Où sont les véritables enjeux de la criminologie ?
Journal «Libération»
Juste avant ces meurtres aussi atroces qu’aberrants de Toulouse et Montauban, un débat a fait rage dans les milieux universitaires et chez les professionnels de la justice pénale : faut-il créer une sous-section du Conseil national des universités (CNU) consacrée à la criminologie ? Il est à craindre que personne, sauf quelques initiés, n’y ait compris grand-chose. Le choix de la méthode adoptée par le gouvernement ne pouvait que générer la confusion : aucune concertation digne de ce nom avec les professionnels concernés n’a été engagée, et aucun débat public n’a eu lieu sur la base du rapport élaboré par le professeur Loïck Villerbu puis dénaturé avant qu’il ne soit remis à Mme Valérie Pécresse. Le ministre qui lui a succédé a choisi délibérément de passer «en force», à un mois de l’élection présidentielle, sans respecter les procédures qui régissent l’Université et en laissant le débat se jouer autour de la personne d’Alain Bauer : celui-ci a ainsi réussi à apparaître comme le parangon de la modernité face au monde universitaire renvoyé à l’image d’une citadelle assiégée défendant uniquement son pré carré, ses modes de fonctionnement, au nom de principes apparemment théoriques, voire académiques. Du coup, les enjeux réels portés par la question de fond sont restés opaques : qu’est-ce que la criminologie et que peut-elle apporter aux politiques publiques en France aujourd’hui ? Le débat est actuellement complètement dévoyé. Comment lui redonner tout son sens ? A notre avis, en remplissant trois conditions. D’abord, la question qui agite surtout les instances universitaires, celle de savoir si la criminologie est une «discipline en soi», et justifiant à ce titre d’une sous-section du CNU, n’est pas centrale : quoi qu’il en soit à ce sujet sur lequel tout et son contraire a déjà été dit, beaucoup semblent d’accord pour considérer que le développement de la recherche et de l’enseignement de la criminologie est essentiel à la vie de la cité si l’on veut enrayer l’appauvrissement continu des politiques pénales : recourir à tout ce qui peut contribuer à l’intelligence du phénomène criminel et à sa maîtrise par le biais de l’ensemble des savoirs regroupés au sein de la criminologie est la seule voie pour éviter les réponses pauvres, inefficaces, coûteuses à long terme, démagogiques et souvent liberticides, et par ailleurs discriminantes à l’égard des publics les plus démunis - auteurs comme victimes - qui caractérisent de plus en plus le fonctionnement des juridictions pénales. Réalise-t-on, malgré la place qui est consacrée dans les médias aux faits divers et aux feuilletons mettant en valeur les progrès spectaculaires de la police technique et les commentaires approximatifs de «criminologues» autoproclamés, combien la justice pénale est pauvre ? Pas seulement en moyens humains et matériels, mais aussi en contenu, et précisément quand elle s’adresse aux plus désocialisés pour lesquels les réponses prévues portent bien leur nom : comparution immédiate, peines planchers, etc. à partir de dossiers presque vides de toutes données sur la personnalité des prévenus, sur leur environnement, sur le sens de leur délinquance, ce qui contribue à remplir les prisons : les peines tombent mécaniquement à la suite de débats judiciaires sans véritable contenu sur la peine, et donc de délibérés réduits à deux questions pour le moins sommaires : Grave pas grave ? Dangereux pas dangereux ? La réflexion minimale sur la recherche d’un effet de prévention de la récidive devient de plus en plus rare alors que, de fait, les vertus présumées de l’exemplarité et de la dissuasion s’effritent très vite face à la réalité de l’absence de réponse aux causes réelles de la délinquance. On l’aura compris : la qualité du travail de tous les professionnels du champ pénal, qu’ils soient policiers, gendarmes, magistrats, avocats, experts en psychologie, psychiatrie, sociologie - ces derniers peu mobilisés, à tort - mais aussi élus définissant au Parlement ou dans les communes des politiques de sécurité publique, dépend en grande partie du développement d’une véritable culture criminologique. Il faut, par ailleurs, éviter de se laisser enfermer dans le piège consistant à prendre position par rapport au développement de la criminologie en fonction de ce qu’on prétend qu’elle est susceptible de générer comme type de société : au-delà des références à sa place dans des pays comme la Belgique, le Canada ou les pays anglo-saxons - aussi récurrentes que peu documentées sur ce qui l’explique -, il est évident que la criminologie, comme tout type de savoir, peut conduire au meilleur comme au pire : mais la philosophie, la science politique, l’éthique en font partie et permettent de faire la différence entre un usage des savoirs criminologiques «démocratique», c’est-à-dire émancipateur de la personne et des politiques sociales, et une approche plus comportementaliste, ou sécuritaire : il y a là un enjeu considérable, mais c’est d’abord à l’Université et dans les enseignements des disciplines de base (droit, psychiatrie, psychologie, sociologie, etc.) que cette confrontation des disciplines doit avoir lieu. Avant les formations dispensées dans les écoles professionnelles. La criminologie n’est, en soi, ni de droite ni de gauche. C’est l’usage qui en est fait qui peut et doit donner lieu à un débat sur l’équilibre à préserver entre les libertés individuelles et la protection de la société. Enfin, sinon surtout, ces questions concernent à l’évidence les pouvoirs publics. Pas seulement l’Université et le ministère de la Recherche, mais aussi, entre autres, les ministères de la Justice, de l’Intérieur, de la Santé et des Affaires sociales qui ont la responsabilité des politiques publiques impliquant à l’évidence une formation criminologique, à tous les niveaux de responsabilité des professions concernées par la question pénale. Il est de leur responsabilité de s’assurer que ces formations ne soient pas «au rabais» et soient donc définies et conduites avec l’Université. Il leur appartient de s’impliquer dans ce débat et de s’assurer qu’il sera conduit de manière ouverte et transparente, afin de garantir que nos institutions en charge de ces questions soient irriguées de la richesse, des confrontations, et des exigences de tous les savoirs que porte la criminologie.