«Les hommes fabriquent plus de murs, que de ponts » ( Isaac Newton ) : l’histoire de l(Humanité enseigne que les frontières ont toujours existé, dans les domaines les plus divers : du religieux avec la légende de la Tour de Babel posant la frontière de la langue, en passant par la sphère sociale à travers les frontières entre classes, ou politique entre Etats, jusqu’aux sphères économiques avec les barrières douanières. Parallèlement, l’existence de frontières naturelles ( océans et massifs montagneux ) à côté de celles artificielles ( muraille de Chine ou « rideau de fer » ) nous rappelle que les frontières sont autant affaire de Nature que de Culture : cependant, la définition de frontière, en tant que délimitation physique ou spirituelle, réelle ou supposée, entre deux genres ou espaces, est univoque en ce sens qu’elle implique l’idée d’obstacle. Or, cet obstacle prendra forme jusque dans le cheminement de l’histoire avec la chute du mur de Berlin en Novembre 1989 selon le penseur Francis Fukuyama ( « la fin de l’histoire », 1984 ) annonçant sinon une fin, une nouvelle étape ( la découverte du Nouveau Monde en 1492 marque le point de départ de la Modernité ). Plus qu’une hypothétique fin de l’histoire, la disparition de frontières permet le progrès, l’avancée vers le processus de paix ( plan Schumann de 1950 ), ou vers un nouveau « Rechstaat » ( « Etat de droit » ) comme l’illustre la loi de séparation de l’église et de l’Etat. Cependant, de nouveaux types de frontières apparaissent paradoxalement, entre politique et religieux ( revendication de l’Organisation de l’Etat Islamique ) justifiant une démarche impérialiste au soutien de l’annexion de territoires, alors que des événements rendent compte qu’il est des dangers ( virus Ebola ), comme des progrès ( Printemps Arabes ) qui ne connaissent plus de frontières, justifiant de nouvelles préoccupations ( frontière entre sphère privée et publique avec le phénomène des réseaux sociaux ).
Dés lors, les frontières traditionnelles ne se sont-elles pas elles mêmes mues vers de nouveaux besoins ? Leur nécessité est-elle encore avérée par le processus de l’histoire ?
L’évolution de la conception traditionnellement retenue des frontières met en exergue la difficulté de dépasser certains barrages face au caractère surmontable d’anciens obstacles ( I ), leur nécessité questionne sur leur rôle vers le progrès ou dans la résurgence de craintes jusqu’alors oubliées ( II ).
Evolution de la conception retenue des frontières : transition d’obstacle physique aux barrages idéologiques.
La question des frontières, comme attribut anthropologique de l’Homme ( A ), est aussi soumise au processus d’évolution historique ( B ).
A. Nécessité de frontières : condition si ne qua non de l’évolution de l’Homme ?
L’existence de différences conduit inexorablement à instituer des frontières qui, si elles relèvent de ce que Roland Barthes appelle des « Mythologies » ( « Mythes », 1950 ), ne débouchent pas moins sur de tristes réalités : à cet égard, le théoricien du racisme François Barnier a pu ouvrir la porte aux actes génocidaires ( étymologiquement le « meurtre d’une race » ) prenant pied dans la réalité par l’extermination des six millions de juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale. Mais les conflits ne sont pas que physiques, mais peuvent aussi être sociaux, comme l’illustre la lutte des classes opposant des « individus qui occupent la même place dans le processus de production » ( David Ricardo ), à laquelle s’ajoute l’idée d’affrontement pensée par Karl Marx : la différence, source de division, conduit à penser des frontières qui, si elles n’impliquent pas forcément le conflit, s’illustrent cependant par l’adversité.
L’idée de cohésion, l’objectif de paix, consistera donc à « dépasser ces obstacles » : c’est ainsi, dans le contexte du Traité de Maastricht, que le Congrès français ajoute l’article 2 à la Constitution française disposant que « la langue républicaine est le français » afin d’abolir « la frontière de la langue », d’effacer les particularismes linguistiques régionaux. Mais c’est aussi au niveau régional que le combat contre l’existence des frontières, toujours dans un but pacifiste, va se jouer avec le plan Schumann de 1950 comme prélude à la construction européenne, la Charte des Droits de l’Homme et des Peuples africains de 1981 servant l’objectif de cohésion et d’unité sur le continent africain, ou le pacte de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord de 1949, et la création de l’Organisation des Nations Unies par la Charte de San Francisco de 1945 sur le plan international.
B. Mutabilité des frontières : résultat d’un processus historique ?
La réponse à la question « Quelle nation a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne ? », si elle était à 54% l’ « URSS » en 1945, puis à seulement 20% la même nation en 1994, souligne bien la frontière existant entre connaissance de l’histoire, et histoire de la connaissance : le conflit ayant divisé le monde entre camp occidental et camp soviétique, connu sous le nom de « guerre froide » ( Walter Lippman ) entre 1945 et 1989 a marqué de son empreinte le jeu des frontières : en effet, aux frontières idéologiques défendues par les deux camps, se sont succédées celles géopolitiques ( cas des satellites soviétiques ) qui, si elles n’étaient pas érigées naturellement ( cas de l’affaire des missiles sur l’île de Cuba en 1962 ), ont pu l’être par la main de l’Homme, avec l’exemple le plus frappant de frontière : le mur de Berlin.
La chute de l’URSS en 1990, succession logique de la chute du mur de Berlin un an auparavant, a conduit à l’abolition de la principale frontière existant jusqu’alors : celle idéologique. Le rôle du plan Marshall, consistant en une aide versée à l’Europe occidentale ravagée par la guerre, d’une hauteur de l’équivalent de quatre vingt dix milliards d’euros actuels, entre 1945 et 1952 marque le triomphe de la diffusion de l’ « american way of life » en Occident, jusqu’à être enviée dans les ex-satellites soviétiques, devenant par là une source d’extinction des frontières.
Si la mutabilité des frontières ne semble finalement être qu’un prélude à leur disparition ( I ), l’écueil dans une vision rétrospective de l’Histoire appelle à leur résurgence criante ( II ).
Solution de nécessité des frontières : étape vers le progrès ou résurgence des peurs ?
Si l’événement transcende les frontières ( A ), celles-ci apparaissent nécessaires pour la suite du déroulement des événements ( B )
A. Evénement historique : transcendance des frontières ?
« L’événement c’est, ce qui en arrivant suspend ma compréhension ; l’événement c’est ce que je ne comprends pas, mieux : l’événement c’est d’abord que je ne comprenne pas ». La définition posée par Jacques Derrida nous éclaire sur la nature des événements : il transcende les frontières de tous ordres, en ce qu’il frappe chacun d’incompréhension. L’attentat du 11 septembre 2001, qualifié non sans justesses par les américains de « major event », conduisait « Le Monde » a titrer son édition du lendemain : « Nous sommes tous américains ». L’événement par sa cruauté, ou sa beauté ( victoire de la France lors de la Coupe du Monde de 1998 ), entretient la solidarité, et par là efface toute sorte de frontières préexistantes.
L’événement ne connaît pas de frontières : ainsi, l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi en Tunisie a pu provoquer un événement tel que la révolution à l’encontre du régime de Ben Ali a pu se diffuser au Yémen à l’encontre du régime d’Al Saleh, en Lybie contre celui de Kadhafi, en Egypte ayant pour but de renverser Moubarak et continue de produire des effets à l’encontre du régime de Bachar El Assad en Syrie ; a cet égard, Francis Fukuyama y voit l’avènement de la classe moyenne : l’événement, par son ampleur, conduit à la « moyennisation » des classes ( Henri Mendras, « La Seconde Révolution Française », 1994 ), au soulèvement commun, à l’oubli des disparités.
B. L’existence des frontières : nécessité au bon déroulé des événements
Les frontières demeurent cependant vitales au déroulement d’événements vers le progrès : ainsi, les accords d’Oslo 1 de 1993, et d’Oslo 2 en 1995, en découpant le territoire cisjordanien en trois zones : la zone A sous le contrôle de l’autorité palestinienne, la zone B ou la responsabilité civile est palestinienne mais ou la sécurité incombe aux israéliens, et la zone C sous contrôle israélien présentait un tel progrès vers le processus de paix qu’ils vaudront à leurs signataires Rabin et Arafat, le prix Nobel de la paix en 1994 ( Oslo 1 ).
Avec plus de proximité, les affaires intéressant la délimitation de la sphère privée et publique sur le déclin, appellent à redéfinir des frontières nécessaires à la sauvegarde de la vie privée ( loi « Informatique et Liberté », création de la Commission Nationale Informatique et Liberté par décret de 1974 ) et à l’épanouissement individuel : aussi doit elle viser à établir la frontière entre réel et virtuel ( Autorité du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel sur le contenu des programmes ), comme à contrôler la transition entre propos dans la sphère privée et publique ( loi de 1881 sur la presse ), et veiller à ce qu’elle ne heurte pas la cohésion nationale ( répression et allongement des délais de prescription pour injure et diffamation publique à caractère raciste, décision du Conseil Constitutionnel de 2011 ).
Les frontières, mues par la force de l’histoire, semblent victimes d’alanguissement ; cependant, leur utilité demeure d’actualité : elles peuvent être nocives en tant que « force d’un préjugé » ( Tchekov ), ou vitales comme rempart à la brutalité. Elles ont de commun le pouvoir de sauvegarder, mais ne peuvent aujourd’hui plus isoler ( l’événement transcendant les frontières ) face aux nouveaux moyens de communication. L’individu devient « l’Homme compassionnel » ( Myriam Revault d’Allonnes ), alors que la « passion de l’égalité » l’expose à la pauvreté et fait resurgir la crainte du paupérisme : le « désir mimétique » ( René Girard ) a son versant en la « crainte contagieuse » au sens propre ( virus Ebola ), comme figuré ( paupérisme ) exempte de toute sorte de frontière aujourd’hui.