Par Julien Truc-Hermel, web-consultant en droit des particuliers. Retrouvez cet article et toutes nos publications sur notre site www.jurispilote.fr
La théorie française du patrimoine, développée par AUBRY et RAU, postule que chaque personne, chaque sujet de droit, possède un patrimoine. A ce principe de personnalité s’ajoute celui de l’universalité du patrimoine. Cela signifie que le patrimoine de chaque personne réunit l’ensemble de l’actif et du passif de celle-ci. Dès lors, même une personne très endettée a un patrimoine, bien que ce dernier ne comporte qu’un faible actif au vu de l’importance de son passif.
La conception classique du patrimoine repose enfin sur un principe d’unicité, c’est-à-dire sur l’idée que chaque personne n’a qu’un seul patrimoine. Si cette conception ne soulève pas de difficultés particulières dans le cas d’un étudiant, d’un salarié ou encore d’un retraité, qui ne regroupent au sein de leur patrimoine que des créances et des dettes d’origine personnelle ; elle s’adapte en revanche assez mal à la situation d’un entrepreneur individuel qui devra répondre sur son propre patrimoine, non seulement de ses dettes personnelles, mais encore de celles contractées pour le financement de son activité professionnelle. En effet, le Code civil prévoit que le patrimoine constitue « le droit de gage général des créanciers », ce qui autorise les créanciers personnels comme professionnels à se payer directement sur les biens propres du débiteur en cas de défaut de paiement de ce dernier [1].
C’est ainsi que le boulanger installé « à son compte » est responsable des dettes générées par son activité professionnelle sur sa télévision, son ordinateur, sa voiture etc. Le législateur a bien compris que ce mécanisme pouvait parfois constituer un frein au développement économique et à l’exercice de la liberté d’entreprendre. C’est pourquoi certaines lois ont tenté de préserver le patrimoine personnel dans des situations spécifiques. On citera à titre d’exemple la loi du 11 février 1994, qui permet à l’entrepreneur d’exclure de la garantie de l’établissement de crédit les biens qu’il souhaite, afin que ladite garantie s’exerce en priorité sur les biens professionnels en cas de défaut de paiement [2].
De même, la loi du 1er août 2003 prévoit d’exclure de la procédure de liquidation judiciaire les « biens meubles meublants nécessaires à la vie courante » ainsi que les biens non professionnels du débiteur qui sont « indispensables à l’exercice de son activité professionnelle » [3].
Outre ces aménagements légaux particuliers, la présente étude recense quatre techniques juridiques permettant à l’entrepreneur de mettre son patrimoine personnel à l’abri des créanciers professionnels. Certaines de ces techniques permettent de tester l’élasticité de la conception française du patrimoine, alors que d’autres plus récentes vont même jusqu’à la déformer.
Seront donc envisagées successivement la déclaration notariée d’insaisissabilité (I), la théorie du patrimoine d’affection (II), la fiducie-gestion (III) et l’entreprise individuelle à responsabilité limitée (IV).
I) La déclaration notariée d’insaisissabilité
La déclaration notariée d’insaisissabilité a été créée par loi n°2003-721 du 1er août 2003, dite loi DUTREIL, et est régie par les articles L. 526-1 à L.526-5 du Code de commerce. Nous étudierons la finalité (1), le champ d’application (2) et le régime (3) de ce mécanisme, ainsi que ses contraintes (4) et ses formalités (5).
1) La finalité de la déclaration
Cette technique permet à l’entrepreneur individuel de déclarer insaisissables ses droits sur l'immeuble où est fixée sa résidence principale ainsi que sur tout bien foncier bâti ou non bâti qu'elle n'a pas affecté à son usage professionnel [4].
Cela revient à déroger en partie à l’article 2285 précité en soustrayant du gage général des créanciers professionnels des immeubles qui figurent dans le patrimoine du débiteur mais qui sont destinés à son usage personnel.
2) Le champ d’application de la déclaration
La loi prévoit que les personnes éligibles à cette mesure sont les personnes physiques immatriculées à un registre de publicité légale à caractère professionnel ou exerçant une activité professionnelle, agricole, ou indépendante. Sont ainsi concernés les commerçants, artisans, agents commerciaux, agriculteurs, professionnels libéraux. En revanche, ce mécanisme ne s’applique pas aux sociétés, qui sont des personnes morales [5].
Par ailleurs, la protection concerne les droits réels immobiliers que détient l'entrepreneur sur sa résidence principale. Il peut donc s’agir d’un droit de propriété démembré (nue-propriété ou usufruit) ou bien encore d’une hypothèque détenue par l’entrepreneur sur un immeuble. Enfin, si le bien est commun aux époux, l’acte notarié peut être demandé unilatéralement, s’agissant d’un acte de conservation.
3) Le régime de la déclaration
Les biens immobiliers déclarés insaisissables sont à l’abri des poursuites des créanciers professionnels, dont la créance est née postérieurement à la déclaration. A contrario, les créanciers professionnels titulaires d’une créance née antérieurement à la déclaration et les créanciers personnels peuvent toujours saisir l’ensemble des biens inscrits dans le patrimoine du débiteur.
En cas d’emprunt de l’entrepreneur, il faut distinguer suivant la nature personnelle ou professionnelle de l’emprunt souscrit. Seuls les prêts contractés à des fins professionnelles permettent au débiteur d’opposer la déclaration au créancier poursuivant.
4) L’inconvénient de la déclaration
En sortant du gage des créanciers professionnels un certain nombre de biens immobilier, l’entrepreneur réduit la valeur globale du gage général de ces créanciers. S’agissant du recours au crédit, une telle déclaration restreint l’importance des garanties que souhaitera prendre la banque.
Cela limite donc la capacité de financement de l’activité professionnelle d’un entrepreneur. Afin de remédier à cet effet pervers, celui-ci peut donc renoncer à l’insaisissabilité de façon partielle ou totale. L’entrepreneur peut ainsi demander une déclaration d’insaisissabilité puis une renonciation partielle à son insaisissabilité au profit du banquier. Une publicité permet aux autres banques de connaitre cette renonciation accordée. Il convient donc d’effectuer sa déclaration au démarrage de l’activité, car elle sera plus efficace pour l’entrepreneur et pour les banques.
5) Les formalités à accomplir
La déclaration notariée d'insaisissabilité, comme son nom l’indique, doit être établie devant notaire, en la forme authentique. Cette formalité est requise à peine de nullité de la déclaration, qui ne produirait ainsi aucun effet à l’égard des créanciers professionnels [6]. Elle contient la description détaillée des biens et l'indication de leur caractère propre, commun ou indivis. Elle doit ensuite être publiée au bureau des hypothèques du lieu de situation de l'immeuble [7].
Enfin, pour être opposable aux créanciers professionnels postérieurs à son établissement, la déclaration doit être mentionnée sur le registre de publicité légale à caractère professionnel auquel l’entrepreneur est immatriculé [8].
Lorsque ce dernier n'est pas tenu de s'immatriculer dans un registre de publicité légale, un extrait de la déclaration doit être publié dans un journal d'annonces légales du département dans lequel est exercée l'activité professionnelle [9].
Nota Bene:
[1] Article 2285 du Code civil
[2] Loi du 11 février 1994, relative à l’initiative et à l’entreprise individuelle (Loi Madelin)
[3] Loi n°2003-710 du 1er août 2003 d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine
[4] et [5] Article L. 526-1 du Code de commerce
[6] et [7] Article L. 526-2 alinéa 1er du Code de commerce
[8] Article L. 526-2 alinéa 2 du Code de commerce
[9] Article L. 526-2 alinéa 3 du Code de commerce