la position de ses entreprises sur la scène internationale, dans la mesure où, estime-t-elle, 90% de la croissance à venir devrait intervenir hors d’Europe et 30 millions d'emplois dépendraient des exportations.
Le dernier accord en date est l’Accord Economique et Commercial Global (AEEG, un autre nom très poétique), conclu le 18 octobre 2013 avec le Canada. L’AEEG devrait d’ailleurs servir de référence aux discussions en cours avec les Etats-Unis, puisqu’il est destiné à permettre une baisse des droits de douanes et un assouplissement des monopoles des vins au Canada.
Il devrait également améliorer la protection des droits de propriété intellectuelle, notamment les indications géographiques… et c’est là que les ennuis commencent, car il s’agit du principal point de désaccord entre Européens et Américains.
De quoi parle-t-on ?
Le droit des appellations d’origine et des indications géographiques est difficile à aborder en raison de son positionnement dans plusieurs disciplines du droit et de la multiplicité des noms et définitions données à ces notions.
En France, l’appellation d’origine est à l’intersection du droit de la propriété intellectuelle et du droit de la consommation. Les sources de ce droit sont dispersées dans trois codes qui se citent mutuellement : l’article L. 721-1 du Code de la propriété intellectuelle, les articles L. 115-1 et suivants du Code de la consommation et les articles L. 641-5 et suivants du Code rural et de la pêche maritime.
La définition de l’appellation d’origine est la suivante : « Constitue une appellation d'origine la dénomination d'un pays, d'une région ou d'une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains ».
Depuis la loi du 2 juillet 1992, on distingue les appellations d’origine simples, réservées aux produits non agricoles, des appellations d’origine contrôlée (AOC), réservées aux produits agricoles et désignées par décret après avis de l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO).
La réglementation européenne, plus exactement les règlements 2081/92/CE du 14 juillet 1992 puis (CE) n° 510/2006 du 20 mars 2006, qui s’inspirent du droit français, ont mis en place un système d’enregistrement communautaire et de protection de deux types de dénominations géographiques :
- l’appellation d’origine protégée (AOP) qui désigne un produit dont la production, la transformation et l’élaboration doivent avoir lieu dans une aire géographique déterminée avec un savoir-faire reconnu et constaté,
- l’indication géographique protégée (IGP) qui désigne des produits agricoles et des denrées alimentaires dont les caractéristiques sont étroitement liées à une zone géographique, dans laquelle se déroule au moins leur production, leur transformation ou leur élaboration.
Le droit communautaire accorde aux appellations d’origine une protection très étendue, tant civile que pénale, contre leur utilisation pour désigner des produits similaires ou leur emploi pour désigner des produits différents ou des services, ce qui aurait pour effet de détourner ou d’affaiblir leur notoriété.
La protection ne vise pas que les produits eux-mêmes, mais également le conditionnement, l’emballage, la publicité ou les documents afférents à ceux-ci.
En d’autres termes, le régime des appellations d’origine, en France et dans l’Union Européenne, se caractérise par une délimitation stricte de l’aire géographique visée, le « terroir », et une intervention importante et active de la puissance publique (INAO ou Commission européenne) qui enregistre les appellations, en fixe les critères de reconnaissance et contrôle leur utilisation.
Aux Etats-Unis, il existe une forme particulière d’appellation d’origine spécifique aux vins, l’appellation of origin. Son régime est beaucoup plus souple que celui du droit français ou communautaire, faute d’un cahier des charges permettant de contrôler rigoureusement le lien entre les vins et leur terroir d’origine.
En effet, seule l’origine des raisins utilisés est garantie, à l’exclusion d’autres critères de production du vin. En outre, les appellations of origin sont protégées uniquement contre les utilisations ou imitations trompeuses par d’autres vins, pas contre des détournements en relation avec des produits de nature différente.
Voilà pour le droit. En pratique, il faut également tenir compte des différences quant aux régimes de protection utilisés de part et d’autre de l’Atlantique.
Deux conceptions complémentaires mais difficilement conciliables
Comme le rappelle Caroline Le Goffic, dans sa thèse « La protection des indications géographiques en France, dans la Communauté Européenne et aux Etats-Unis » (décembre 2009), les indications géographiques peuvent être protégées de deux manières : soit par les marques, soit par les appellations d’origine ou indications géographiques.
Indépendamment de ces deux systèmes, il est toujours possible d’invoquer le droit de la consommation et de la concurrence déloyale, surtout lorsque la procédure d’enregistrement a été mal respectée.
Autant l’Union Européenne s’en tient aux appellations d’origine, qui permettent de garantir un lien étroit entre le produit et son terroir, par le biais d’un cahier des charges obligatoire, autant les États-Unis privilégient le recours aux marques.
En particulier, les « indications d’origine régionale », une sous-catégorie de marques de certification exclusivement constituées d’un nom géographique, permettent de garantir que les produits désignés par ce nom présentent des caractères bien définis, en lien avec leur origine.
Ces marques sont particulièrement adaptées aux indications géographiques puisqu’elles permettent de dissocier leur titulaire de leurs utilisateurs et que leur utilisation est ouverte à toute personne respectant les conditions fixées au règlement d’usage.
La plupart des producteurs européens qui exportent leurs produits agricoles aux Etats-Unis l’ont bien compris. C’est pourquoi ils préfèrent protéger leurs indications géographiques par des marques de certification et reproduire au sein des règlements d’usage le cahier des charges de leurs AOP européennes.
Il semble donc exister deux logiques, voire deux philosophies de protection des indications géographiques. L’une est fondée sur un mécanisme de propriété privée, l’autre sur une intervention de la puissance publique.
La marque, en l’espèce une marque collective, permettra de protéger son détenteur contre toute usurpation et garantira au consommateur la qualité des produits, sous réserve que leurs règlements d’usage aient retenu des caractéristiques propres à leur origine géographique.
L’appellation d’origine, elle, permettra la protection des producteurs, mais aussi des aires géographiques où a lieu la production, et garantira au consommateur une typicité locale des produits concernés. Elle constituera également le vecteur d’une politique publique de développement et d’aménagement du territoire.
A ces deux logiques correspondent deux conceptions politiques, économiques et juridiques divergentes. Pour faire simple, et sans qu’il soit nécessaire d’adopter un point de vue idéologique, la propriété individuelle s’oppose au bien public.
En effet, si les appellations d’origine sont un droit de propriété intellectuelle, elles présentent des caractéristiques habituellement dévolues aux « choses communes ». D’une part, ni les producteurs concernés, pris individuellement, ni la collectivité territoriale où se situe l’aire géographique, ni l’Etat ne peuvent s’en approprier la propriété. D’autre part, leur usage commun est strictement réglementé.
Des négociations serrées pour un contentieux nourri
Cette dichotomie de conception sur la manière de protéger les indications géographiques se retrouve dans les négociations en cours entre Européens, qui entendent faire respecter leurs indications géographiques protégées (IGP), issus d’une autorisation Etatique, et Américains, qui n’ont pas l’intention d’abandonner la protection par des marques, propriété de l’entreprise qui les utilise.
C’est ainsi que les producteurs italiens du jambon de Parme ont été obligés, pendant quinze ans, d’exporter leur produit, qui bénéficie pourtant d’une appellation d’origine protégée, sous l’appellation « le jambon original » pour ne pas porter atteinte à la marque PARME détenue par la société canadienne Maple Leaf Foods.
Le journal « Les Echos », dans une enquête parue dans son édition du 17 février 2014, a recensé les procédures judiciaires et les contentieux sur ces sujets. En France, l’INAO gère actuellement plus de 600 litiges. Pour la seule année 2012, l’Institut a reçu 202 nouveaux dossiers, dont 170 liés aux vins et spiritueux.
Pour couronner le tout, les Etats-Unis, mais aussi le Canada, se prévalent du caractère générique de certaines appellations d’origine ou indications géographiques.
Lorsqu’un terme géographique sert à désigner un type de produit plutôt qu'à indiquer le lieu d'origine de ce produit, il devient un terme usuel et perd sa fonction d'indication géographique. Dans ce cas, leur usage ne peut être réservé à une seule partie des produits de la catégorie. En d’autres termes, ils tombent dans le domaine public et ne peuvent plus être protégés.
A titre d’exemple, la "moutarde de Dijon" désigne un certain type de moutarde sans qu’il soit besoin qu’elle ait été produite à Dijon. Tel est également le cas du Cheddar, puisque seul le "Orkney Scottish Island Cheddar" est enregistré comme AOP depuis le Règlement d’exécution (UE) n ° 1186/2013 de la Commission du 21 novembre 2013.
Dès lors, les Anglo-Saxons ont beau jeu de leur refuser une quelconque protection et ne se gênent pas pour enregistrer marques à leurs noms.
Enfin, la rivalité entre indications géographiques et marques surgit là où on ne l’attend pas forcément, en raison de la règle de la spécificité de la marque.
Certes, la plupart des lois nationales ont adopté des dispositions interdisant l'enregistrement ou le dépôt d'une marque géographique pour les vins qui ne sont pas d’origine. Le respect de ces lois est d’ailleurs contrôlé plus ou moins efficacement d’un office des marques à l’autre.
Pourtant, certaines indications géographiques de vin peuvent désigner d'autres produits que ceux de la classe 33 (boissons alcooliques). Un fabricant américain de matériels pour personnes handicapées a ainsi enregistré les marques communautaires « Chianti » et « Barolo » (!)
Le contentieux ne date donc pas d’hier, mais il prend une tournure particulièrement délicate avec les négociations en cours, dans la mesure où ni les procédures judiciaires, ni les négociations multilatérales ne peuvent réellement contribuer à donner une solution globale au problème.
Les procédures judiciaires avec des entreprises américaines coûtent cher et les probabilités d’obtenir une issue favorable sont relativement faibles. Quant aux discussions internationales, notamment au sein de l’OMC, elles sont bloquées depuis l’échec du cycle de négociations commencé à Doha.
L’accord relatif aux Aspects des Droits de la Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC), signé le 15 avril 1994 à Marrakech, prévoit bien l’interdiction des moyens induisant le public en erreur dans la désignation ou la présentation d'un produit, les actes de concurrence déloyale, les marques ou les indications géographiques qui induisent en erreur sur l'origine du produit.
Malheureusement, sa définition a minima des droits de propriété intellectuelle, et notamment des indications géographiques, permet toutes les interprétations et, au bout du compte, ne satisfait personne.
Une issue possible : le précédent canadien
Dans ces conditions, les partenaires cherchent d’autres voies de résolution des conflits, notamment la voie diplomatique aux moyens d’accords bilatéraux.
Et on en revient aux négociations en cours entre l’Union Européenne et les Etats-Unis. Elles sont longues et difficiles, mais pas pour autant condamnées à l’échec.
Tout d’abord, lors d’un précédent accord conclu en décembre 2005 sur le commerce des vins, les Etats-Unis s’étaient engagés à limiter l’utilisation de 17 appellations considérées comme génériques, notamment le bourgogne, le chablis, le champagne ou le sauternes.
Cette protection ne valait toutefois que pour l’avenir, en raison de la clause dite du « grand père », qui existe au Canada comme aux Etats-Unis et en vertu de laquelle les producteurs qui utilisaient ces appellations avant la conclusion de l’accord pouvaient continuer de s’en prévaloir. Elle n’en était pas moins un signe encourageant.
Surtout, l’accord conclu avec le Canada, le fameux AEEG, pourrait bien servir de précédent pour donner, à défaut d’une issue, au moins une direction sur la manière dont les discussions pourraient avancer.
En effet, l’AECG reconnaît le statut spécial et assure la protection, sur le marché canadien, d'une liste de 150 produits agricoles européens couverts par une indication géographique (Grana Padano, Roquefort, Elia Kalamatas Olives, Aceto balsamico di Modena…), tout en prévoyant d'ajouter, à l’avenir, d'autres noms de produits à cette liste.
En outre, certains produits, notamment le jambon de Parme obligé pendant 15 ans à exporter ses produits outre-Atlantique sous le nom de « jambon original », pourront également être commercialisés sous leur dénomination au Canada.
Pour mener à bien ces discussions, l’Union Européenne a adopté une démarche qui consiste à sélectionner des AOP ou IGP qu’elle souhaite protéger en priorité et à se concentrer sur celles-ci. Cette méthode, qui a été mise en œuvre avec le Canada, mais aussi la Corée du Sud et la Chine, semble faire ses preuves.
Seul l’avenir nous dira quel sera le résultat final du partenariat transatlantique. Les Etats-Unis ne peuvent toutefois pas se permettre d’être totalement fermés à tout compromis. Ils souhaitent en effet, grâce à cet accord, écouler une plus grande partie de leurs produits de base agricoles, notamment le blé et le soja. Ils espèrent également obtenir des quotas d’exportation équivalents à ceux négociés avec le Canada. Pour eux, l’enjeu est donc de taille.
Et demain, quelle protection ?
A plus long terme, il est permis de s’interroger sur l’avenir de la protection des indications géographiques et des appellations d’origine à l’échelle internationale. On l’a vu, les discussions à l’OMC sont au point mort et il n’existe pas, à ce jour, de système vraiment satisfaisant de protection harmonisée à l’échelle mondiale.
Caroline Le Goffic, dans sa thèse précitée, appelle de ses vœux un rapprochement des régimes nationaux ou régionaux de protection des indications géographiques. Quel que soit de l’instrument utilisé, marque ou appellation d’origine, leurs solutions gagneraient à être unifiées pour assurer une protection efficace ou à tout le moins cohérente.
Selon l’auteur, seule la mise en place d’un registre mondial, aux effets contraignants, permettrait de tempérer, à l’avenir, les effets néfastes du principe de territorialité dans la protection des indications géographiques.
Le moins que l’on puisse dire est que l’on n’en prend pas le chemin. Le registre existe, avec l’arrangement de Lisbonne, mais il est plus statistique que contraignant. A l’heure actuelle, le moyen privilégié pour protéger ces indications et appellations au-delà des frontières est la négociation bilatérale entre Etats ou organisations régionales.
L’avantage est que des résultats sont indéniablement obtenus. L’inconvénient est que la protection d’une même catégorie de produits et du terroir, risque de varier en fonction de la convention adoptée.
Sans doute est-il trop tôt pour savoir s’il faut se réjouir de cette situation ou la déplorer.