Le projet de loi sur le renseignement de février 2015 ne constitue pas une loi « post-Charlie » malgré ses apparences : son origine remonte à une condamnation de la France par la CEDH, quand la réflexion autour d’un cadre juridique relatif aux activités de renseignement se dessinait dès 2013. Aujourd’hui, ce projet résulte donc plus d’une réflexion arrivée à maturation, que d’une réponse structurelle aux événements récents.
§.1/ L’origine : la loi sur les interceptions téléphoniques du 10 juillet 1991
Le régime juridique applicable à la protection des données personnelles sur le territoire national résulte directement de la condamnation de la France par la CEDH dans l'affaire "Kruslin c/ France" du 24 avril 1990 : en l'espèce, le placement sous écoute téléphonique par un juge d'instruction dans le cadre d'une affaire d'assassinat violait l'article 8 de la Conv.EDH, en l'absence de "(…) clarté suffisante pour déterminer l'étendue et les modalités d'exercice du pouvoir d'appréciation des autorités dans ce domaine.".
Comme le révèle l'ancien officier de police Georges Moreas, la circulaire du 28 mars 1960 classée secret-défense, prévoyait déjà la création d'un Groupement Interministériel de Contrôle (GIC) chargé de "l'ensemble des écoutes et enregistrements téléphoniques et télégraphiques sur fils ainsi que des renvois sur réseau PTT des écoutes microphoniques, ordonnées par les autorités gouvernementales (…) [Il] disposait alors (…) des installations d'écoutes et d'enregistrements existant dans les différents ministères et services pratiquant actuellement des interceptions téléphoniques." Or, si le groupement placé alors sous l'autorité directe du Premier ministre centralisait au niveau national toute les demandes d'interceptions administratives présentées les différents services habilités, les techniques de recueil des renseignements utilisées dans le cadre des écoutes se sont logiquement modernisées afin de s'adapter aux évolutions technologiques de la société : les interceptions ont alors été étendues au domaine de la téléphonie mobile, aux SMS, ou à l'Internet au fil des années…
Parallèlement, dans le domaine judiciaire cette fois, les écoutes étaient prises sur le seul fondement de l'article 81 du code de procédure pénale, lequel dispose seulement que "le juge d'instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d'information qu'il juge utiles à la manifestation de la vérité". Le flou qui entourait le cadre légal applicable aux écoutes conduisait généralement les enquêteurs ou les magistrats à
utiliser la technique de la "boîte vide" : le procédé consistait à utiliser une procédure destinée à être classée sans suite, et à y introduire un dispositif d'écoute qui concernait une autre affaire dans laquelle des personnes pouvaient être mises en cause. La technique méconnaissait ainsi, non seulement les droits de la défense (le droit au procès équitable, ou de disposer des facilités nécessaires à la préparation de sa défense...) mais plus encore, le principe de prévisibilité de la loi pénale contenu à l'article 7 de la Conv.EDH, transposé à l'article 111-4 du code pénal.
Devant ce flou juridique entourant les interceptions téléphoniques dans le domaine administratif comme judiciaire, la condamnation de la France par le juge européen a conduit le législateur à prendre un texte législatif : la loi du 10 juillet 1991. Désormais, la loi justifiaient les écoutes administratives "dans les seuls cas de nécessité d'intérêt public prévus par la loi et dans les limites fixées par celles-ci", quand son article 2 encadrait les écoutes judiciaires, lesquelles ne pouvaient être déclenchées qu'"en matière criminelle et en matière correctionnelle, si la peine encourue était égale ou supérieure à deux ans d'emprisonnement".
§.2/ La réflexion : le rapport parlementaire sur l’évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement de 2013.
Le projet de loi sur le renseignement ne constitue pas un texte "post Charlie", il est plutôt le fruit d’une réflexion amorcée deux années plus tôt. En 2013, la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République prenait un rapport d'information en conclusion des travaux d'une mission sur l'évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement :
Ce rapport établi par les députés Jean Jacques Urvoas et Patrice Verchère proposait déjà qu'une loi soit prise pour légitimer et encadrer les activités de renseignement (première partie), avant de se pencher notamment sur la nécessité de repenser la coordination et d'adapter l'organisation des services (deuxième partie). Concernant la nécessité de créer un cadre juridique protecteur des intérêts fondamentaux de la nation, l'ambition des auteurs du rapport tendait à inciter au développement de nouveaux moyens légaux à
disposition des services de renseignement, devant les carences des trois moyens traditionnels actuellement utilisés par ces services ( les interceptions de sécurité, les systèmes de réquisition des données techniques de connexion, les fichiers).
Les préconisations concernaient ainsi l'extension du dispositif d'infiltration prévu en matière de trafic de stupéfiants aux activités de renseignement, notamment lorsqu'il existait des indices permettant de suspecter la préparation, par un groupe, d'une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, à la sécurité nationale ou à la forme républicaine du Gouvernement. Il proposait par ailleurs une clarification du dispositif de géolocalisation en temps réel qui apparaissait déjà justifiée à l'époque..
Surtout, le rapport proposait d'autoriser de nouveaux procédés qui permettrait de s'adapter à l'évolution des technologies : ainsi, "lorsque la personne cible change par exemple sans cesse de numéro de téléphone, l'interception de sécurité se révèle tout à fait inutile (…), il pourrait être judicieux d'autoriser le recours à un outil aujourd'hui exploité par des officines privées œuvrant dans la plus parfaite illégalité, dit "IMSI catcher" : aujourd’hui, c’est l’article 2 du projet de loi sur le renseignement qui consacre notamment l'utilisation de ce dispositif.
§.3/ La maturation : le projet de loi sur le renseignement de 2015
Le Premier Ministre Français a présenté le jeudi 19 mars 2015 le projet de loi relatif au renseignement, il s’agissait de pallier aux faiblesses de la France dans le domaine ou elle « (…) constitue l’une des dernières démocraties occidentales à ne pas disposer d’un cadre légal, cohérent et complet pour les activités de ses services de renseignement » :
Selon le Gouvernement, ce projet aurait pour but de donner aux services de renseignement les «(…) moyens à la hauteur des défis auxquels notre pays est confronté (…) tout en visant à offrir plus de garanties pour les agents qui évoluant jusqu’ici dans un cadre juridique incertain ; [le projet de loi en consacrant] plus de garantie pour les libertés publiques [garantirait] donc plus de sécurité pour les Français » : en ce sens, il reprendrait à l’exacte la doctrine politique amorcée dès la fin des années 1990, qui plus est par la même formation, selon laquelle la « sécurité est une condition d’exercice des libertés », et s’inscrit donc dans la continuité d’une normalisation d’un cadre législatif encadrant les activités de renseignement. C’est en effet depuis 2006, que le Gouvernement a entrepris la démarche d’encadrement législatif du domaine relatif au renseignement, en créant notamment le Conseil national du renseignement, la fonction de coordonnateur national du renseignement en 2009, et la création de l’inspection des services de renseignement en 2014.
Le projet de loi viserait par conséquent à prévenir différents types de menaces : si la menace d’essence terroriste est principalement visée, la «(…) France doit aussi se protéger contre l’espionnage, le pillage industriel, la criminalité organisée et contre la prolifération des armes de destruction massive ». Le renforcement des moyens d’action des services spécialisés de renseignement conduirait dès lors non seulement à garantir la sécurité des Français, mais aussi à préserver les intérêts fondamentaux de la Nation, à préserver la sécurité juridique des citoyens, comme celle politique de l’Etat de droit.
Ce projet s’inscrit alors dans un modèle policier hybride : s’il vise avant tout à « préserver l’ordre public », il conduit aussi à sauvegarder les intérêts fondamentaux de la Nation, tandis que lorsque l’ « Etat d’exception » est privilégié sur le territoire national face à la survenance d’une menace, notamment par le « renseignement », l’exercice de la « dissuasion » permise par la récolte d’informations sensibles peut s’exercer à l’encontre des autres acteurs sur la scène internationale, et permettre de redessiner les « sphères d’influences » de chacun des acteurs : il viserait dès lors moins à identifier les citoyens « déloyaux » envers la Nation, qu’à défendre un « alignement idéologique », notamment occidental sur la scène internationale. Cependant, si la déloyauté peut entraîner la dénonciation, et tandis que l’"alignement idéologique" est classiquement promu par le principe d’indiscutable à l’extérieur des frontières nationales, il menace de s’étendre progressivement à l’intérieur du territoire cette fois.