Durant son discours du 23 novembre 2007, le Président de la République Nicolas Sarkozy a dit la chose suivante : « Le clonage et la dissémination de fichiers à l’infini ont entraîné depuis cinq ans la ruine progressive de l’économie musicale, en déconnectant les œuvres de leur coût de fabrication, et en donnant cette impression fausse que tout est gratuit. »
Ce discours du chef de l’Etat est intervenu deux mois et demi après que celui ci ait confié à Christine Albanel, ministre de la culture, dans une lettre de mission du 1er aout 2007, la lourde tâche de trouver une solution permettant d’endiguer le téléchargement illégal. Le 5 septembre 2007, Christine Albanel a fait appel à Denis Olivennes, ex PDG de la FNAC, afin d’établir un rapport et de conduire à un accord interprofessionnel visant à promouvoir « la diffusion légale d’œuvres artistiques », préliminaire à un projet de loi, promis de longue date par Nicolas Sarkozy aux professionnels du secteur artistique.
Denis Olivennes a rendu son rapport de fin de mission le 23 novembre 2007. Suite à la remise de ce rapport, ont été signés par 47 entreprises ou organismes représentatifs du cinéma, de la musique, de l''audiovisuel et de l''internet, les « Accords de l’Elysée » pour le développement et la protection des œuvres et des programmes culturels sur les nouveaux réseaux.
Ces Accords se décomposent en deux volets. Le premier volet vise à améliorer l''offre légale de films et de musique sur Internet, ce qui passe par l’engagement des professionnels du cinéma à rendre les films disponibles 6 mois après leur sortie en salle, contre 7 mois et demi auparavant, ou encore l’engagement des maisons de disques de supprimer les DRM bloquants des œuvres musicales. Le second volet de ces accords « concerne la prévention et la lutte contre le piratage ». Le gouvernement s''engage auprès des signataires à « proposer au Parlement les textes législatifs et à prendre les mesures réglementaires », pour mettre en place la riposte graduée préconisée par Denis Olivennes. C’est l’objet du projet de loi « création et internet » a été présenté en Conseil des ministres le 18 juin 2008 (après validation par le Conseil d’Etat le 12 juin 2008) voté en première lecture au Sénat le 30 octobre 2008.
L’exposé des motifs de la loi « création et Internet », préambule à l’exposé du dispositif projeté, dispose que « Le présent projet de loi a pour ambition de faire cesser I’ hémorragie des œuvres culturelles sur internet et de créer le cadre juridique indispensable au développement de l’offre légale de musique, de films, d''œuvres et de programmes audiovisuels, voire d''œuvres littéraires sur les nouveaux réseaux de communication. A cet effet il comporte un dispositif essentiellement pédagogique qui a vocation, en pratique, à se substituer aux poursuites pénales actuellement encourues par les internautes qui portent atteinte aux droits des créateurs ».
Malgré une volonté certaine du Gouvernement de concilier des intérêts manifestement antagonistes, le projet de loi a reçu de vives et nombreuses critiques. Parmi les auteurs de ces critiques, l’on peut citer L''UFC Que Choisir, l''Isoc France, la Quadrature du Net, le SAMUP* et le collectif « Pour le Cinéma », qui ont décidé de se regrouper pour créer « une alternative opérationnelle et économiquement réaliste » à la diffusion des œuvres culturelles à l''heure du numérique.
Après cette brève genèse de cette loi très polémique, deux questions se posent. Tout d’abord celle de savoir quel est son contenu exact (I), et ensuite celle de son avenir (II).
I/ Le contenu de la loi « création et internet ».
Actuellement, lorsqu’un auteur constate une contrefaçon de son œuvre, son seul recours consiste à saisir le juge sur le fondement de cette infraction, qui est un délit pénal. Cette procédure peut s’avérer longue, fastidieuse et coûteuse, et surtout se révèle totalement inadaptée à la « contrefaçon de masse ». Le projet de loi du gouvernement a donc pour objectif premier d’axer l’action sur la prévention, qui précède toute répression, laquelle n’est plus pénale, dans le sens où le recours au juge est écarté, de manière à simplifier et accélérer les démarches des ayants droit.
Le premier point de cette loi consiste à créer une Autorité Administrative Indépendante, une AAI, appelée Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et de la Protection des droits sur Internet (HADOPI) et chargée de prévenir et sanctionner le piratage sur Internet, notamment le téléchargement de musique ou de films en peer-to-peer, en tout cas par tous moyens illégal, c’est à dire autre que les plateformes dédiées telles qu’Itunes.
Cette autorité a pour fonction, sur saisie (et non de son propre chef) pour le compte des ayants droit (par des agents assermentés des organismes de défense des professionnels ou les sociétés de perception et de répartition des droits comme la SACEM) des infractions au droit de la propriété intellectuelle qu’ils constatent et datant de moins de 6 mois, de prendre les mesures prévues par la loi afin tout d’abord de faire cesser l’atteinte, voire de sanctionner la personne en infraction.
Sous le contrôle du juge, la Haute Autorité aura donc pour mission de prendre la sanction adaptée au comportement de la personne en infraction, à savoir une suspension de la connexion à Internet avec interdiction de se réabonner pendant la durée de la sanction en cas de récidive, suite à l’envoi de deux courriers d’avertissement, l’un électronique, l’autre en recommandé avec accusé de réception. Le projet de loi permet aux internautes de s’exonérer de sa responsabilité en mettant en œuvre les moyens de sécurisation efficaces de son poste, proposés par son FAI.
Le déroulement de la procédure est décrit comme suit par le ministère de la culture :
La mise en œuvre de ce dispositif reviendra à une Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, qui agira exclusivement sur saisine des ayants droit dont les œuvres auront été piratées : elle n''exercera donc aucune surveillance a priori et généralisée des réseaux. Elle procèdera comme suit à l''encontre des pirates :
- Le premier avertissement sera envoyé par courriel
- Le deuxième avertissement prendra la forme d’une lettre recommandée, pour s’assurer que l’abonné a bien pris connaissance du manquement qui lui est reproché ;
- En cas de renouvellement du manquement, la sanction peut prendre la forme d’une suspension de l’abonnement internet de un mois à un an, assortie de l’interdiction de se réabonner pendant la même durée auprès de tout autre opérateur. Toutefois, pour accentuer l’aspect pédagogique, une transaction est possible entre la Haute Autorité et l’abonné : s''il s''engage à ne plus renouveler son comportement, la suspension sera réduite à une durée inférieure à trois mois. Dans le cas des offres dites « Triple Play », la suspension de l’abonnement ne peut porter sur les services de téléphonie et de télévision. Par ailleurs, lorsque la suspension de l’accès à Internet pourrait avoir des effets disproportionnés, par exemple pour les entreprises, le projet de loi prévoit une mesure alternative : la Haute Autorité pourra exiger l’installation de dispositifs préventifs (de type « pare-feux »), qui permettront d''empêcher le piratage par les salariés à partir de leurs postes de travail.
Le fondement juridique du dispositif n’est pas le délit de contrefaçon mais l’obligation de surveillance pesant sur chaque titulaire d’abonnement à Internet, en vertu de l’article L335-12 du code de la propriété intellectuelle. Cette obligation est donc désormais précisée et assortie d’une sanction. Le titulaire de l’accès internet aura donc l’obligation de veiller à ce que celui ci ne fasse pas l’objet d’une utilisation aux fins de porter atteinte aux droits de propriété littéraire et artistique. Afin d’accroître l’efficacité du dispositif, les fournisseurs d’accès internet auront l’obligation de vérifier que toute personne demandant un tel accès ne figure pas au fichier des personnes sous le coup d’une suspension. Afin de protéger la vie privée des personnes en question, il est prévu qu’un tel fichier sera déclaré et autorisé par la CNIL, conformément à la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978.
II/ L’avenir de la loi « Création et Internet ».
Les critiques adressées à ce projet de loi ont été nombreuses. Des artistes ont même protesté contre ce projet de loi, l’estimant « ridicule ». Au sein du parti présidentiel, l’UMP, certaines voix se sont élevées afin de dénoncer ce projet de loi.
Le tôlé suscité par le projet de loi a abouti d’une part au dépôt de centaines d’amendements par les députés, promesse de débats interminables, débats qui se sont révélés fort houleux et parfois même éloignés du sujet, l’occasion étant de critiquer le gouvernement dans son ensemble. Le dernier événement permettant de douter du vote de ce projet par le Parlement date du 9 avril dernier. Lors de cette journée parlementaire et à la surprise générale, le texte a été rejeté par l’Assemblée Nationale à 21 voix contre 15 (seuls 36 députés étaient présents ce jour là dans l’Hémicycle), texte pourtant issu de la commission mixte paritaire et adopté le matin même par le Sénat. Avant ce rejet spectaculaire, le texte était en effet passé par les deux chambres du Parlement, Assemblée Nationale et Sénat, qui n’avaient pu aboutir au vote du projet de loi dans les mêmes termes, impliquant la constitution d’une commission mixte paritaire, composée de sénateurs et de députés, chargés de trouver un compromis sur la rédaction du texte, avant de le représenter aux deux chambres individuellement. Le Sénat avait donc adopté ce texte, mais le jour même l’Assemblée Nationale a refusé de l’adopter, par 21 voix contre 15, suscitant l’indignation du Gouvernement.
L’examen du texte a donc été reporté au 29 avril, puis au 4 mai et enfin au 12 mai, les discussions n’étant pas achevées. L’Assemblée Nationale ne peut plus modifier le texte, elle ne dispose plus que du pouvoir de l’adopter ou de le rejeter. L’incertitude est donc grande quant à son adoption définitive le 12 mai, en raison des critiques des parlementaires, tant de gauche que de droite.
Sans entrer dans le débat politique actuel, la principale critique adressée à ce projet de loi se résume par la question de savoir si la connexion à Internet est un droit fondamental. La ministre de la Culture, Christine Albanel, estime que non, étant entendu que la loi a une vocation plus pédagogique que répressive.
Quelles que soient les critiques adressées à ce texte, un dernier frein subsiste à l’adoption de ce texte, en tout cas à sa validité au regard du droit communautaire.
Le 7 juillet 2008, les commissions IMCO et ITRE du Parlement européen ont voté sur le projet de réforme du droit européen des communications électroniques, dit Paquet Télécom, projet ensuite soumis au vote des parlementaires européens. L’un des amendements à ce Paquet Télécom, destiné à fixer un cadre pour la réglementation de ce secteur par les Etats membres, l’amendement 138, déposé par Guy Bono, visait à interdire la riposte graduée, en posant le principe du recours au juge pour toute atteinte à un droit fondamental, catégorie dans laquelle entre le droit à l’accès internet. Cet amendement a tout d’abord été rejeté, mais est réapparu sous la numérotation 46, suite au dépôt d’un eurodéputé. Cet amendement a été adopté le 5 mai 2009. Il doit cependant être voté en séance plénière, mais si venait à être maintenu, le devenir de la « création et internet » en serait gravement compromis. En effet, le droit communautaire prime le droit national, et implique que toute violation du droit communautaire par un législateur national peut entrainer sa condamnation par la CJCE (la Cour de Justice des Communautés Européennes).
A Bruxelles, l''amendement 138 à été nouveau voté le 7 mai 2009
par le Parlement européen (404 voix pour, 57 voix contre), et non l''amendement Trautmann.
Au Conseil de jouer, maintenant. Il y a de fortes chances qu''il rejette le Paquet Télécoms, auquel cas ce dernier devra repasser en Conciliation, en troisième lecture, en septembre 2009.