Plein droit, 81, juillet 2009 « La police et les étrangers (1) » Christophe Daadouch Formateur en travail social
Apparemment bien distinctes, les politiques de lutte contre l’immigration irrégulière et les politiques sociales ont vu ces dernières années leurs frontières s’amenuiser progressivement. On pouvait pourtant imaginer que les missions de l’action sociale telles que définies dans le code de l’action sociale et des familles, ses principes fondamentaux (non discrimination, égalité de traitement et secret professionnel) étaient des digues solides face aux pressions des quotas d’éloignement. Dans la réalité, ils se sont montrés bien fragiles.
Prenons l’exemple du secret professionnel, rempart le plus solide car défini par le code pénal [1], le code civil et le code de l’action sociale et des familles. Les plus protégés des professionnels de l’action sociale sont assujettis au secret professionnel, protection contre toute immixtion policière, judiciaire ou politique sauf des cas exhaustifs et expressément prévus (non assistance à personne en danger, dénonciation de sévices, privation ou atteintes sexuelles sur mineur ou personnes vulnérables). Or ce secret professionnel a connu, ces dernières années, de profondes évolutions qui en réduisent considérablement la portée. Ainsi en est-il du développement d’une idéologie du partage d’informations qui se traduit par des dispositifs spécifiques ou des lois plus générales y faisant référence. Pour illustrer le premier cas de figure on peut citer le programme de réussite éducative mis en place par le plan de cohésion sociale de 2005. Ce dispositif permet de repérer, principalement en milieu scolaire, des enfants « ayant des signes de fragilité » pour apporter hors des murs de l’école des réponses socio-éducatives, le tout sous la responsabilité de la mairie. Il repose sur des équipes pluridisciplinaires de soutien composées d’acteurs sociaux, de professionnels de l’éducation nationale, de la jeunesse ou encore de la politique de la ville.
Les deux lois votées le 5 mars 2007, la loi relative à la protection de l’enfance et celle relative à la prévention de la délinquance, instaurent elles aussi des principes de partage d’informations [2] aux modalités d’application éminemment complexes. À chaque fois, le schéma global est le même : afin d’améliorer la prise en charge de la personne, le professionnel est délié du secret professionnel et invité à échanger avec différents partenaires des informations sur une famille ou une personne qu’il suit. Selon les textes, l’échange se fait au mieux entre professionnels de l’action sociale, au pire avec des interlocuteurs qui ne sont assujettis à aucune obligation équivalente : des adultes relais aux élus locaux en passant par les agents locaux de médiation sociale, les « femmes relais » et même les agents d’ambiance et les correspondants de nuit [3]. Dans un tel contexte de généralisation du partage des informations, et souvent avec de bonnes intentions, il n’est plus rare de voir circuler l’information sur l’irrégularité d’une personne d’une instance à une autre, d’un partenaire à l’autre, avec tous les risques afférents. Cette information qui est utile en ce qu’elle peut éclairer les difficultés sociales et les conditions d’ouverture des droits sociaux de l’intéressé devient, à force de circulation, une information dangereuse dont la maîtrise échappe à celui qui l’a collectée.
De manière tout aussi préoccupante, l’élargissement des pouvoirs de réquisition des dossiers sociaux [4] par un officier de police judiciaire dans le cadre d’une enquête de flagrance [5] a transformé ce support privilégié de la prise en charge sociale et de sa continuité qu’est le dossier social en un outil dangereux susceptible à tout moment d’être mis à disposition des forces de police. La mention du séjour irrégulier dans un tel dossier, aussi pertinente et utile qu’elle soit pour déterminer les droits ou l’absence de droits de la personne, devient une référence périlleuse. Le dernier exemple de restriction du champ du secret professionnel découle des différents textes de lutte contre la fraude : au chômage, aux droits sociaux ou encore au mariage. Le récent épisode de la dénonciation à la préfecture par la caisse primaire d’assurance maladie de l’Yonne d’un ressortissant angolais demandant à bénéficier de l’aide médicale État en est assez symptomatique [6].
Bien que soumises au secret professionnel, les caisses subissent une importante pression pour contrôler la véracité des justificatifs présentés, et ce depuis les deux décrets de juillet 2005 durcissant les conditions d’ouverture de ce droit. La multiplication de ces exceptions au respect du secret professionnel a fait perdre tout repère aux professionnels de l’action sociale et les a rendus extrêmement fragiles face aux pressions politiques ou policières qu’ils peuvent subir. Pour une assistante sociale de Belfort, au fait de ces règles, qui refuse, en 2007, alors qu’elle est en garde à vue, de communiquer les coordonnées d’une femme en situation irrégulière, combien d’autres auraient en toute bonne foi répondu à ces questions ? Pis, les auraient peutêtre même anticipées. À l’instar de cette assistante sociale qui, intervenant en assistance éducative en milieu ouvert – et donc doublement soumise au secret professionnel : par profession et par mission – a spontanément dénoncé, en juin 2008, le sans-papier découvert au domicile de la personne qu’elle assistait.
Que nous enseignent ces deux faits divers bien que diamétralement opposés dans leurs résultats ? Pour l’essentiel, que trop souvent ce type de situation est laissé à la discrétion individuelle, au bon vouloir de professionnels souvent isolés dans leur institution. Des groupes de pratiques, des supervisions ou des formations pourraient pourtant être des espaces de sécurisation des professionnels offrant des repères face à de telles incertitudes. Ce n’est qu’en préparant les travailleurs sociaux « à froid » à ce type de situation qu’ils pourront y répondre en combinant exigences légales et exigences éthiques. Sans cela, dans l’urgence d’un vendredi, à 17 heures, la logique du parapluie ou la politique de l’autruche prendront le pas sur toute rigueur professionnelle.
Mais encore faut-il que les institutions souhaitent financer ces actions et garantissent leur neutralité. Or rares sont les décideurs politiques de l’action sociale – avec comme figure centrale le conseil général – qui font des principes fondamentaux de l’action sociale le moteur de leurs orientations. On a bien vu en quelques années comment le service social d’aide aux migrants (SSAE) a été transformé en un service de contrôle de l’intégration (Anaem) puis des flux migratoires (OFII) sans prendre en compte la contradiction que de telles orientations pouvaient avoir pour les travailleurs sociaux qui y interviennent [7]. Dans l’absolu, lorsque les professionnels de l’action sociale mis en cause appartiennent à des structures engagées telles que France Terre d’Asile [8] ou Emmaüs [9], leurs institutions respectives les soutiennent, communiquent ou même pétitionnent pour exiger le simple respect du droit du travail social [10]. Mais lorsqu’il s’agit de travailleurs sociaux des services étatiques (protection judiciaire de la jeunesse, éducation nationale, etc..) ou des collectivités locales, les réactions sont moins vives, quand elles existent…
L’un des effets de la décentralisation ayant été de raccourcir le nombre d’échelons entre le professionnel de terrain et le décideur politique, cela s’est fait pour le meilleur comme pour le pire. Pour le meilleur, lorsqu’il s’agit par exemple de faire remonter rapidement les difficultés rencontrées sur le terrain. Pour le pire, lorsque les consignes politiques sont clairement des injonctions de rejet du migrant et plus particulièrement de l’irrégulier. Dans un riche département d’Île-de-France, les travailleurs sociaux se sont ainsi vu adresser des consignes orales leur enjoignant de refuser les aides financières au titre de l’aide sociale à l’enfance, pourtant prévues par les textes [11], aux parents étrangers en situation irrégulière. Allant même jusqu’à agiter l’hypothétique risque de placement des enfants si les parents, par leurs multiples demandes d’aides financières, montraient ce faisant leur incapacité à prendre en charge les besoins de leurs enfants.
De la même manière, l’épouvantail de l’aide au séjour irrégulier est agité ici par le policier, là par l’institution administrative ou sociale employant le professionnel d’action sociale. Encore récemment un important conseil général du sud de la France adressait une note à ses services indiquant que faire signer un contrat jeune majeur à des jeunes étrangers en situation irrégulière pourrait engager la responsabilité pénale personnelle du président du conseil général pour aide au séjour irrégulier. Et ce alors même que le code de l’action sociale et des familles, dans la mesure où il n’assujettit pas les prestations d’aide sociale à l’enfance à une condition de régularité, s’impose ici sur le droit des étrangers.
Pour conclure, l’espace déontologique pourrait, face à ces pressions et à défaut d’appui hiérarchique, être l’échelon pertinent de sécurisation des pratiques professionnelles. Or, certains métiers de l’action sociale sont dépourvus de toute référence déontologique : c’est le cas par exemple des éducateurs. Quant aux assistants de service social, ils ont certes, depuis 1947, un code de déontologie, mais ce dernier n’a jamais été consacré légalement et n’est donc pas formellement opposable. Aucune instance ne vient en sanctionner le nonrespect et il suffit, pour l’illustrer, de noter que l’Association nationale des assistants de service social a certes aussitôt réagi au cas précité de Besançon, mais l’a qualifié de « faute professionnelle grave », alors qu’il s’agit d’un délit, la violation du secret professionnel, et n’a engagé aucune plainte pénale contre la contrevenante.
Plus généralement, ces professions souffrent de l’absence de corps intermédiaires solides qu’ils soient associatifs, professionnels ou syndicaux. Des initiatives telles que le Rassemblement des intervenants sociaux pour l’insertion des mineurs et jeunes majeurs étrangers (Rime), les États généraux du social ou, plus récemment, la création de l’organisation nationale des éducateurs spécialisés (Ones) [12], participent certes d’un début de fédération des préoccupations des professionnels. Mais ils montrent aussi cruellement leurs limites car ils ne reposent que sur quelques individus.
Du coup, l’un des échelons les plus appropriés où peut se poser ce type de question est évidemment le Conseil supérieur du travail social créé en 1984 [13]. On ne peut d’ailleurs que saluer l’avis qu’il a décidé de rendre, le 3 juin 2008, sur la déontologie des travailleurs sociaux en ce qui concerne les migrants. Le Conseil rappelle notamment qu’« il n’entre pas dans la mission des travailleurs sociaux de rechercher et de se prononcer sur le séjour irrégulier. Ils ont à recevoir toute personne et à lui apporter l’aide nécessaire au regard de sa situation. Les travailleurs sociaux ont à recevoir, conseiller, accompagner tous les migrants, réguliers ou non [14]. »
Mais on regrette aussitôt le caractère minimaliste de la revendication de conclusion : le conseil supérieur souhaite l’élaboration « d’une circulaire qui permettra notamment de sécuriser l’intervention des travailleurs sociaux » et qui clarifierait des sujets tels « que la relation d’aide inhérente à l’intervention sociale, le secret professionnel, les conditions du délit d’aide au séjour irrégulier. » On peine en effet à imaginer comment une circulaire du ministère des affaires sociales pourrait s’imposer à des pratiques de la police ou de la justice. Ou même à une loi posant le principe de la réquisition des dossiers sociaux par un officier de police judiciaire. Circulaire au demeurant toujours pas publiée malgré les engagements pris par la secrétaire d’État chargée de la solidarité, Valérie Létard pourtant ex… assistante sociale !
La question essentielle est certes de sécuriser – même si on doute d’une sécurisation par voie de circulaire – les pratiques de l’action sociale sur ce sujet. Évidemment pas dans l’intérêt de ses seuls professionnels mais prioritairement dans celui des usagers. La multiplication des faits divers précités, même s’ils restent marginaux, induit chez les étrangers une incertitude sur la relation de confiance qu’ils peuvent établir à l’égard du service social. Or, même si certains droits sociaux restent certes ouverts à tous sans condition de régularité de séjour (aide sociale à l’enfance, droit à la protection maternelle et infantile, accès aux centres d’hébergement, etc…), si le seul fait de venir les solliciter peut générer des inquiétudes [15], ces droits ne sont à terme plus effectifs. Finalement, il ne sera pas nécessaire de les supprimer : il suffira de créer les conditions de leur non sollicitation.
Des proies facilesOutre les structures sociales au sens strict du terme, les centres sociaux et culturels (associatifs ou municipaux) ont vécu ces dernières années quelques sinistres épisodes de contrôles d’identité et de séjour dans leurs locaux ou dans leurs activités. Les professionnels de l’animation socio-culturelle sont ici encore plus vulnérables que les travailleurs sociaux : pas formés à ces questions, ne répondant à aucune règle de secret professionnel ou de déontologie, les animateurs sont une proie facile à de telles pressions. Fort de ce constat l’assemblée générale de la Fédération des centres sociaux de France a adopté, le 28 juin 2008, une déclaration relative à la politique d’immigration et à ses conséquences sur les centres sociaux et socioculturels. Aux termes de cette déclaration, la Fédération s’engage à former les acteurs du réseau – professionnels et bénévoles – pour qu’ils maîtrisent mieux le contexte légal, et à mener avec les acteurs de la branche professionnelle un travail d’élaboration d’une charte de déontologie pour les équipes des centres. |
Notes
[1] Article 226.13 du code pénal.
[2] Aux articles L. 226 -2-2 et L. 121-6-2 du code de l’action sociale et des familles.
[3] Une circulaire du 9 mai 2007 donne une liste très large des professionnels pouvant échanger sur une même situation.
[4] En application de la loi Perben 2 du 4 mars 2004.
[5] Article 60-1 du code de procédure pénale.
[6] Sur cette situation et la réponse ministérielle, voir JO Sénat du 29/04/2009, p. 3927.
[7] Sur le passage du SSAE à l’Anaem, voir « Du SSAE à l’Anaem, une liquidation annoncée », Plein droit n° 72, mars 2007.
[8] Le 19 novembre 2007, deux intervenantes sociales travaillant pour France Terre d’Asile, dans le cadre d’un dispositif de protection de l’enfance, ont été interpellées, fouillées au corps, perquisitionnées, placées en garde à vue à Coquelles dans le Pas-de-Calais. Selon le procureur de la République de Boulogne-surmer, il s’agissait de vérifier si elles s’étaient rendues complices ou non d’aide au séjour irrégulier.
[9] En février 2009, la police a perquisitionné les locaux de la communauté Emmaüs de Marseille Pointe-Rouge pour y prendre les « dossiers des compagnons ayant des noms à consonance étrangère », le responsable du centre étant lui placé en garde-à-vue. Cet épisode fait suite à un précédent, en août 2007, au sein du centre Emmaüs de Foulain, près de Dijon (Côte d’Or).
[10] Voir la pétition « Non à la pénalisation du travail social » lancée en décembre 2007
[11] Article 222.3 du code de l’action sociale et des familles.
[12] www.ones-fr.org. Cette structure s’est donné parmi ses missions de réfléchir à l’élaboration d’un code de déontologie des éducateurs spécialisés.
[13] Le Conseil supérieur du travail social est une instance consultative placée auprès du ministre chargé de l’action sociale. Elle donne son avis sur les questions soumises par le ministre concernant la formation et l’exercice professionnel. Il est présidé par le ministre chargé de l’action sociale qui fixe sa composition par arrêté. Il comprend des représentants des pouvoirs publics, des syndicats de salariés, des organismes formateurs, des usagers et des organismes faisant appel au concours des travailleurs sociaux.
[14] Et de préciser plus loin : « Or, nous assistons à la multiplication d’incidents comme des opérations de recherche de sans-papiers dans des structures du secteur social, des centres d’hébergement, d’accueil et de soins. De telles pratiques se multiplient avec notamment l’intervention de la police dans ces locaux, des demandes provenant de magistrats notamment en matière de communication de fichier et de dossiers nominatifs. Ces actions témoignent d’une forme de méconnaissance de la finalité du travail social et portent atteinte à l’exercice de ce dernier. »
[15] On citera évidemment ici la circulaire de février 2006 sur les conditions d’interpellation des personnes en situation irrégulière et son volet sur les services médico-sociaux.