Dans un arrêt de cassation du 12/03/2025, (CE, 12 mars 2025, n° 474279, Sté Malakoff Paris 16), le conseil d’Etat a jugé que le simple fait que l'emprunteur n'a pas consenti de sûreté immobilière au prêteur ne suffit pas à établir le caractère anormalement élevé du taux d'emprunt, annulant ainsi un arrêt du 17 mars 2023, rendu par la cour administrative d’appel de Paris.
Au cas particulier, la société Malakoff Paris 16 a conclu en 2014, pour l'acquisition d'un immeuble en vue de sa revente, outre un prêt bancaire et une convention de compte courant, un prêt participatif d'un montant de 6 750 000 euros auprès de la société HPI. Ce dernier prêt est rémunéré à un taux de 10,20 % majoré de 50 % du résultat net comptable avant impôt de la société emprunteuse, dans la limite d'un taux de rendement interne de 17,5 %.
Pour l’administration fiscale qui a procédé à une vérification de comptabilité de la société Malakoff Paris 16, ce taux d'emprunt anormalement élevé constitue un acte anormal de gestion. L'administration fiscale a par conséquent réintégré au résultat, une partie des intérêts versés à la société HPI, ces intérêts étant regardés comme procédant d'un acte anormal de gestion en tant qu'ils excédaient un taux moyen de marché évalué à 2,466 % au titre de l'exercice clos en 2015 et à 2,39 % au titre de l'exercice clos en 2016.
La cour administrative d’appel de Paris a suivi l’administration fiscale, en jugeant qu'il aurait été dans l'intérêt de la société de consentir une sûreté immobilière au prêteur et qu'en s'abstenant de le faire, elle avait consenti à verser des intérêts excessifs au regard de son profil de risque et qu'elle s'était dès lors, en l'absence de toute contrepartie, appauvrie à des fins étrangères à son intérêt.
L’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris a été annulé par le Conseil d’Etat sur ce point. Pour le Conseil d’Etat, la cour administrative d’appel aurait dû rechercher, « d'une part, si l'absence d'une sûreté de cette nature s'écartait de la pratique du marché, appréciée au regard des conditions dans lesquelles un prêteur indépendant aurait consenti à une société présentant un risque de solvabilité similaire un prêt analogue par son objet, son montant, son échéance et ses modalités de remboursement et, d'autre part, sauf à ce que soit établie l'existence de relations d'intérêts entre la société Malakoff Paris 16 et la société HPI, si, en s'abstenant de constituer une telle sûreté, la première s'était délibérément appauvrie à des fins étrangères à son intérêt ». En statuant sans avoir procédé à une telle analyse, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.
Rappelons que les charges acceptées en déduction du résultat doivent se rattacher à une gestion normale de l’entreprise, ce qui exclut la déduction des dépenses liées à des actes anormaux de gestion et des sanctions pécuniaires, conformément aux articles 38 et 39-2 du Code Général des Impôts (CGI). De même, les charges doivent être exposées dans l’intérêt direct de l’exploitation ce qui exclut les dépenses personnelles et les dépenses somptuaires art. 39-4 du CGI.
L’acte anormal de gestion est celui qui met une dépense ou une perte à la charge de l’entreprise ou qui la prive d’une recette sans être justifié par les intérêts de l’exploitation. D’une manière générale, l’acte anormal de gestion est celui par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt (CE plén. 21-12-2018 n° 402006). C’est une construction jurisprudentielle qui déroge au principe de la liberté de gestion.
Si en principe, le dirigeant d’une entreprise doit pouvoir juger de l’opportunité de sa gestion, sans que l’administration fiscale puisse critiquer son choix (par exemple décider de financer un investissement par l’emprunt plutôt que sur ses fonds propres), cela n’empêche pas l’administration fiscale de faire référence à la notion d’acte anormal de gestion et de procéder à la rectification de certaines opérations. C’est le cas par exemple des sommes facturées à l’entreprise pour des prestations fictives (CE 2 mars 1988 n° 45625), de prise en charge de frais incombant à des entreprises tierces sans aucune contrepartie (CE 18 novembre 1985 n° 51321), des dépenses dont le montant est excessif, ou encore, la cession d’un élément de l’actif à un prix minoré.
Ont été qualifiés d’actes anormaux de gestion, des travaux effectués par l’entreprise dans des locaux appartenant à son dirigeant, dès lors que ces travaux ne sont pas utiles ou affectés (CE 24 juin 1987). Il y a acte anormal de gestion lorsque des rémunérations sont versées à un salarié attaché au service personnel du dirigeant de l’entreprise (CE 27 octobre 1986). Le fait de renoncer à obtenir une contrepartie lors de la signature d’une concession de licence de marque (CE 26 septembre 2011), ainsi que l’acquisition par une société d’un brevet, dont l’inventeur est son propre PDG, alors que la société n’est pas en position d’exploiter le brevet du fait de son objet social et de ses difficultés financières (CE 17 octobre 2003), constituent des actes anormaux de gestion. Un surprix payé sans justification à un fournisseur étranger constitue un a acte anormal de gestion (CE 25 mars 1983).
La théorie du risque manifestement excessif, dans l’appréciation de l’acte anormal de gestion, a été abandonnée. C’est ainsi que conformément à la position du Conseil d’État sur l’abandon de la théorie du risque manifestement excessif, (CE 13 juillet 2016 no 375801, Monte Paschi Banque), la cour administrative d’appel de Versailles a censuré la position de l’administration, en jugeant que lorsqu’une entreprise, à l’occasion d’une opération entrant dans le cadre de son objet social, est victime d’une escroquerie causée par les agissements d’un tiers, l’administration n’est pas fondée à refuser la déduction de la perte correspondante, il importe peu que les dirigeants aient exposé leur entreprise à un risque élevé de perte par leur carence manifeste. En effet il n’y a pas d’acte anormal de gestion dès lors que l’opération n’est pas exclue de l’objet social de l’entreprise et qu’elle a été réalisée dans l’intérêt de l’entreprise, bien que le dirigeant ait procédé au paiement total de marchandises avant leur livraison effective sans vérifier au préalable les documents fournis par le vendeur, qui se sont, par la suite, révélés être des faux (CAA Versailles 7 février 2017 no 15VE03890).
Dans un arrêt du 4 juin 2019, le Conseil d’Etat a jugé que pour démontrer le caractère anormal d’une cession à prix minoré d’un élément de l’actif circulant, l’administration fiscale doit établir non seulement l’existence d’un écart significatif entre la valeur vénale du bien cédé et son prix de vente, mais aussi, et surtout l’intention de l’entreprise d’agir contre son intérêt. Cette décision rendue à propos de la cession d’un élément de l’actif circulant ne prend pas la même la position que celle adoptée par le Conseil d’Etat concernant la cession d’une immobilisation. Le Conseil d’Etat ne transpose donc pas la solution retenue en cas de cession d’une immobilisation.
De même dans son arrêt du 11/03/2022, le Conseil d'État (CE 8ème et 3ème chambres réunies, 11/03/2022, N° 453016) a refusé de donner raison à l’administration fiscale qui a retenu la notion d’acte anormal de gestion pour redresser une société holding, dans le cadre du mécanisme d'intéressement mis en place dans une filiale.
Dans l’arrêt commenté, la cour d’appel aurait dû rechercher si l’absence de sûreté s’écartait ou non de la pratique du marché. Le simple fait que l'emprunteur n'a pas consenti de sûreté immobilière au prêteur ne suffit pas à établir le caractère anormalement élevé du taux d'emprunt.
Conseil d'État - 9ème et 10ème chambres réunies, 12 mars 2025 / n° 474279.
Arnaud Soton
Avocat fiscaliste
Professeur de droit fiscal