En février 2013, le département de Lot-et-Garonne a lancé, selon une procédure adaptée, une consultation en vue de l’attribution d’un marché ayant pour objet la création d'une application numérique mobile de découverte du patrimoine naturel et bâti. Le dossier de la consultation imposait alors au prestataire retenu de céder au département et au comité départemental du tourisme, à titre exclusif, les droits de propriété intellectuelle attachés à l’application, objet du marché. A la demande d’un candidat évincé, la société Camineo, le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Bordeaux a annulé, par ordonnance du 13 mai 2013, la procédure de passation de ce marché. Dans son arrêt du 2 octobre dernier, le Conseil d’Etat, après avoir annulé cette ordonnance pour erreur de droit, a rejeté les moyens de la société Camineo.
Quel risque à faire des réserves ?
Il est généralement acquis que les candidats doivent répondre aux exigences du dossier de la consultation (articles 35 et 53 du Code des marchés publics) et ce, même si ces exigences ne constituent pas, comme en l’espèce, un critère de jugement des offres. Si on relève parfois, dans la pratique, quelques tolérances, le candidat qui formule son offre en émettant des réserves prend ainsi le risque de voir son offre rejetée, surtout si le règlement de la consultation indique expressément que « les réserves sont interdites », que « les documents doivent être remis sans aucune modification ni réserve » ou impose que le CCAP transmis soit remis signé par les candidats.
Il existe peu de décisions en la matière (CE, 24 décembre 1926, SA l'Entreprise de l'Est), mais récemment, une cour administrative d’appel a jugé que les réserves apportées par un candidat visant à limiter les garanties financières et matérielles d’un contrat d’assurances, « compte tenu de leur objet et de leur importance […] ne constitu[ai]ent pas de simples précisions, mais des propositions différentes du projet de marché soumis à consultation ». L’offre de ce candidat devait donc être rejetée comme irrégulière (CAA Bordeaux, 5 juillet 2012, Cabinet d’assurances Axa).
Dans l’affaire du département de Lot-et-Garonne, l’offre de la société Camineo avait initialement été notée et classée. En défense, le pouvoir adjudicateur a toutefois soulevé que son offre était irrégulière. En effet, si la société Camineo (ce qu’elle ne contestait d’ailleurs pas) était disposée à céder les droits sur le contenu de l’application, elle refusait toutefois de les céder sur l’application numérique elle-même, cette application étant en partie conçue à partir de modules existants. Pour le département, la société requérante n’était donc pas susceptible d’être lésée par les manquements qu’elle invoquait, ce qu’a confirmé sans surprise le Conseil d’Etat : « qu'en écartant ce moyen au seul motif que l'offre de la société Camineo avait été examinée et classée, alors qu'une telle circonstance ne peut faire obstacle à ce que le pouvoir adjudicateur se prévale de l'irrégularité de cette offre devant le juge du référé précontractuel, le juge des référés a commis une erreur de droit ». Déclinaison de la jurisprudence SMIRGEOMES, il est en effet désormais admis que les pouvoirs adjudicateurs peuvent se prévaloir de l’irrégularité d’une offre en cours d’instance (CE, 15 février 2013, Commune de Monéteau ; CE, 29 mai 2013, CU Marseille Provence Métropole), dès lors que, comme le soulignait le rapporteur public B. Dacosta dans l’affaire commentée, « le fait d’avoir, dans un premier temps, classé une offre ne fait pas disparaître l’irrégularité dont elle est, le cas échéant, entachée ». Si cette solution peut paraître sévère aux candidats évincés qui peuvent avoir le sentiment qu’il s’agit, pour l’acheteur public, d’un « argument de rattrapage », le seul cas dans lequel cet argument ne peut prospérer est celui, rappelé dans l’arrêt analysé, dans lequel le requérant arrive à démontrer que l’irrégularité qui lui est opposée est « le résultat du manquement qu’il dénonce », autrement dit qu’elle est liée à un manquement du pouvoir adjudicateur (CE, 12 mars 2012, Société Clear Channel). Evoquant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat a ainsi été amené à confirmer l’irrégularité de l’offre de la société Camineo et à examiner ses arguments.
Légalité de l’exigence de cession à titre exclusif des droits de propriété intellectuelle
La société Camineo faisait d’abord valoir que la prescription litigieuse avait pour effet d’exclure de la procédure de mise en concurrence les candidats proposant des applications conçues à partir de logiciels libres, ce qui caractérisait, selon elle, une violation du principe de libre accès à la commande publique. Ce moyen n’est pas sans rappeler les affaires Lilie (CE, 30 septembre 2011, Région Picardie) et plus récemment Nexedi (TA Paris, ord., 26 juin 2013, Société Nexedi et autre). Le Conseil d’Etat a ici considéré que le département pouvait imposer cette prescription qui se justifiait, selon lui, « eu égard à la nature de son besoin » et qui « ne conduisait pas à exclure les offres proposant des applications conçues à partir de logiciels libres, dès lors que la cession des droits de propriété intellectuelle port[ait] sur la seule application numérique ».
Ce considérant appelle deux remarques. En premier lieu, une telle exigence peut priver le pouvoir adjudicateur de solutions préexistantes ne devant qu’être adaptées à ses besoins spécifiques.
A l’instar de la société Camineo, les éditeurs de telles solutions refuseront probablement de céder leurs droits afin de pouvoir continuer à les commercialiser. En second lieu, si le Conseil d’Etat considère que l’exigence du département n’excluait pas les solutions libres, l’arrêt n’est pas dénué à ce sujet d’ambiguïté. Un logiciel libre est en effet par nature insusceptible d’appropriation exclusive. Et les conclusions du rapporteur public n’éclairent pas davantage sur ce point : « par définition, s’agissant d’un logiciel libre, l’obligation de céder les droits de propriété intellectuelle était sans objet ».
Une première explication à cette solution pourrait être liée à la nature du besoin du département. Pour justifier sa demande, ce dernier - à suivre le rapporteur public - « entendait simplement éviter les risques liés à une disparition du prestataire initial et au paiement régulier de mises à jour au propriétaire de l’application ». Dès lors que les logiciels libres remplissent en principe ces conditions, le Conseil d’Etat a ainsi pu considérer - au prix d’un raisonnement quelque peu favorable au pouvoir adjudicateur, voire aux logiciels libres et ce, d’autant que l’attributaire du marché litigieux s’appuyait lui-même sur un logiciel libre de droits - que les applications « conçues à partir de logiciels libres » n’étaient pas exclues de la consultation. Une autre explication pourrait aussi se trouver dans la distinction que semble opérer le Conseil d’Etat entre, d’une part, l’application numérique proposée dont les droits devaient être cédés à titre exclusif et, d’autre part, les logiciels libres utilisés pour sa conception. Mais là encore, cette distinction - que l’on retrouve d’ailleurs dans le CCAG-TIC (article 36) - ne vaut que si la licence libre qui s’applique aux modules préexistants ne contamine pas les développements spécifiques qui y sont liés et n’entraine pas l’application de ladite licence à ces modules développés ad hoc. Or, l’arrêt du Conseil d’Etat ne donne aucune précision à ce sujet.
Cahier des charges et acte de cession
La société Camineo soutenait en outre que la clause de cession litigieuse méconnaissait les dispositions de l’article L. 131-3 du Code de la propriété intellectuelle qui impose que « chacun des droits cédés fasse l’objet d’une mention distincte dans l’acte de cession et que le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendu et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée ».
Sur ce point, le Conseil d’Etat a considéré que la violation de l’article L. 131-3 (et non L. 131-1 sans doute cité par erreur au point 8) ne pouvait « être utilement alléguée pour contester la légalité […] du cahier des charges de la consultation, qui ne constitu[e] pas l’acte de cession des droits de propriété intellectuelle ». Dans le même esprit, le rapporteur Dacosta avait, quant à lui, retenu que le moyen était inopérant, « les dispositions invoquées port[ant] sur la forme et le contenu de l’acte de cession lui-même ». Ce faisant, les juges du Palais Royal balayent ainsi l’argument : le fait que la clause litigieuse ne respecte pas le formalisme prévu à l’article L. 131-3 n’entache pas la procédure d’illégalité, puisque cette cession ne se réalisera qu’après la signature du marché. L’argumentaire du Conseil d’Etat peut laisser quelque peu perplexe dès lors que la clause de cession de droits figure généralement dans le CCAP remis aux candidats qui, une fois le marché attribué, deviendra un document contractuel liant les parties. Sans doute faut-il alors comprendre que le juge des référés précontractuels estime que ces questions ne relèvent pas de son office, mais de celui du juge du fond. On peut donc encore regretter à ce sujet la rédaction lapidaire et ambiguë de l’arrêt commenté, d’autant que le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Paris avait, quant à lui, su clairement indiquer il y a quelques années que : « si le pouvoir adjudicateur est tenu de veiller au respect des droits de propriété intellectuelle, la méconnaissance d’une telle obligation ne constitue pas un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence et n’est donc pas au nombre des manquements dont peut être saisi le juge des référés précontractuel conformément aux dispositions de l’article L. 551 du CJA » (TA Paris, ord., 17 novembre 2009, Société AAIR Lichens).
Article publié sur Achatpublic.info le 24 février 2014