I) Le vivre-ensemble à l’épreuve de la judiciarisation de la société française
À l’heure où le « vivre ensemble » suscite des débats passionnés au sein de notre société, surtout dans le contexte anxiogène que chacun connait, il est légitime de s’interroger sur la place de la Justice dans la résolution des conflits.
Longtemps, sans doute par atavisme, les Français ont privilégié une approche « politique » des différends, préférant saisir le Maire, le Parlementaire ou le Préfet plutôt que le Juge. La judiciarisation de la vie sociale française s’est finalement imposée à partir de la fin des années 1980, à l’instar des sociétés anglo-saxonnes.
Et le nombre d’avocats est ainsi passé d’environ 25.000 en 1992 à presque 70.000 aujourd'hui, avec au passage, de très fortes « avancées » jurisprudentielles pour bon nombre de justiciables (salariés, consommateur, locataires...) mais aussi un très fort encombrement des juridictions. En effet, ces dernières n’étaient pas équipées pour affronter un contentieux de masse dans un pays qui consacre aujourd’hui 69,50 € par habitant à sa justice là où le montant moyen des pays européens de même niveau de vie est de 84,30 € et celle de l’Allemagne de 131,20 € …
II) Les alternatives au procès
Pour remédier à cette situation, qui en dit long sur l’évolution de notre société, le législateur tente, depuis quelques années, de promouvoir les Modes Amiables de Règlement des Différends (MARD), autrement dit les alternatives au procès.
L’objectif affirmé serait de créer une « culture de la médiation » propre à éviter le procès.
Mais cette noble motivation en dissimule une autre, moins avouable : l'incapacité de l'Etat à assurer efficacement le service public de la Justice : est-il nécessaire de rappeler qu’eu égard à l’engorgement des tribunaux, l’État français est régulièrement condamné pour dépassement du délai raisonnable de jugement ? Qu’il est fréquent d’attendre 2 ou 3 ans un jugement en droit du travail ou dans un litige de copropriété, délai porté à 3 et 4 ans en cas d’appel ?
Difficile de ne pas entendre l’argument : l’état de délabrement de la justice n’est certainement pas étranger à cet encouragement aux modes amiables. Pour mémoire, le rapport de la Cour des Comptes de 2018 situait la justice française comme l’une des plus pauvres d’Europe.
Pour autant, ce mobile un peu « honteux » suffit-il à invalider la démarche non contentieuse ? Certainement pas !
En premier lieu, il faut rappeler que la finalité suprême de l’institution judiciaire est d’assurer la paix sociale. La démarche de conciliation est consubstantielle à l’idée même de Justice. Ainsi le code de procédure civile énonce, en son article 21, qu’il « entre dans la mission du juge de concilier les parties ». Plus fondamentalement, le Droit et le Juge sont déjà des modes « aimables » de règlement des conflits en qu’ils proscrivent le recours à la violence physique. Dans une certaine mesure, ils clôturent le cycle infini des représailles réciproques que les conflits pouvaient générer dans les sociétés dépourvues de tels outils.
En deuxième lieu, si le juge peut lui-même concilier les parties, il peut aussi jouer un rôle dissuasif et contribuer indirectement aux modes amiables. C'est en effet sous la pression de la justice ou à l'invitation de cette dernière que, très souvent, les parties se rapprochent. Comprendre l’enjeu des modes amiables c'est donc prendre conscience que la Justice doit fonctionner un minimum pour pousser les parties à la discussion.
Pour ces deux raisons, on aurait tort d'opposer, comme on le fait parfois, la justice et les modes amiables. Les deux sont indissociablement liés mais les rôles de chacun doivent être clarifiés.
L'éducation joue, à cet égard, un rôle majeur.
Tous les enfants ont pu, à un moment de leur vie, rêver d’un « tribunal de la cour de récréation » où chaque écolier pourrait se plaindre auprès du Juge-Directeur, avec le concours d’un avocat-instituteur, qui d’un tirage de cheveux, qui d’une bille volée, qui d’une moquerie un peu appuyée désormais inacceptable aux yeux de notre société moderne ?
Combien d'enfants, une fois devenus parents, pourraient apprendre à leurs enfants qu’il doivent d’abord réussir à vivre avec les autres par eux-mêmes ? Quel seules certaines situations graves nécessitent le recours à l’adulte-juge ? Qu'on ne peut pas poster un juge derrière chaque conflit et vivre heureux dans une telle société ?
III) Le rôle de l’avocat-médiateur
Aux côtés des médiateurs et conciliateurs, les avocats , ces professionnels du conflit « modéré », doivent prendre tout leur part dans ce grand chantier des modes amiables. Il leur appartient, au moins dans un premier temps, d’ajouter une autre approche du conflit à leur panoplie historique de beau parleur, séducteur, rhéteur, voire parfois de « pit-bull », que réclament d’ailleurs bon nombre de leurs clients…
Si, par l’écoute active des clients, par la mise en œuvre des outils de la communication non-violente et du processus collaboratif, l’avocat tentait déjà de dépasser la première approche conflictuelle dans laquelle le client s’est enfermé ou a été enfermé, au lieu de l’encourager et de la traduire en concepts juridiques abscons pour le client et si alors, il arrivait à établir le célèbre « accord sur le désaccord » auquel tout conflit doit pouvoir être réduit, combien de procès pourrait-il éviter ?
Qu’il se rassure, il restera bien des cas que le Juge seul pourra trancher et donc bien d’occasion pour démontrer ses talents rhétoriques et sa clairvoyance sur nos choix de sociétés !
Mais pour les autres, combien de procès évités, de litige rapidement résolus et combien de solutions originales et inaccessibles au Juge seront-elles trouvées ?
Les avocats se doivent d’acquérir cette culture non pour faire plaisir à la Chancellerie mais pour leurs clients. Car pour bon nombre d’entre eux, un procès sera une catastrophe psychologique, et parfois même en cas de succès : après l’adage, toujours récité mais jamais entendu, « mauvais arrangement vaut mieux que bon procès » il est aussi courant de dire qu'un procès fait deux perdants : le vainqueur, épuisé et le vaincu, revanchard...
« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » écrivait Clausewitz. On pourrait ajouter que la justice est la continuation - et même la cristallisation - du conflit par d’autres moyens.
Comment l’éviter ? Il appartient aux avocats de capitaliser sur leur profonde connaissance du conflit, pour le comprendre l’analyser et le synthétiser dans toutes ses dimensions, y compris humaines et irrationnelles, et non l’attiser.
Alors, lorsque cela sera possible, nous pourrons réduire les souffrances, rétablir la communication et chercher des solutions créatives, et seulement lorsque cela ne le sera pas, présenter au Juge un dossier déjà analysé afin de le solliciter sur les questions essentielles et/ou de principe qu’il doit trancher en droit.
Les outils existent : avec le processus collaboratif et la procédure participative, les avocats peuvent et doivent devenir les premiers acteurs de tous les modes de règlement des conflits, amiables comme contentieux. Ils ajouteront ainsi une autre dimension à la classique et uniforme approche judiciaire des dossiers, approche que nous maitrisons si bien mais dont nous constatons, au fil du temps, l’inefficacité croissante.
Il s’agit là d’un changement profond de paradigme pour le barreau. Les juges de paix ont disparu …. À quand les avocats de Paix ?