Le Conseil d'Etat rend une décision souple en exigeant l'examen complet des circonstances ayant initié la demande de changement de nom, notamment l'abandon total du père et les troubles constatés chez lez enfants concernés, pour déterminer l'existence d'un intérêt légitime.
CE 31 janvier 2014 n° 362444, 2e et 7e s.-s.
Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 4 septembre 2012 et 3 décembre 2012 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour M. D...C..., demeurant au..., et M. A...C..., demeurant au ... ; MM. D...et A...C...demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler l'arrêt n° 11PA03138 du 6 juillet 2012 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté leur requête tendant, d'une part, à l'annulation du jugement n° 0915499 du 12 mai 2011 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande tendant à l'annulation pour excès de pouvoir des décisions du 24 février 2009 par lesquelles le garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, a refusé leur changement de nom ;
2°) réglant l'affaire au fond, d'annuler ces décisions ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code civil, notamment son article 61 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Marc Perrin de Brichambaut, Conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Xavier Domino, Rapporteur public,
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à Me Haas, avocat de MM. D...et A...C...;
1. Considérant qu'aux termes de l'article 61 du code civil : " Toute personne qui justifie d'un intérêt légitime peut demander à changer de nom. Le changement de nom peut avoir pour objet d'éviter l'extinction du nom porté par un ascendant ou un collatéral du demandeur jusqu'au quatrième degré. Le changement de nom est autorisé par décret " ;
2. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que MM. D...et A...C...ont présenté en 2009 une demande de changement de nom sur le fondement de l'article 61 du code civil afin de substituer à leur patronyme le nom de leur mère, B...; que leurs demandes ont été rejetées par des décisions du garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, en date du 24 février 2009 ; que, par son arrêt du 6 juillet 2012 contre lequel les requérants se pourvoient en cassation, la cour administrative d'appel de Paris a confirmé le jugement par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande d'annulation pour excès de pouvoir de ces décisions ;
3. Considérant qu'en limitant son contrôle à l'examen de l'erreur manifeste d'appréciation qu'aurait commise le garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, en retenant les requérants ne justifiaient pas d'un intérêt légitime à changer de nom, la cour administrative d'appel de Paris a entaché son arrêt d'erreur de droit ; que MM. D...et A...C...sont, par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de leur pourvoi, fondés à demander l'annulation de l'arrêt attaqué ;
4. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative et de régler l'affaire au fond ;
5. Considérant que des motifs d'ordre affectif peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, caractériser l'intérêt légitime requis par l'article 61 du code civil pour déroger aux principes de dévolution et de fixité du nom établis par la loi ;
6. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que MM. D...et A...C... ont été abandonnés brutalement par leur père en 1987, alors qu'ils étaient âgés respectivement de 11 ans et de 8 ans ; qu'après avoir quitté le domicile familial, celui-ci n'a plus eu aucun contact avec eux, de même que sa famille ; qu'il n'a subvenu ni à leur éducation ni à leur entretien, alors pourtant qu'il en avait l'obligation en vertu du jugement prononçant son divorce, et n'a jamais exercé le droit de visite et d'hébergement qui lui était reconnu par ce même jugement ; que les requérants souffrent de traumatismes physiques et psychologiques depuis cet abandon ; qu'ils souhaitent ne plus porter le nom de leur père et se voir attribuer celui de leur mère, qui les a élevés ; que ces circonstances exceptionnelles sont de nature à caractériser l'intérêt légitime requis pour changer de nom ; que, par suite, en leur déniant un tel intérêt, le garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, a fait une inexacte application des dispositions de l'article 61 du code civil ;
7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens des requérants, que ces derniers sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande tendant à l'annulation des décisions en date du 24 février 2009 par lesquelles le garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés, a refusé de les autoriser à prendre le nom de B...;
8. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 3 000 euros à MM. D...et A...C...au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ;
Décide :
Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 6 juillet 2012 est annulé.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Paris en date du 12 mai 2011 est annulé.
Article 3 : Les décisions en date du 24 février 2009 du garde des seaux, ministre de la justice et des libertés, sont annulées.
Article 4 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros à MM. D...et A...C...en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à MM. D...et A...C...et au garde des sceaux, ministre de la justice.