Ethique et protectionnisme
Par Corentin Kerhuel, Droit & Ethique des Affaires, université de Cergy-Pontoise
Introduction
Entendu de la bouche d’un consultant américain et rapporté par D. Lamoureux (Directeur de l’Ethique et de la responsabilité d’entreprise du groupe Thalès) lors du colloque sur la corruption transnationale[1] : « Business ethic will become a new tool for protectionism » (L’éthique des affaires va devenir un nouvel outil en faveur du protectionnisme).
On peut effectivement se pencher sur une telle question. S’il est notoire que l’éthique des affaires connait aujourd’hui un fort développement, au point d’être le terme à la mode sur toutes les langues lors du moindre colloque, on peut se pencher sur ses effets et son utilité, parmi lesquels la question du protectionnisme.
Si l’on s’en tient à Wikipedia, le protectionnisme est une politique économique interventionniste menée par un État dans le but de protéger son économie contre la concurrence des autres États[2]. L’éthique des affaires est-elle un outil du protectionnisme au même titre que les barrières douanières ou les normes contraignantes ?
Si l’on en reste à Wikipedia, l’éthique des affaires[3] est la discipline normative dans laquelle des normes éthiques spécifiques sont défendues puis appliquées. A ce titre, ce sont des obligations dans les domaines économiques qui ont pour fonction de rejeter les mauvaises pratiques pour ne garder que les bonnes. Et encore, on pourrait discuter l’origine de la fonction normative (hard law) ou pas (soft law) de l’éthique des affaires !
Poser la bonne question
Néanmoins on voit bien ici que la problématique existe : ne retenir que les meilleures pratiques, est-ce que cela peut amener à la protection restrictive des intérêts économiques d’un pays ? Sans juger du protectionnisme en tant que tel, il faut tâcher de trancher la question : avec le développement de l’éthique des affaires, observe-t-on l’arrivée du protectionnisme nouveau ?
Tout d’abord il faut observer l’aspect international de l’éthique des affaires. En général, les Codes de conduites et autres chartes éthiques visent (du moins en France) uniquement l’entreprise pour une zone géographique définie et limitée. Cependant, on observera la politique des grands groupes (par exemple GE, Accenture, etc.) qui cherchent par ces chartes éthiques, à définir à l’échelle mondiale les pratiques que l’entreprise considèrera comme bonnes. L’éthique des affaires a donc bien un aspect international.
Forme de protectionnisme ? Il faut pour cela que l’éthique des affaires crée des normes qui constituent des barrières entre les pays.
Raisonnement par l’exemple
Faisons une étude de cas : la loi Sarbanes-Oxley (ou « Sarbox », ou encore, « Sox ») de 2002 aux Etats-Unis est venue réformer la protection des investisseurs et la comptabilité des sociétés cotées en imposant de nouvelles règles comptables ainsi qu’en créant plus de transparence financière (elle a fait suite aux scandales tels Enron ou Worldcom). Cette loi amène notamment à des dispositifs de « whistleblowing », en français des dispositifs d’alerte professionnelle. Globalement on peut considérer que la recherche de la transparence financière posée par la loi SOX constitue une démarche dans le cadre de l'éthique des affaires.
Quid de cette loi en France ? Dès le mois d’août 2005, la SEC (Securities and Exchange Commission, un équivalent de l’AMF en France) a eu l’occasion de discuter avec la CNIL[4] quant à la conciliation des règles françaises et américaines qui a amené la CNIL à adopter une décision d’autorisation unique du 8 décembre 2005 sur les dispositifs de whistleblowing, pour permettre aux entreprises françaises de se mettre en conformité avec la loi américaine. La législation Sarbox n’a donc apparemment pas été un exemple d’éthique des affaires amenant au protectionnisme.
Au contraire même, puisque par un arrêt intéressant de la Chambre sociale du 8 décembre 2009 (Cass. soc., 8 décembre 2009, pourvoir n°08-17.191, arrêt n°2524 FS+P+B+R+I) qui va vers une plus grande reconnaissance des codes de conduite, la Cour de cassation a sanctionné le Code of business conduct de la société Dassault Systèmes[5], charte éthique dont l’objectif premier était l’instigation d’un dispositif d’alerte professionnelle pour la mise en conformité de l’entreprise au regard de la législation Sarbox, mais qui a été sanctionné sur d’autres fondements : le code de conduite ne respectait pas la liberté d’expression individuelle des salariés ; encore mieux, la Cour de cassation a fait resurgir le droit d’expression directe et collective de la loi Auroux du 4 août 1982 (article L2281-1 du Code du travail) un temps oublié !
Pour autant, au regard de la législation Sarbox, la Cour n’a fait que constater qu’au regard de la CNIL le Code de conduite n’était pas conforme (procédure auprès de la CNIL non conforme et information des salariés insuffisante[6]). Mais sur le principe d’un dispositif d’alerte professionnelle, la Cour n’a pas fait de reproches. La sanction s’est donc faite par le droit français, on ne pourra pas accuser l’outre-Atlantique de protectionnisme ! Au pire trouvera-t-on que la législation américaine en a fait un peu trop, ce qui, dans le contexte économique actuel, n’est même pas certain.
Bien sûr ce raisonnement par l’exemple ne vaut pas preuve, aussi faut-il se pencher sur les cas où l’éthique des affaires pourrait être le bras armé du protectionnisme
Un protectionnisme éventuel
Virtuellement, l’éthique des affaires pourrait parfaitement amener au protectionnisme. Cependant, avant d’en arriver à une telle conclusion, il faut se poser la question de la personne qui définit les « politiques éthiques ». De ce point de vue, le législateur a son mot à dire, c’est le cas par exemple de la loi Sarbanes Oxley. Cependant la notion d’éthique, si on la prend plus sous son sens philosophique, notamment avec Kant (il est vrai que les débats actuels ont globalement dénaturé l’utilisation terminologique du mot), celle-ci se distingue de la politique, puisque l’éthique ne vise pas le régir d’une société en son entier (c’est le propre de la politique), mais s’adresse à une personne, voire un groupe de personnes, qui seront (en théorie) à la fois juge et parties (on se rapproche de la notion de morale). On l’observe notamment par les chartes éthiques qui ont une portée limitée à l’entreprise pour laquelle elles sont rédigées. Aussi, par le fait que les outils utilisés à travers la dénomination d’éthique des affaires ne s’appliquent pas toujours à l’ensemble de la société mais à des groupes, il est pour ces cas impossible que l’éthique des affaires entraine un protectionnisme d’Etat.
De plus, l’éthique des affaires a une portée normative variable, la doctrine distinguant d’ailleurs entre Business Ethic[7] et Real Ethic[8]. Or, seules les conceptions de l’éthique des affaires qui seront portées par des règles normatives pourront être un instrument du protectionnisme, les déclarations d’intention n’ayant pas le pouvoir d’entrainer des barrières douanières. En ce sens on observera que la portée contraignante des sources de l’éthique des affaires va grandissante (volonté politique de « moralisation » de la vie des affaires[9] et volonté des entreprises de s’assurer d’une image entachée de tout soupçon[10])
Enfin, l’argument général, qui pourra être utilisé aussi bien en faveur du protectionnisme qu’en faveur du libre-échange selon le référentiel adopté, sera de considérer que puisqu’en philosophie l’éthique peut se définir globalement comme la recherche du bien dans l’agir de l’homme[11], alors le jugement porté sur le protectionnisme entrainera – ou pas – l’utilisation de l’éthique des affaires comme un outil de protectionnisme. Aujourd’hui cela ne semble pas être le chemin emprunté.
[1] Organisé par l’ADIT et l’université de Cergy-Pontoise le 8 février 2010
[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Protectionnisme
[3] Voir aussi : http://legavox.fr/blog/corentin-kerhuel/regard-ethique-affaires-1319.htm
[4] Commission Nationale Informatique et Libertés, voir loi du 6 juillet 1978
[5] Voir notamment Jurisprudence Lamy Social, n°269, 18 janvier 2010
[6] Voir sur ce point Liaisons sociales, n°15503, 11 décembre 2009
[7] C’est l’éthique normative d’inspiration anglo-saxonne, à l’origine de la confusion entre l’éthique et la morale et la dénaturation du terme dans son emploi pour l’éthique des affaires. Paul Ricoeur Soi-même comme un autre, Seuil, 1992, pour une lecture sur le sujet
[8] L’éthique en son sens européen, moins normative et plus « réaliste », celle-ci se définit au regard de ses caractères personnel, positif et pratique.
[9] Voir par exemple le discours du Président N. Sarkozy lors de sont discours d’ouverture du Forum économique mondial de Davos, le 27 janvier 2010 (pour une réglementation bancaire internationale).
[10] Voir par exemple l’affaire Thomson, et la façon dont l’entreprise a redoré son image après l’affaire des Frégates de Taïwan en 1990 et la création de Thalès.
[11] « Les conditions de possibilité de la morale », selon l’expression de Kant