Le Sénat a validé cette nuit du 14 au 15 septembre 2010, par 246 voix contre une, le projet de loi portant sur l'interdiction de la dissimulation du visage dans l'espace public.
L'année dernière, un décret du 19 juin 2009 avait créé un article R. 645-14 dans le Code pénal, prohibant sous la menace d'une amende de la cinquième classe le fait, aux abords d'une manifestation sur la voie publique, de dissimuler volontairement son visage, afin de ne pas être identifié, dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public.
Cette contravention nécessitait la réunion de nombreuses conditions, dont certaines d'appréciation particulièrement subjective. Ainsi, quid de la dissimulation afin de ne pas être identifié? En principe, cela exclut l'arrestation du motard, qui ne porte pas un casque afin de ne pas être identifié. Mais si le motard descend de son véhicule et se déplace jusqu'à un distributeur automatique de billets? Dans ce cas, alors qu'il conserve simplement son casque pour ne pas perdre de temps, il n'est pas identifiable, et qu'est ce qui garantit que l'officier de police judiciaire n'y verra pas un comportement visant à ne pas être identifié? De même, la notion de circonstances faisant craindre des atteintes à l'ordre public apparaît particulièrement perméable. Si je circule à Paris, près de la Tour Eiffel, avec un casque, et qu'il y a une manifestation avec des fumigènes, ces circonstances de « crainte » peuvent être réunies.
En conclusion, cette incrimination mérite bien une question prioritaire de constitutionnalité.
Tout ceci pour en venir au fait que l'interdiction de la dissimulation du visage s'étend avec le présent projet de loi.
Son texte est plus simple (ce qui ne veut pas dire plus clair). Il incrimine le port d'une tenue en lui-même (I) et le fait d'imposer le port d'une tenue (II).
I – L'interdiction du port d'une tenue dissimulant le visage.
A titre liminaire, signalons qu'il s'agit d'une contravention punie d'une amende de la seconde classe. En principe, elle ne devrait pas être prévue par la loi, mais par le règlement. Ce projet ne respecte donc pas la hiérarchie des normes.
Au fait!
« Article 1er : Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. »
Nous avons une infraction plus simple, dont l'élément matériel consiste au port d'une tenue, et dont l'élément moral est caractérisé par l'intention générale, à tout le moins la conscience, de porter une tenue dissimulant le visage.
Il y a toutefois une condition préalable: le fait de circuler dans l'espace public. Cette notion est plus complexe que la voie publique visée notamment à l'article R. 645-14 du Code pénal. Dès lors, le législateur précisa la notion d'espace public:
« Article 2
I. - Pour l'application de l'article 1er, l'espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.
II. - L'interdiction prévue à l'article 1er ne s'applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s'inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. »
Nous avons une subdivision classique définition / exception.
Il nous semble toutefois que la notion de « lieu ouvert au public » va susciter des interrogations – mis à part les lieux affectés au service public. Le législateur ne retient pas la notion de lieu privé ou public, mais un critère étrange « d'ouverture ». Par exemple, une salle de concert est-elle ouverte au public? Si oui, Lady Gaga ne pourra plus se produire ou circuler en France – ce qui, convenons-en, serait dommage. Le hall d'un immeuble est-il ouvert au public?
L'article 2, II pose quant à lui des exceptions. Il exonère les motards, les malades, les professionnels (ingénieur en nucléaire), les sportifs (l'escrimeur par exemple) et les artistes lors de leurs spectacles. Donc Lady Gaga, les Tinariwen ou une artiste en niqab pourront se produire.
En revanche, certains cas posent problème. L'exonération est prévue pour les fêtes traditionnelles. Mais peut-on dire que Halloween est une fête traditionnelle? De même, quid de quelqu'un qui se déguise pour l'anniversaire d'un ami? Enfin, quid de la personne qui masque son visage à la bodega du Stade français? Il ne s'agit d'une fête ni artistique ni traditionnelle, il ne s'agit pas non plus d'une manifestation sportive.
Addendum: Le gouvernement présente ce projet comme ayant pour but de protéger les femmes à qui on impose le port de la burqa. Soit, je n'entre pas dans le débat. Ce qui me gêne par contre, c'est qu'on sanctionne des femmes que l'on présente comme des victimes. Il s'agit d'une conception particulièrement dangereuse des choses...
II – L'interdiction d'imposer le port d'une tenue dissimulant le visage
Le projet prévoit la création d'un article 225-4-10 disposant que:
« Le fait pour toute personne d'imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d'autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d'un an d'emprisonnement et de 30.000 € d'amende.
Lorsque le fait est commis au préjudice d'un mineur, les peines sont portées à deux ans d'emprisonnement et à 60.000 € d'amende. »
Ce projet est très gênant.
S'agissant de la menace (verbale ou non), la violence (verbale ou physique) ou la contrainte, une incrimination existe déjà. En effet, l'article 222-13, 4° du Code pénal punit les violences commises sur son conjoint même si elle n’ont pas causé d’incapacité totale de travail de trois ans de prison et 45.000€ d’amende. Ce qui est bien le cas prévu par la loi.
De même, l'article 222-18 incrimine la menace de commettre des violences, et la punit des mêmes peines, si elle est faite avec l’ordre de remplir une condition : par exemple, « mets un niqab ou je te frappe ». Les peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et 75.000€ d'amende s'il s’agit d’une menace de mort.
Or, en application de la règle selon laquelle les lois spéciales dérogent aux lois générales (specialia generalibus derogant), il faudrait désormais appliquer l'article 225-4-10.
La peine serait donc moins sévère.
S'agissant de l'abus d'autorité ou de pouvoir, depuis la réforme de 1965 les époux sont égaux en droit. L’époux n’a donc ni pouvoir ni autorité dont il pourrait abuser.
Les conditions de l'abus d'autorité ou de pouvoir ne seront donc, en pratique, jamais réunies.
En revanche, elles pourraient l'être entre parent et enfant.
Mise à jour le 20 sept. 2010 : Je viens de me rappeler un élément intéressant qui mérite d'être mentionné. Dans son rapport du 25 mars 2010, le Conseil d'Etat considère qu'une loi est inutile. Il affirme que le port du voile intégral est déjà prohibé, en ce qu'il l'a déclaré incompatible avec les valeurs de la République. Le Conseil ajoute que diverses dispositions interdisent déjà, plus généralement, la dissimulation du visage, en la considréarant soit comme infraction autonome, soit comme circonstance aggravante.
Addendum du 8 oct. 2010 : Le Conseil constitutionnel, dans sa décision d'hier 8 octobre, n°2010-613, vient de déclarer la loi conforme à la Constitution. Le Considérant 5 dispose: "Considérant qu'eu égard aux objectifs qu'il s'est assignés et compte tenu de la nature de la peine instituée [...], le législateur a adopté des dispositions qui assurent, entre la sauvegarde de l'ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n'est pas manifestement disproportionnée [...] ". La seule restriction est que cette loi ne doit pas être appliquée aux lieux de culte ouverts au public.