La rupture, entendue comme technique de remise en cause des fondements du procès, est loin d’être une invention récente. On la découvre à l’époque classique, avec le procès de Socrate. On la retrouve au XVe siècle, à l’occasion du jugement de Jeanne d’Arc. On perçoit son efficacité avec la défense des poseuses de bombes du FLN lors de la Guerre d’Algérie. On constate, enfin, son utilisation hasardeuse dans le dernier acte de l’affaire Kerviel. La stratégie de rupture est donc millénaire, mais sa théorisation – la formalisation quasi scientifique de son principe - est récente.
Elle se fait, d’abord, sous la plume de Marcel Willard[1], lequel préconise que « l’accusé se [fasse] accusateur » afin de rompre la logique classique du procès pénal. Elle est, surtout, explicitée par Jacques Vergès dès les premières pages de son œuvre majeure, ‘De la stratégie judiciaire’[2]. Ainsi, selon les termes de l’avocat disparu en 2013, « la distinction fondamentale qui détermine le style du procès pénal est l'attitude de l'accusé en face de l'ordre public. S'il l'accepte, le procès est possible, et constitue un dialogue entre l’accusé qui s'explique et le juge dont les valeurs sont respectées. S’il le refuse, l’appareil judiciaire se désintègre, c’est le procès de rupture ». La rupture est donc une posture de refus adoptée par l’accusé. Il rejette la légitimité de la loi dont la méconnaissance lui est reprochée, tout en faisant appel à d’autres normes – qu’elles soient juridiques, morales ou religieuses.
Séduisante, la stratégie de rupture n’en est pas moins qu’un schéma, un simple modèle théorique. La rupture ne peut être totale, puisqu’il est ici question de renverser les règles du procès, non de les ignorer. D’ailleurs, Me Jacques Vergès l’appliqua de manière très mesurée à l’occasion du procès de Klaus Barbie. Après une timide plaidoirie de rupture (dont le propos peut être résumé à « vous entendez juger mon client au nom de l’humanité, mais l’humanité[3] n’est présente que sur les bancs de la défense »), l’avocat adopta une posture de « connivence », en prenant le parti de discuter de la réalité des infractions reprochées.
La stratégie de rupture est tant un moyen qu’une finalité. Elle est moyen lorsqu’elle est un instrument visant à convaincre l’opinion publique de l’illégitimité de la loi telle qu’appliquée par le tribunal – ainsi le Chœur dans Antigone de Sophocle. Mais elle est également une finalité lorsqu’à l’évidence, le moyen ne saurait prospérer. Elle donne alors au procès sa dimension historique, héroïque, mais aussi dramatique. Ainsi, le procès de Louis XVI, à l’occasion duquel la rupture ne fut pas mise en œuvre par la défense mais par l’accusation. Souvenons-nous des célèbres recommandations de Robespierre au Comité de législation en 1792. « Louis [XVI] n’est point un accusé ; vous n’êtes point des juges ; vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme : mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer (…). Louis fut roi, et la république est fondée ; la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots (…).Le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c’est la même chose. L’un ne comporte pas d’autres formes que l’autre ; le procès du tyran, c’est l’insurrection ; son jugement c’est la chute de sa puissance ; sa peine celle qu’exige la liberté du peuple ».
L’on conviendra cependant que les « accusations de rupture » demeurent exceptionnelles. C’est une vérité éternelle que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. La chose est identique s’agissant de la règle de droit. D’aucuns penseront ici aux accords de Londres du 8 août 1945 qui, tout en érigeant le Tribunal Militaire de Nuremberg, violait les règles élémentaires de la légalité criminelle. On perçoit ici difficilement l’opportunité de recourir à d’autres normes que celles que le pouvoir peut directement consacrer. En somme, pour reprendre la célèbre formule d’André Laignel, l’accusation pourrait se targuer d’affirmer à l’accusé qu’il a « juridiquement tort parce qu’[il est] politiquement minoritaire ».
Ces considérations liminaires étant posées, il est temps de répondre à la question que tout juriste se pose, lorsqu'il est confronté à la rupture. Quelle est son efficacité ? Est-elle un outil pertinent, susceptible de faire vaciller le sort du procès ; ou témoigne-t-elle de l'incapacité du plaideur à développer des arguments juridiques au soutien de sa cause ? À cette interrogation, la réponse est complexe puisqu’extrêmement liée aux circonstances de chaque espèce.
À suivre…