I – La régression de la protection de la personne des majeurs vulnérables
A) La (fausse) liberté nouvelle du mariage (voir chronique précédente)
B) L’illusion de l’exercice du droit de vote
6. La question de la conservation du droit de vote, pour une personne protégée, ne se posait qu’en tutelle.
L’article L 5 du Code électoral, applicable jusqu’à la loi du 23 mars 2019, mentionnait en effet : « Lorsqu’il ouvre ou renouvelle une mesure de tutelle, le juge statue sur le maintien ou la suppression du droit de vote de la personne protégée. »
En curatelle, simple ou renforcée, le droit de vote de la personne protégée était maintenu, en toute circonstance.
6.1. En tutelle, la décision du juge de supprimer l’exercice du droit de vote dépendait de l’état de santé de la personne : lorsque le majeur vulnérable conservait, malgré la sévère altération de ses facultés psychiques, des lueurs suffisantes pour être en état de voter ou d’exprimer un vote, le médecin l’indiquait dans son certificat, et le juge, en audition, interrogeait le majeur sur son souhait de continuer à voter. Lorsque le majeur indiquait au juge vouloir voter, le juge maintenait le droit de vote. Tous les majeurs entendus par le juge n’étaient pas aptes psychiquement à comprendre cette question, donc à y répondre : leur droit de vote était alors, logiquement, supprimé.
Mais dans d’autres situations, plus lourdes encore, le majeur vulnérable n’était pas apte à être auditionné par le juge (que l’audition ait lieu au tribunal, ou que le juge se déplace au chevet de la personne), puisqu’incapable de pouvoir comprendre une situation ni exprimer une réponse cohérente : le majeur était considéré, au plan procédural, comme « non auditionnable ».
Etaient ainsi « non auditionnables » : une personne âgée souffrant d’une maladie d’Alzheimer (ou de toute autre maladie neurodégénérative) à un stade sévère, une personne grabataire, une personne ayant une déficience intellectuelle importante, causée par une maladie génétique, un retard du développement, un accident. En pareils cas, le droit de vote était, une fois encore, logiquement supprimé.
Ainsi, le droit de vote pouvait, en tutelle, être retiré à la personne puissamment altérée, faute d’aptitude à l’exercer.
6.2. Cette approche ne posait en pratique aucune difficulté.
Retirer le droit de vote n’était pas perçu comme une atteinte à un droit (en d’autres termes, comme une injustice), mais comme une évidence (la suppression de l’exercice du droit étant la conséquence de l’inaptitude, constatée médicalement, à l’exercer).
6.3. Aucune situation n’était définitive. Si l’état de santé d’une personne en tutelle dont le droit de vote avait été supprimé, s’améliorait, il lui suffisait d’écrire au juge des tutelles (ou de demander à son avocat de la faire) pour demander à pouvoir désormais voter, pour recouvrer ce droit, après audition.
De même, en pratique, lors de certains appels contre un jugement de tutelle ayant ordonné la suppression du droit de vote, il m’arrivait, lorsque j’étais saisi en cours de procédure d’appel, de solliciter la confirmation de la tutelle tout en plaidant la conservation du droit de vote. Et la cour d’appel infirmait le jugement sur ce point. Au nom de la dignité de la personne protégée, en l’espèce apte à demander à voter.
Ces cas étaient cependant rares, puisque la plupart des personnes relevant d’une tutelle présentent un état de santé psychique les privant de toute volonté propre, de toute aptitude à penser et agir. Leurs pensées sont ailleurs, dans un monde intérieur.
6.4. La loi du 23 mars 2019 a supprimé l’article L. 5 du Code électoral : désormais, le droit de vote est ouvert aux personnes inaptes à l’exercer, souffrant d’une altération mentale puissante, incapables de s’exprimer, ou vivant dans un monde intérieur.
Le gouvernement y voit un progrès. Le praticien y verra une illusion à bon compte : comment peut-on demander à une personne inapte à exprimer la moindre volonté, de voter ?
Au plan électoral, le seul effet notable sera l’augmentation inexorable de l’abstention.
Au plan individuel, il eut été possible de considérer que le droit de vote constituait un droit strictement personnel au sens de l’article 458 du Code civil, ne pouvant donner lieu à aucune représentation. Les échanges pré-législatifs allaient dans ce sens. Ç’eut été une maigre consolation : au moins, aucun tiers n’aurait pu extorquer une procuration à une personne sous tutelle souffrant d’un Alzheimer avancé pour voter deux fois...
Cette espérance minimale a été douchée : les procurations sont possibles, sans précaution particulière.
Les effets de cette loi sont invraisemblables :
- bien que parmi les personnes sous tutelle, seule une infime minorité ait l’aptitude intellectuelle de voter, désormais toutes les personnes sous tutelle peuvent voter. Ce droit sera donc très faiblement exercé.
- le législateur a autorisé les procurations : dès lors, dans un certain nombre de cas, un « proche », ou un tuteur familial, soucieux de voter deux fois se fera obtenir une procuration, en arrachant une signature tremblante de la personne en EHPAD, voire en l’imitant. Aucun certificat médical d’aptitude du tutélaire à donner procuration n’est exigé, aucune exigence que la procuration soit authentique n’est posée (le notaire étant garant de l’aptitude apparente de la personne, à consentir).
Au final, seules les personnes en tutelle, fort peu nombreuses, demandant à voter pourront le faire ou donner procuration à un proche : mais il leur suffisait précédemment de demander au juge de conserver le droit de vote, pour que ce soit le cas.
7. Conclusion sur le I. A/ et B/. Dans une matière caractérisée par des abus de faiblesse en série, qui ne sont que la conséquence de l’inaptitude psychique de la personne altérée à décider par elle-même, à prendre une décision éclairée, libre, sans pression ni contrainte, le fait pour le législateur de faire croire que les actes d’une personne protégée, dont le consentement est altéré ou dévoyé, devraient produire un plein effet, au même titre qu’une personne non altérée, constitue la faute intellectuelle guidant cette réforme.
Le respect de la dignité d’un majeur protégé passe par l’encadrement de sa liberté : par la loi du 23 mars 2019, le législateur feint pourtant de présenter les garanties procédurales jusqu’alors existantes (contrôles et autorisations préalables du juge des tutelles) comme des atteintes aux droits des personnes vulnérables – oubliant que le premier des droits d’un majeur protégé est celui d’être effectivement protégé, contre soi, et contre les tiers.
C’est, en effet, parce qu’une personne est psychiquement altérée qu’il importe de la protéger en encadrant sa possibilité d’accomplir un acte juridique, de se déposséder, afin qu’elle ne soit pas victime et de sa maladie et de tiers mal intentionnés.
C’est l’essence même du droit des majeurs protégés que de poser des garanties procédurales pour qu’un acte juridique important puisse être réalisé : cosignature en curatelle, autorisation préalable du juge en tutelle, garanties spécifiques (auditions) dans d’autres situations.
Hélas, l’air politique de notre temps ultralibéral étant à la dénationalisation des services publics régaliens (dont la déjudiciarisation n’est qu’un des aspects), la protection effective des majeurs vulnérables (que nous deviendrons tous, ou presque, sauf si nous venons à mourir avant), qui relève de la conception des relations intergénérationnelles au sein d’une société, n’est pas une préoccupation sérieuse des pouvoirs publics. Il faut donc, pour le législateur, déjudiciariser, c’est-à-dire éloigner du regard du juge ou du protecteur des actes importants, en prétextant que ce regard judiciaire constituerait une offense. Triste inversion des valeurs.
Le politiquement correct de notre époque, qui procède de la société de l’image, démultipliée par les réseaux sociaux, impose aux politiques de ne pas heurter les sensibilités de l’opinion (en d’autres termes, de ne pas heurter un public guidé par ses émotions, ce qui est impossible à l’ère de l’ego exacerbé et du primat des désirs vécus comme des droits, sur les devoirs qu’impose l’intérêt général). C’est ainsi qu’aucune réforme utile n’est plus audible, et que la communication a pris le pas sur le fond.
Il faut donc, par la communication politique, rallier des consentements faciles à travers un discours présentant chaque différence de traitement comme une atteinte à un idéal d’égalité – alors même que c’est la différence factuelle (un état de santé psychiquement défaillant) qui justifie la différence juridique. Ici, la communication politique portait sur le fait que les procédures d’encadrement du mariage d’un majeur altéré, ou de son droit de vote, étaient jusqu'alors injustes. Un véritable sophisme. Souhaitons que le législateur se reprenne.
Si la loi du 23 mars 2019 érode la protection de la personne des majeurs vulnérables, elle délaisse plus encore la protection de leurs biens (pour la suite, voir la chronique n° 3).
Valéry MONTOURCY
Avocat au Barreau de Paris
Droit des majeurs vulnérables (sauvegardes, curatelles, tutelles, hospitalisations)
www.montourcy-avocats.fr
2 square de l'avenue du Bois – 75116 Paris
Pour contacter le cabinet : secretariat@montourcy-avocats.fr
Tél : 01 45 72 02 52