La première vente était intervenue le 13 juillet 2008, les trois autres le lendemain. À chaque acte, le père s’était réservé l’usufruit. En jeu : la détermination du bénéficiaire de la quotité disponible, soit le conjoint survivant institué légataire du quart en pleine propriété de la succession, soit les enfants soumis à la présomption de gratuité. En vertu de celle-ci, rappellent les héritiers réservataires, la valeur en pleine propriété des biens aliénés avec réserve d’usufruit par le défunt à l’un de ses héritiers réservataires est imputée sur la quotité disponible, l’excédent étant sujet à réduction. Seul le consentement à l’aliénation des cohéritiers permet d’écarter cette présomption (Code civil, article 918), lequel faisait défaut selon eux pour chacune des opérations incriminées.
Pas pour la cour d’appel, qui fait le choix de libérer la quotité disponible au profit du conjoint survivant. En effet, elle retient le caractère strictement identique et la quasi-concomitance des cessions des parts sociales litigieuses opérées par le défunt au profit de ses quatre enfants à la suite d’actes de même nature. Par conséquent, lesdites cessions poursuivaient un objectif global de transmission, connu et accepté par l’ensemble des héritiers réservataires.
La Cour de cassation confirme l’analyse des juges du fond, qui ont souverainement déduit des éléments de fait que les enfants avaient consenti individuellement à toutes les aliénations. Ces derniers ne pouvaient pas solliciter le bénéfice de la présomption de gratuité.
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I.            Possibilité d’un consentement à l’aliénation hors écrit ou intervention à l’acte
La Cour de cassation était donc confrontée à la question de savoir si le consentement à l’aliénation au sens de l’article 918 in fine du Code civil peut être tacite. Rejetant le pourvoi, elle confirme cette possibilité et rappelle le pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond : « Ayant retenu que le caractère strictement identique et la quasi-concomitance des cessions des parts sociales litigieuses opérées par [EH] au profit de ses quatre enfants à la suite d’actes de même nature démontraient qu’elles poursuivaient un objectif global de transmission, connu et accepté par l’ensemble des héritiers réservataires, la cour d’appel en a souverainement déduit que ceux-ci avaient consenti individuellement à toutes les aliénations, de sorte qu’ils ne pouvaient solliciter le bénéfice des dispositions » de l’article 918 du Code civil.
La Cour de cassation admet ainsi pour la première fois que le consentement à l’aliénation (qui vaut renonciation à solliciter la réduction) n’a pas à être exprimé par écrit ou énoncé dans l’acte de cession lui-même. Jusque-là , pourtant, il était communément admis qu’il fallait intervenir à l’acte (v. Rép. civ., v° Réserve héréditaire - réduction des dons et legs, M. Nicod et S. Deville, n° 40 ; N. Bargue, De quelques difficultés d’application de l’article 918 du Code civil, Defrénois 2010. 165) ou dresser un acte séparé (req. 19 août 1847, DP 1848. 1. 202).
En l’espèce, c’est l’existence d’actes identiques et quasiment concomitants qui permet de caractériser un tel consentement. Les juges du fond se voient ainsi reconnaître un pouvoir très important : ils peuvent, sur la base d’éléments factuels, déduire l’existence d’un pacte de famille implicite permettant d’écarter le bénéfice des dispositions de l’article 918 du Code civil. Il existerait une sorte de présomption de renonciation, déduite de la seule connaissance de l’acte par les cohéritiers.
Une telle largesse ne manquera pas de susciter de légitimes réactions. Sur le plan substantiel, cela revient à exiger des cohéritiers une opposition expresse pour maintenir l’application de l’article 918, ce qui n’est pas du tout conforme aux dispositions du texte qui exige au contraire un consentement pour exclure sa mise en œuvre. Sur le plan formel, le contraste est saisissant entre cette renonciation spéciale à agir en réduction, dorénavant consensuelle, et la renonciation anticipée à l’action en réduction de droit commun, très formaliste (Code civil, article 929 s.). Sur le plan probatoire, on s’étonnera qu’un tel consentement à l’aliénation et une telle renonciation à solliciter la réduction puissent être démontrés par présomption de fait alors même qu’il s’agit d’actes juridiques supérieurs à 1 500 €.
On déplorera par ailleurs l’absence de cassation de l’arrêt d’appel qui a retenu une imputation sur les réserves individuelles. En principe, le consentement à l’aliénation vaut renonciation à l’imputation sur la quotité disponible, mais aussi à la réduction de l’excédent. Il faudrait donc exclure purement et simplement les actes litigieux des opérations de liquidation successorale. Une imputation sur les réserves individuelles sans possibilité d’imputation subsidiaire sur la quotité disponible aboutit, au contraire, à aggraver le risque de réduction et devrait logiquement conduire à soumettre les biens transmis au rapport.
On ne saurait cependant limiter l’analyse de cette décision à ces quelques critiques. Le rejet du pourvoi paraît notamment justifié par le fait qu’en l’espèce, les réservataires n’agissaient pas les uns contre les autres, mais tentaient, ensemble, de réduire l’émolument du legs fait au conjoint. Or l’article 918 du Code civil est conçu pour protéger la réserve, non pour limiter la faculté de disposer à cause de mort de la quotité disponible. Il est donc heureux que cette tentative de dévoiement du texte n’ait pas abouti.
Surtout, la solution ne peut être pleinement comprise et appréciée sans une étude d’ensemble de l’article 918 du Code civil. Celui-ci est innervé par la recherche d’un équilibre entre les intérêts de l’héritier gratifié et ceux des autres héritiers. Par exemple, la présomption de gratuité profite aux autres héritiers en leur permettant de solliciter la réduction, mais la présomption de préciput profite au gratifié qui se trouve ainsi dispensé de rapport.
La doctrine a également noté une recherche d’équilibre dans l’interprétation jurisprudentielle du texte, tantôt sévère, tantôt laxiste. D’une part, la jurisprudence est sévère lorsqu’elle reconnaît à la présomption de gratuité un caractère irréfragable : impossible de démontrer que l’opération est bel et bien onéreuse.
En plus du prix payé, l’héritier risque donc d’être tenu au versement d’une indemnité de réduction. Cette présomption irréfragable, très critiquée, a pourtant obtenu son brevet de constitutionnalité (Cons. const. 1er août 2013, n° 2013-337 QPC, Dr. fam. 2014. Étude 8, note S. Deville ; AJ fam. 2013. 723, obs. de Guillenchmidt-Guignot). Cela s’explique par l’idée que les actes en cause, même s’ils sont effectivement onéreux et non frauduleux, sont aléatoires et probablement déséquilibrés au détriment du vendeur… et donc de ses héritiers réservataires.
D’autre part, pour faire contrepoids à la rigueur de cette présomption, la Cour de cassation veille à ce que le champ d’application de l’article 918 du code civil ne soit pas trop large. Ainsi est-il aisé de le contourner en ayant recours à une interposition de société, de personne physique, en préférant un échange à une vente, ou encore en se réservant un droit d’usage et d’habitation plutôt qu’un droit d’usufruit.
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II.          Mise en oeuvre complexe de l’article 918 du Code civil
Ni l’usufruitier ni le nu-propriétaire ne peuvent céder seuls la pleine propriété des parts ou actions sur lesquels portent leurs droits démembrés : les prérogatives de chacun sont réduites à leurs droits et limitées par les droits de l’autre. Le respect de cette règle s’impose aussi au juge de l’exécution qui ne peut, sans excéder ses pouvoirs, ordonner la vente forcée de la pleine propriété de biens grevés d’un usufruit contre la volonté du nu-propriétaire.
Les droits sociaux, y compris les titres au porteur, ne sont pas consomptibles par le premier usage. Les droits de l’usufruitier doivent s’exercer sur les titres selon des modalités sauvegardant ceux du nu-propriétaire. Ainsi, un nu-propriétaire a été déclaré fondé à réclamer des dommages-intérêts à la banque dépositaire des titres (en l’espèce des titres de rente) qui n’avait pas pu représenter les titres, car elle avait accepté de les transférer dans un autre établissement sur instruction de l’usufruitier.
Le nu-propriétaire n’a pas non plus le droit de céder seul la pleine propriété des droits sociaux ; la cession de titres grevés d’usufruit, sans l’accord de l’usufruitier, ne modifie pas le droit de ce dernier qui continue à jouir de son usufruit s’il n’y a pas expressément renoncé (Code civil article 621, al. 2). En conséquence, il n’y a pas lieu de prononcer la nullité de la cession du bien sur lequel porte l’usufruit, mais d’en constater l’inopposabilité aux usufruitiers.
Mais, il existe donc une cohérence implicite entre ces décisions en apparence contradictoires : le domaine est réduit parce que l’effet est rigoureux. Or, dans cet arrêt du 26 janvier 2022, la Cour de cassation consacre un nouveau contrepoids au caractère irréfragable de la présomption en facilitant son éviction. Il est en effet moins grave que la présomption soit irréfragable si les juges du fond peuvent librement caractériser l’existence du consentement des successibles permettant d’y faire échec. Mais n’est-ce pas, une fois de plus, contrarier la réalité et compliquer l’ensemble du dispositif ? Voici un acte réellement onéreux, mais irréfragablement présumé gratuit qui échappe à la réduction en vertu d’un consentement présumé qui n’a sans doute jamais existé.
On le voit, si l’interprétation de l’article 918 du Code civil a le mérite d’être équilibrée, elle a le tort d’être complexe. Le reproche n’en incombe pas tant à la Cour de cassation, qui fait ce qu’elle peut, qu’à la lettre même du texte, qui mériterait une complète réécriture. Formulons une proposition audacieuse, fondée sur le constat de l’ambivalence du texte. Puisqu’il faut préserver la réserve des héritiers tant contre les montages gratuits d’apparence onéreuse que contre les actes onéreux déséquilibrés, le mieux serait de consacrer le caractère simple de la présomption de gratuité et de tirer les conséquences de son renversement, afin de traiter différemment les actes réellement gratuits et les actes réellement onéreux.
Si la présomption n’est pas renversée, cela signifie que l’acte est bien gratuit. Seule une renonciation anticipée à l’action en réduction conforme aux articles 929 et suivants du Code civil devrait alors permettre d’écarter de la réduction. L’imputation sur la quotité disponible, quant à elle, ne se justifie pas puisque toute donation, même déguisée, est présumée faite en avance de part.
En revanche, si la présomption est renversée, cela signifie que l’acte est bien onéreux. Il n’en demeure pas moins potentiellement déséquilibré, donc attentatoire à la réserve. Cet appauvrissement spécial doit faire l’objet d’un traitement spécial. Seule la différence entre la valeur du bien aliéné et le prix payé par le successible acquéreur devrait être prise en compte et imputée sur la quotité disponible, l’excédent devant être réduit. Puisque l’avantage résulte d’un acte onéreux, et non gratuit, il est logique que la renonciation à la réduction soit facilitée et puisse être déduite du silence d’un cohéritier averti.
Seraient ainsi préservés tant l’équilibre des intérêts de chaque héritier que la cohérence et la lisibilité du dispositif. Nul doute en tous cas que la présente décision ravivera les critiques et les débats sur ce texte curieux et ambivalent.
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Sources :
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