Une nature juridique différenciée
La problématique que pose la nature juridique de l’abonnement téléphonique et plus précisément la question de savoir si de tel abonnement constitue ou non des contrats administratifs, fait surgir de nombreuses divergences dans les tribunaux marocains. Dans des décisions plus anciennes rendues par ces tribunaux, en particulier deux tribunaux à savoir le tribunal administratif d’Agadir et de Rabat, traduisent pour le moins des décisions contradictoires.
Les deux décisions ne peuvent en effet que laisser l’observateur perplexe, puisque pour expliquer les solutions retenues, les termes argumentation empruntés ont abouti à des conclusions très contrastées et différentes à tout point de vue.
Pour le tribunal administratif d’Agadir (T.A.A)[1], place l’abonnement téléphonique à la catégorie d’un contrat administratif. Cette compétence est puisée par l’article 6 de la loi 15/95 portant code de commerce qui stipule que la qualité de commerçant s’acquiert par l’exercice habituel ou professionnel de certaines activités, dont nommément les télécommunications. Or même si ledit article a donné la qualité de commerçant aux postes et télécommunications, cela ne signifie guère que tous les contrats conclus en ce domaine doivent forcément revêtir un caractère commercial, d’autant que le législateur ne l’a pas prévu expressément et alors même que le contrat en question remplit les conditions d’un contrat de droit administratif.
A contrario, le Tribunal administratif de Rabat (T.A.R)[2] s’est déclaré incompétent pour statuer sur l’abonnement téléphonique qui ne constitue pas, d’après son argumentation, un contrat administratif. Or, la déclaration de cette incompétence repose sur un raisonnement juridique dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est incontestable.
D’abord le tribunal a estimé que le contrat d’abonnement téléphonique est un contrat de droit privé régissant les relations entre usagers et secteur. Ce type de contrat doit, selon lui, être considéré comme faisant partie par nature, des contrats d’adhésion soumis aux règles applicables en matière d’inexécution des contrats. Ensuite, si l’article 8 de la loi 41/90 instituant les tribunaux administratifs donne compétence à ces derniers pour statuer sur les litiges relatifs aux contrats administratifs, il ne leur attribue pas cette compétence en ce concerne les contrats d’adhésion qui ne peuvent être considérés comme des contrats administratifs, même s’ils contiennent des conditions qui ne sont pas habituellement contenues dans les contrats de droit privé. Enfin il est précisé que le T.A.R à qui est soumis le litige peut soulever de plein droit son incompétence en raison de la matière s’agissant d’ordre public.
Or si le jugement du T.A.A se situe dans une logique jurisprudentielle constante et irréprochable celui du tribunal de Rabat opère sans doute ce que l’on appelle un « revirement jurisprudentiel ». Cette décision dans cette affaire est l’occasion, tant on aurait préféré qu’elle n’existât point, d’une réflexion sur la nature des pouvoirs du juge administratif dans le contentieux contractuel, au moment où se pose la question sur les objectifs réalisés par la réforme judiciaire de 1991.
La portée de la solution retenue par le T.A.R
Sans contrainte d’être démenti, jamais à notre connaissance une juridiction administrative n’avait statué dans un sens analogue. Cela renvoie à la jurisprudence qui a établi les critères des contrats administratifs considérants constamment les contrats d’abonnement téléphonique comme des contrats administratifs. L’administration de l’Office nationale des postes et télécommunications (ONPT) étant tenue de passer de tels contrats avec des personnes qui remplissent les conditions pour contracter, il s’agit d’un domaine où l’on peut parler ni de libre choix ni de mise en concurrence. C’est témoigner donc, que ces contrats relèvent d’une procédure complexe, ne peuvent être conclus librement et comportent forcément un certain formalisme. D’ailleurs tant en droit positif marocain que français pour qu’un contrat puisse revêtir le caractère administratif, trois conditions doivent être réunies :
ü L’une des parties doit être une personne de droit public. En vertu de la loi n° 1.84.8 du 1er octobre 1984, l’ONPT constitue un établissement public à caractère industriel et commercial, qui exerce une activité vitale de l’Etat dans le domaine des télécommunications. En conséquence il est sans doute une personne de droit public.
ü Le contrat doit concerner la gestion d’un service public. On pourrait affirmer dans cette deuxième condition que, contrairement à ce qu’a décidé le T.A.R, l’encaissement des montants des communications et les liaisons avec les consommateurs n’ont pas pour exclusivité un objet commercial mais au-delà de la bonne gestion d’une activité vitale au secteur public et d’intérêt général.
ü La personne morale de droit public doit recourir aux règles du droit public dans le contrat, c'est-à-dire aux prérogatives exorbitantes du droit commun. A cet égard, on peut invoquer les dispositions expresses de l’article 20 du Dahir du 10 janvier 1984 qui stipule que « le recouvrement forcé des créances de l’Office National des Postes et Télécommunications est effectué conformément aux dispositions du Dahir du 21 Août 1935 portant règlement sur les poursuites en matière d’impôt et taxes assimilées ».
Toutefois, en se déclarant incompétent, le T.A.R s’est livré à la logique de l’absurde. Il a péché par défaut de discernement quant il a confondu dans les vastes catégories des contrats ceux ayant un caractère administratif et ceux qui en sont dépourvus, méconnaissant ainsi les limites des pouvoirs que lui procure l’article 8 de la loi 41/90.
Par ailleurs, l’abonnement téléphonique est un contrat administratif qui peut poser des problèmes d’interprétation, autrement dit c’est le contentieux de l’interprétation qui, indépendamment de toute autre question porte sur le sens à donner aux stipulations contractuelles, soit à la demande des parties, soit sur renvoi d’un tribunal judiciaire. L’injustice dont peut se plaindre l’administré ou le citoyen victime du jugement du TAR ne vient pas de ce qu’il existe une juridiction administrative de Rabat mais de sa prétendue incompétence « en raison de la matière s’agissant de règles d’ordre public ».
Certes, avec la multiplication de lois lacunaires et contradictoires ainsi qu’avec le caractère incertain de certaines autres, par exemple celles relatives aux privatisations, il se peut que le juge ne trouve plus dans la loi les certitudes et les contraintes sur lesquelles il fondait autrefois sa jurisprudence, se croyant apte à user largement de son pouvoir d’interprétation voire de correction des normes juridiques les plus impératives au nom de son sen de l’équité.
Or s’agissant de la nature juridique des contrats d’abonnement téléphonique, une telle argumentation ne résiste point à l’analyse, car il s’agit de contrat conclus dans un contexte juridique imposé par le législateur ; les pouvoirs du juge sont alors évidement limités par l’objet même de ce contentieux, qui est de donner un sens aux stipulations contractuelles. Le caractère administratif des contrats d’abonnement téléphonique est dès lors incontestable.
Le TAR a donc emprunté un raisonnement jamais soutenu jusqu’ici selon lequel il serait incompétent, puisque les contrats d’abonnement téléphonique étant des contrats d’adhésion qui ne peuvent être considérés comme des contrats administratifs, même s’ils contiennent des conditions ou des clauses que ne renferment pas usuellement les contrats de droit privé. C’est une nouveauté qui va à l’encontre de ce que visait le législateur en créant les tribunaux administratifs, en l’occurrence éviter les dénis de justice, les conflits de compétence et de sécurité chez les citoyens et renforcer leur protection face aux injustices.
En conclusion
Il ne faut pas s’étonner de ne pouvoir situer la jurisprudence du TAR dans aucune des voies choisies jusqu’ici dans les solutions données à la question issue de l’octroi de la mission de service public et de prérogative de puissance publique à des organismes de qualifications juridique incertaine. On peut se demander dès lors si l’état de crise dans laquelle la magistrature administrative s’enfonce ne va pas contribuer à sa radicalisation et à son éclatement, et si ce n’est pas là une confirmation des incertitudes qui planent sur le projet d’une réforme judiciaire utopique et pour le moment largement inachevée.
Par ISSA SAID
[1] T.A.A, jugement n°7198 du 15 janvier 1998
[2] T.A.R, jugement n°62 du 2 avril 1996