Sujet de grand oral : L'imprescriptibilité de l'action publique

Publié le Modifié le 25/01/2016 Vu 15 960 fois 12
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Cet article est la retranscription de l'exposé que j'ai présenté à l'occasion du Grand Oral de l'examen d'entrée au Centre Régional de Formation des Avocats. Il a reçu la note du 18/20. Le style n'a pas été changé : il s'agit là d'un discours et non d'un récit. Certaines formes peuvent donc paraitre superflues... De même, afin de fluidifier le propos, j'ai choisi de ne pas indiquer les références précises des dispositions invoquées.

Cet article est la retranscription de l'exposé que j'ai présenté à l'occasion du Grand Oral de l'examen d'

Sujet de grand oral : L'imprescriptibilité de l'action publique

Madame la Présidente du jury, Mesdames les membres du jury.

Le crime est souvent perçu comme un signe de bestialité. Il caractérise la violation de la norme sociale édictée par le peuple, pour le peuple. Pourtant, il serait réducteur de limiter l'appréhension du phénomène criminel à cette seule réalité.

Le crime est également un signe d'hominisation. Pour appuyer mon propos, je tiens ici à rappeler le propos introductif de Jacques Vergès dans "La Beauté du crime".

Il n’y a pas de crime dans la société animale. La loi naturelle n’est jamais transgressée. Dans la ruche, les abeilles butinent, butinent encore et puis meurent ; d’autres à leur tour vont butiner et butiner encore. Et les reines pondent et pondent encore, jusqu’à ce que d’autres, les remplaçant, vont pondre et pondre encore. La ruche, ainsi présentée, est répétitive ; les abeilles sont interchangeables.

C’est seulement dans la société humaine que les ouvrières, un jour, décident de ne plus butiner sept jours sur sept et font la grève ; et c’est seulement dans la société humaine que les reines réclament l’interruption volontaire de grossesse.

Du même coup, la société humaine, à la différence de la société animale, cesse d’être répétitive, elle change sans cesse. Elle conquiert une histoire. L’individu fait son apparition. Il a un destin, pour le meilleur ou pour le pire.

Mesdames les membres du jury, les exemples que je viens de prendre devant vous le furent à dessein. Il y a soixante ans, un procureur à la fois de stentor aurait crié à une jeune femme venant de se faire avorter « vous avez détruit une vie humaine ! ». Aujourd’hui, cette même femme, devenue mère, regarde songeuse sa fille se faire prescrire gratuitement la pilule du lendemain.

C’est donc peu dire que la loi pénale, qui incrimine et qui punit, est évolutive. Et c’est heureux ! C’est donc peu dire, également, que la fonction du temps apparaît comme essentielle dans l’application qui en est faite. S'agissant de cette question, je veux ici vous parler de l’action publique.

Cette action, elle incombe au premier rang au Ministère public, lequel a - en principe - la simple opportunité de la déclencher. Elle peut également être mise en marche par la victime, bravant l’inertie du représentant de l’État.

Cette action publique interroge le juriste quant à l’éventualité voire l’opportunité de sa persistance. L’action publique peut-elle être imprescriptible ? Doit-elle l’être ? Il importe, d’abord, de noter que notre droit pénal national connaît, comme principe, la prescriptibilité de l’action publique – c’est à dire sa limitation temporelle (I). Seulement, il sera nécessaire de porter un regard sur l’unique exception que connaît le Code pénal en la matière, c’est à dire l’imprescriptibilité du crime contre l’humanité (II).

I) La prescriptibilité, la norme applicable aux poursuites pénales de droit commun

Deux temps sont nécessaires à la démonstration de la prédominance de la prescriptiblité en droit français. D’abord, il est nécessaire d’exposer le principe de la variation de la prescription des infractions en fonction de leur gravité (A). Mais il faut également envisager l’hypothèse du report du point de départ de la prescription (B), qui, s’il allonge le délai dans lequel l’action publique peut être déclenchée, n’en est pas moins une application simple du phénomène d’absence de persistance de celle-ci.

A - La variation de la prescription selon la gravité de l’infraction

Le droit pénal sanctionne la violation des règles sociales. Aussi est-il normal que le délai dans lequel le ministère public peut déclencher l’action publique soit variable en fonction de la gravité de l’infraction. Pour cette raison, la loi détermine expressément les délais - certes susceptibles d'interruption - au-delà desquels l'action publique n'est plus possible. Cela n’est pas choquant. Il est tout-à-fait normal que la violation d'une disposition quelconque du Code de la route ne sont pas soumise aux mêmes règles de procédure qu'un crime.

Ces délais sont fixés par le Code de procédure pénale. Ainsi, en principe, les contraventions se prescrivent par un an ; les délits par trois ans ; les crimes par dix ans. Nous n’ignorons cependant pas que la loi peut déroger à la loi. Ainsi, en matière de terrorisme, ce délai est porté à 30 ans. Encore, les délits de presse se prescrivent par trois mois. Il n’en demeure pas moins que la prescriptiblité est manifestement la norme applicable aux poursuites de droit commun.

Notons ici que l’engagement de l’action dépend directement de la qualification pénale retenue. Cela n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes moraux. Souvenons-nous de l’affaire DSK-Banon, à l’occasion de laquelle la faisabilité des poursuites dépendait de la question de savoir si l’ancien président du FMI avec tenté un viol ou commis une agression sexuelle.

B - L’apparence d’imprescriptibilité pour certaines infractions dont la poursuite ne peut être exercée immédiatement 

Parfois, l'action publique ne peut être exercée du fait de la méconnaissance, par le ministère public, de l'existence même de l'infraction. Cela vaut pour certaines infractions qui ne sont pas patentes. Ainsi, l’abus de bien social et son recel. Pour pallier ces difficultés, la jurisprudence a, de manière audacieuse, décidé d’aménager les limitations procédurales qui je viens d'énoncer.

Le point de départ du déclenchement de l'action publique ne dépend plus de la date de la commission de l’infraction mais de sa révélation. Ce faisant, il n’y a point de forclusion du fait de l’efficacité de la dissimulation. Cette solution est heureuse. Elle empêche une impunité manifeste.

Mais il serait exagéré de considérer ici qu’il y a une imprescriptibilité. En réalité, seul le point de départ de la prescriptibilité est différé. Quant à la qualification qu’il faut donner à la période non soumise à la computation du délai, il serait plus judicieux de parler d’imprescriptibilité relative. Si, en effet, l’action publique se prescrit pas, c’est seulement parce qu’elle ne peut être enclenchée.

La différenciation du point de départ de la prescription connaît une actualité certaine. Dans son arrêt du 7 novembre 2014, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation a posé comme principe – au mépris de l’interdiction qui lui est faite de rendre des arrêts de règlement… - que « l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites ».

Si l’arrêt confirme l’importance de la question de l’imprescriptibilité en droit français, il ne tranche pas en sa faveur. La prescriptibilité demeure la norme, seul son point de départ est susceptible de varier.

Il est pourtant une réelle exception à ce principe de prescriptibilité. Il s’agit de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.

II) L’imprescriptibilité, l’exception applicable aux crimes les plus graves

S’il est évident que la condamnation d’un vol de lapin perdrait tout son sens si elle était rendue soixante ans après la commission de l’infraction (pour la question du sens de la peine, j’entends ici ses deux fonctions principales telles qu’entendues par Michel Foucault), l’on ne peut dire la même chose s’agissant d’un génocide. S’agissant, plus généralement, des crimes contre l’humanité, ceux-ci sont réellement imprescriptibles (A). De là à affirmer qu’il s’agit d’un rempart contre l’absence de poursuite de tels actes, il y a pourtant un gap que l’on ne peut se permettre de franchir (B).

A - Le domaine étroit de l’imprescriptibilité : le crime contre l’humanité

Le crime contre l’humanité est une œuvre récente. La notion fut créée à l’occasion de la signature des accords de Londres du 8 août 1945. On le sait, ces accords furent ceux qui instaurèrent le Tribunal Militaire International de Nuremberg.

L’introduction, dans l’acte d’accusation des plus grands dignitaires nazis, de la notion de crime contre l’humanité demeure d’ailleurs l’un des arguments les plus employés afin de dénoncer « la justice des vainqueurs » permise par ce procès historique.

La définition de l’infraction fut reprise dans une résolution de l’ONU du 13 février 1964, et littéralement retranscrite dans une loi française du 26 décembre 1964. Le crime contre l’humanité est défini comme un acte criminel (déportation, extermination, réduction d’esclavage) réalisé dans le cadre de l’exécution d’un plan concerté, destiné à décimer un groupe de population civile en raison d’un critère spécifique (orientation politique, religieuse, philosophique…). Cette infraction englobe donc le crime de génocide, mais n’intègre pas le crime de guerre.

Leur imprescriptibilité y est rappelée. S’agissant d’une simple loi déclaratoire, la loi du 26 décembre 1964 ne fut pas soumise au régime de non-rétroactivité des lois pénales de fond plus sévères. Cette solution, contestable en droit, a permis la poursuite et la condamnation de Klaus Barbie en 1987, et de Maurice Papon en 1997.

L’imprescriptibilité de tels crimes, en dépit des arguments avancés par Jacques Vergès lors du procès Barbie, se comprend. Il est évident qu’à l’inverse d’un avortement qui peut être dépénalisé (l’Histoire nous le confirme), il n’en ira jamais ainsi de l’assassinat de plusieurs milliers de personnes. La vengeance est interdite à condition que justice soit forte. L’imprescriptibilité est ici, manifestement, l’une des armes de la justice.

B - Les limites de l’imprescriptibilité : l’opportunité des poursuites

L’imprescriptibilité existe donc timidement en droit français. Mais s’il apparaît qu’elle est une condition nécessaire - parfois sine qua non – à la réalisation d’une bonne justice, elle se montre parfois insuffisante à la réalisation d’un tel idéal.

Nous l’avons rappelé, l’opportunité des poursuites est un principe fondamental de notre procédure pénale. Mais sans volonté, la justice n’est rien.

Nous n’oublions pas que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Les vaincus, eux, ne font que la subir.

Nous n’oublions pas que la dernière tasmanienne fut tuée en 1876 et que son corps fut empaillé et exposé dans un musée d’histoire naturelle.

Nous n’oublions pas le Code noir et la réduction des peuples colonisés en esclaves.

Nous n’oublions pas les complaintes de Senghor et de Césaire, lequel voulait « pousser le cri nègre d’une telle raideur que les assises du monde en seraient ébranlées ».

Pour tous ceux-là, l’imprescriptibilité aura-t-elle permis que soit rendue justice ? Manifestement, non. L’action publique seule est imprescriptible ; la volonté humaine, elle, ne l’est pas.

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1 Publié par Visiteur
19/10/2016 23:46

Bonsoir,

J'ai trouvé votre exposé très brillant mais j'ai beau chercher, je ne vois pas le rapport entre votre sujet et la protection des droits et libertés fondamentales ?
Pour moi cela relève plus du droit pénal général donc je ne saisis pas trop pourquoi un tel sujet vous a été donné. D'autant plus qu'au final, seule votre deuxième partie traite véritablement le sujet (mais vous ne pouviez pas faire autrement).
Félicitations pour votre note, j'espère pour ma part tenir la route dans deux semaines quand je le passerai.

Bien à vous.

2 Publié par Valentin Guislain
20/10/2016 12:08

Bonjour Chloé,

De prime abord, vous avez raison : cela n'a pas de lien direct avec les DLF. Mais si l'on creuse la question, on peut réfléchir à la notion de droit subjectif à la prescription des infractions (en cas de carence de l'institution judiciaire) qu'il faudrait mettre en balance avec la nécessité de poursuivre les crimes les plus graves sans cette considération. C'est en tout cas ce que j'ai essayé de faire.

Bon courage pour votre grand oral !

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A propos de l'auteur
Blog de Valentin GUISLAIN

Maître Valentin GUISLAIN,
Avocat associé au barreau de Béthune (droit civil ; droit du travail ; droit commercial)
Membre du Conseil de l'Ordre

 

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