De la stratégie de rupture (premiers développements)

Publié le Modifié le 24/01/2015 Vu 8 044 fois 1
Légavox

9 rue Léopold Sédar Senghor

14460 Colombelles

02.61.53.08.01

Étude dédiée Jacques Vergès.

Étude dédiée Jacques Vergès.

De la stratégie de rupture (premiers développements)

La rupture, entendue comme technique de remise en cause des fondements du procès, est loin d’être une invention récente. On la découvre à l’époque classique, avec le procès de Socrate. On la retrouve au XVe siècle, à l’occasion du jugement de Jeanne d’Arc. On perçoit son efficacité avec la défense des poseuses de bombes du FLN lors de la Guerre d’Algérie. On constate, enfin, son utilisation hasardeuse dans le dernier acte de l’affaire Kerviel. La stratégie de rupture est donc millénaire, mais sa théorisation – la formalisation quasi scientifique de son principe - est récente.

Elle se fait, d’abord, sous la plume de Marcel Willard[1], lequel préconise que « l’accusé se [fasse] accusateur » afin de rompre la logique classique du procès pénal. Elle est, surtout,  explicitée par Jacques Vergès dès les premières pages de son œuvre majeure, ‘De la stratégie judiciaire’[2]. Ainsi, selon les termes de l’avocat disparu en 2013, « la distinction fondamentale qui détermine le style du procès pénal est l'attitude de l'accusé en face de l'ordre public. S'il l'accepte, le procès est possible, et constitue un dialogue entre l’accusé qui s'explique et le juge dont les valeurs sont respectées. S’il le refuse, l’appareil judiciaire se désintègre, c’est le procès de rupture ». La rupture est donc une posture de refus adoptée par l’accusé. Il rejette la légitimité de la loi dont la méconnaissance lui est reprochée, tout en faisant appel à d’autres normes – qu’elles soient juridiques, morales ou religieuses.

Séduisante, la stratégie de rupture n’en est pas moins qu’un schéma, un simple modèle théorique. La rupture ne peut être totale, puisqu’il est ici question de renverser les règles du procès, non de les ignorer. D’ailleurs, Me Jacques Vergès l’appliqua de manière très mesurée à l’occasion du procès de Klaus Barbie. Après une timide plaidoirie de rupture (dont le propos peut être résumé à « vous entendez juger mon client au nom de l’humanité, mais l’humanité[3] n’est présente que sur les bancs de la défense »), l’avocat adopta une posture de « connivence », en prenant le parti de discuter de la réalité des infractions reprochées.

La stratégie de rupture est tant un moyen qu’une finalité. Elle est moyen lorsqu’elle est un instrument visant à convaincre l’opinion publique de l’illégitimité de la loi telle qu’appliquée par le tribunal – ainsi le Chœur dans Antigone de Sophocle. Mais elle est également une finalité lorsqu’à l’évidence, le moyen ne saurait prospérer. Elle donne alors au procès sa dimension historique, héroïque, mais aussi dramatique. Ainsi, le procès de Louis XVI, à l’occasion duquel la rupture ne fut pas mise en œuvre par la défense mais par l’accusation. Souvenons-nous des célèbres recommandations de Robespierre au Comité de législation en 1792. « Louis [XVI] n’est point un accusé ; vous n’êtes point des juges ; vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’État et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme : mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer (…). Louis fut roi, et la république est fondée ; la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots (…).Le droit de punir le tyran et celui de le détrôner, c’est la même chose. L’un ne comporte pas d’autres formes que l’autre ; le procès du tyran, c’est l’insurrection ; son jugement c’est la chute de sa puissance ; sa peine celle qu’exige la liberté du peuple ».

L’on conviendra cependant que les « accusations de rupture » demeurent exceptionnelles. C’est une vérité éternelle que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. La chose est identique s’agissant de la règle de droit. D’aucuns penseront ici aux accords de Londres du 8 août 1945 qui, tout en érigeant le Tribunal Militaire de Nuremberg, violait les règles élémentaires de la légalité criminelle. On perçoit ici difficilement l’opportunité de recourir à d’autres normes que celles que le pouvoir peut directement consacrer. En somme, pour reprendre la célèbre formule d’André Laignel, l’accusation pourrait se targuer d’affirmer à l’accusé qu’il a « juridiquement tort parce qu’[il est] politiquement minoritaire ». 

Ces considérations liminaires étant posées, il est temps de répondre à la question que tout juriste se pose, lorsqu'il est confronté à la rupture. Quelle est son efficacité ? Est-elle un outil pertinent, susceptible de faire vaciller le sort du procès ; ou témoigne-t-elle de l'incapacité du plaideur à développer des arguments juridiques au soutien de sa cause ? À cette interrogation, la réponse est complexe puisqu’extrêmement liée aux circonstances de chaque espèce. 

À suivre…

 

[1] Marcel Willard, La Défense accuse, Paris, Éditions sociales, 1938

[2] Jacques Vergès, De la stratégie judiciaire, Paris, Éditions de Minuit, 1968

[3] Entendue ici comme la diversité (... des origines ethniques) représentée à l’audience

Vous avez une question ?

Posez gratuitement toutes vos questions sur notre forum juridique. Nos bénévoles vous répondent directement en ligne.

1 Publié par Visiteur
25/10/2016 14:22

Un grand exemple trop oublié de stratégie de rupture fut le Procès contre Geogui Dimitrov et de ses co-accusés, intenté au prétexte de l'incendie du Reichtag par le nouveau gouvernement du IIIe Reich, représenté par Hermann Gpering et Joseph Goebbels, à Leipzig entre septembre et décembre 1933. Dimitrov qui n'est pas avocat mais typographe de formation, choisit de se défendre seul en se transformant en accusateur de la manipulation politique et des mensonges qui sous-tendent et animent l'accusation. Alors même qu'en tant que représentant en Allemagne de l'Internationale communiste il représente l'ennemi à abattre pour les nazis, il parviendra à se faire libérer avec ses compagnons d'infortune grâce à cette habile stratégie qui démontera complètement le mécanisme du procès et mettra a jour la vacuité et la perfidie de l'accusation.

Publier un commentaire
Votre commentaire :
Inscription express :

Le présent formulaire d’inscription vous permet de vous inscrire sur le site. La base légale de ce traitement est l’exécution d’une relation contractuelle (article 6.1.b du RGPD). Les destinataires des données sont le responsable de traitement, le service client et le service technique en charge de l’administration du service, le sous-traitant Scalingo gérant le serveur web, ainsi que toute personne légalement autorisée. Le formulaire d’inscription est hébergé sur un serveur hébergé par Scalingo, basé en France et offrant des clauses de protection conformes au RGPD. Les données collectées sont conservées jusqu’à ce que l’Internaute en sollicite la suppression, étant entendu que vous pouvez demander la suppression de vos données et retirer votre consentement à tout moment. Vous disposez également d’un droit d’accès, de rectification ou de limitation du traitement relatif à vos données à caractère personnel, ainsi que d’un droit à la portabilité de vos données. Vous pouvez exercer ces droits auprès du délégué à la protection des données de LÉGAVOX qui exerce au siège social de LÉGAVOX et est joignable à l’adresse mail suivante : donneespersonnelles@legavox.fr. Le responsable de traitement est la société LÉGAVOX, sis 9 rue Léopold Sédar Senghor, joignable à l’adresse mail : responsabledetraitement@legavox.fr. Vous avez également le droit d’introduire une réclamation auprès d’une autorité de contrôle.

A propos de l'auteur
Blog de Valentin GUISLAIN

Maître Valentin GUISLAIN,
Avocat associé au barreau de Béthune (droit civil ; droit du travail ; droit commercial)
Membre du Conseil de l'Ordre

 

Cabinet d'avocats BVGL

44 rue Louis BLANC, 62400 BÉTHUNE

03.21.57.63.60

Informations
Rechercher
consultation.avocat.fr
Retrouvez-nous sur les réseaux sociaux et sur nos applications mobiles