La Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HADLE) s’est prononcée dans une délibération du 6 avril 2009 sur les possibilités de restreindre la liberté religieuse au sein de l’entreprise.
Sujet très délicat et fortement attendu, cet avis fait suite à la demande de plusieurs entreprises de réglementer le port des signes religieux dans leur règlement intérieur.
Quelle est la place de la religion du salarié dans l’entreprise ? Un employeur peut-il licencier pour motif religieux ? Un motif tiré de la vie privée peut-il justifier un refus de se subordonner au pouvoir hiérarchique ? L’employeur doit-il prendre en compte la religion de ses salariés dans le fonctionnement de l’entreprise ? Comment concilier lien de subordination et liberté d’expression du salarié ?
Contrairement au service public, le principe de laïcité inscrit dans la Constitution française ne joue plus en entreprise. Il faut donc nécessairement concilier la liberté de conscience des salariés le pouvoir de direction que l’employeur sur ses employés.
Dans sa délibération du 6 avril 2009, la HALDE rappelle tout d’abord que, comme toute personne, le salarié a le droit à la liberté de ses opinions, qu’elles soient religieuses ou politiques.
Mais qu’est ce que la « liberté de religion » ?
La liberté de religion et de convictions est un principe consacré par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et par l’article 9 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme[1], qu’il s’agisse de la liberté de conscience ou du droit d’exprimer ses convictions en public ou en privé.
En entreprise, la liberté de religion correspond au droit pour chaque salarié de porter un insigne ou un vêtement, exprimant publiquement son appartenance à une religion[2]. A ce titre, l’employeur n’a pas le droit d’interdire dans son règlement intérieur « toute discussion religieuse dans l’enceinte de l’entreprise ».
Comme toute liberté, la liberté d’opinion doit nécessairement être assortie de limites à savoir les abus de liberté d’expression[3], les actes de prosélytisme[4] et les actes de pression sur les autres salariés[5]. Ces abus peuvent être sanctionnés même en l’absence de dispositions en ce sens dans le règlement intérieur. La HALDE rappelle également que la liberté religieuse ne doit en aucun cas prévaloir sur le bon fonctionnement de l’entreprise.
Mais jusqu’où l’employeur peut-il réglementer les pratiques religieuses au sein de l’entreprise ? L’employeur peut-il restreindre dans le règlement intérieur des limites aux pratiques religieuses dans l’entreprise ?[6]
L’article L 1121 du code du travail rappelle que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
A ce jour, deux types de restrictions sont généralement admises pour justifier des restrictions à liberté de religion[7] :
a) Les impératifs de sécurité et de santé :
Ce serait notamment le cas si le port d’un signe religieux est incompatible avec l’équipement de protection individuelle ou si les risques sont accrus par le port de vêtements non adaptés.
b) La nature de la tâche à accomplir par le salarié :
L’employeur serait alors en droit de restreindre la liberté religieuse d’une vendeuse dans la mesure où sa tenue serait incompatible avec l’image de marque de l’entreprise.
Le juge exige la justification au cas par cas de la pertinence et de la proportionnalité de la décision de restriction au vue de la tâche à accomplir. Aussi, le simple fait d’être en contact avec la clientèle ne semble t-il pas en soit une justification légitime pour restreindre la liberté de religion et de conviction du salarié. Cette restriction doit reposer sur des éléments objectifs et étrangers à toute discrimination en raison des « convictions religieuses ». Lorsque la restriction est justifiée, la HALDE recommande que les modalités doivent être discutées avec le salarié en question pour trouver une conciliation entre sa liberté religieuse et le fonctionnement de l’entreprise. Toute décision justifiée par des considérations extérieures aux intérêts de l’entreprise est considérée comme discriminante et sont condamnées pénalement. L’employeur risque alors une peine de 3 ans d’emprisonnement et une amende de 45 000 euros d’amende.
Ce qui va ici nous intéresser tout particulièrement, c’est la pratique de l’islam en entreprise qui, de nos jours a du mal à s’intégrer dans l’entreprise. En effet, pour les salariés musulmans, la pratique de leur religion rentre parfois en contradiction avec le fonctionnement même de l’entreprise à laquelle ils sont liés par des obligations contractuelles.
Comment concilier les libertés des croyants avec les droits des non croyants ?
Tout d’abord, les interdits alimentaires ont une incidence sur l’organisation du menu dans les cantine d’entreprise : les plats à base de viande halal pour les salariés de confession musulmane côtoient les plats à base de viande « normale ». De plus, dans la mesure où certains plats contiennent du porc ou de l’alcool, il s’avère parfois nécessaire d’afficher la composition exacte du menu pour permettre aux musulmans de savoir s’ils peuvent en manger ou non.
La célébration des fêtes religieuses a également des répercussions sur l’organisation du travail : les jours fériés du calendrier correspondant tous à des fêtes catholiques, les salariés musulmans doivent poser des RTT ou des congés payés pour leurs fêtes religieuses.
Qu’en est-il de l’égalité de traitement entre les salariés croyants et non croyants ? Les salariés musulmans ont-ils le droit a davantage de jours de congés que les autres ? N’y aurait-il pas, dans un tel cas, une discrimination à l’encontre des non-croyants ?
De même, les salariés musulmans demandent un aménagements des horaires de travail pendant le ramadan leur permettant de commencer plus tard le matin, de travailler pendant l’heure du repas et de terminer plus tôt le soir. Certaines entreprises n’y voient pas d’inconvénient mais certains salariés le perçoivent d’un mauvais œil : ils y voient une stratégie pour acquérir plus de privilèges[8]. Là encore, l’égalité de traitement des salariés est à nouveau mis à mal.
Mais ce qui suscite le plus d’interrogations c’est la question relative au port du voile en entreprise. Là encore, certaines entreprises l’acceptent totalement tandis que d’autres y voient un acte de prosélytisme : « le foulard est devenu une sorte de barrière et incarne à lui seul un monde tellement différent que la communication avec les autres salariés est rompu ». Les salariées musulmanes ont donc souvent du mal à s’intégrer. La jurisprudence n’a à ce jour toujours pas tranché de façon claire la question du port du voile en entreprise[9]. Elle reste donc ouverte.
Des listes de revendications de plus en plus nombreuses et extravagantes embarrassent de plus en plus les employeurs et les ressources humaines de l’entreprise qui ne savent plus comment faire face. Certains chefs d’entreprise cèdent à toutes les revendications de peur d’être traité d’islamophobes. D’autres, au contraire, répriment toute manifestation de foi même si elles ne nuisent pas au bon fonctionnement de l’entreprise.
Comment répondre aux revendications des salariés musulmans tout en respectant le principe d’égalité entre les salariés ?
Le législateur peine toujours à légiférer sur ces questions délicates et en laisse le soin à la jurisprudence qui n’a pas non plus donné de réponses claires ces dernières années.
Il est devenu urgent, voire indispensable, de légiférer sur la question religieuse en entreprise. Les entreprises sont les premières à réclamer des dispositions légales plus claires sur les limites à la pratique religieuse en entreprise, leur absence ayant pour effet de mettre leurs chefs d’entreprise face à de grandes difficultés. On voit bien que la laïcité de l’entreprise n’est pas évidente. Rappelons que dans les services publics, le principe de laïcité fait obstacle à ce que les agents disposent dans le cadre de leur travail du droit de manifester leurs croyances ou religion. Le principe de laicité prime donc sur le principe de la liberté de conscience. Qu’en sera t-il du secteur privé ?
[1] « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion et de convictions, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut fait l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
[2] « Liberté religieuse en entreprise : quelle limite ? » par A. Ninucci le 23 avril 2009 : http://www.editions-tissot.fr/droit-travail/enews_article.aspx?codeCategory=&id_enews=223&id_art=1201&feedb=4&type=actualites&page=EN66-actualite-liberte-religieuse-dans-l-entreprise--quelles-limites---23/04/2009-
[3] Soc. 9/11/04 (02-45-830) / Soc. 18/11/03 (01-43-682) / Soc. 14/12/99 (97-41-995) : La Cour de cassation affirme que « si le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, d’une liberté d’expression à laquelle il ne peut être apporté que des restrictions justifiées par la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, il ne peut abuser de cette liberté en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs ».
[4] La Cour d’appel de Toulouse dans une décision en date du 9 juin 1997 a invoqué une obligation de neutralité du salarié en considérant que « constitue une faute grave par méconnaissance de l’obligation de neutralité, le prosélytisme reproché à un animateur d’un centre de loisir laïc qui avait lu la Bible et distribué des prospectus en faveur de sa religion aux enfants ».
[5] « Liberté religieuse et entreprise » par Cordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) (20/08/09) : http://www.crifrance.com/Liberte-religieuse-et-entreprise
[6] la question de la semaine : les pratiques religieuses en entreprise par Yves Elbaz, juriste en droit social : http://www.editions-tissot.fr/droit-travail/enews_article.aspx?codeCategory=&id_enews=342&id_art=1856&feedb=4&prov=blocg&type=actualites&page=EN134-actualite-la-question-de-la-semaine--les-pratiques-religieuses-en-entreprise--07/12/2009-
[7] L’article 9-2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme retient explicitement des impératifs de sécurité ou de santé comme restrictions légitimes au droit de manifester ses convictions ou opinions. Concernant la relation avec la clientèle, le juge français a évoqué au cours de plusieurs affaires la relation avec la clientèle pour justifier la restriction du port du foulard par des femmes musulmanes.
[8] « Allah a t-il sa place dans l’entreprise ? » de Dounia et Lylia Bouzar, ed. Albin Michel 216 p.
[9] La Cour d’appel de Paris, par un arrêt en date du 16 mars 2001 (CA Paris, 16/03/01, Madame Charmi c/ SA Hamon – Semaine juridique E. page 1339 avec une note Puigellier) a validé un licenciement en admettant comme une cause réelle et sérieuse de licenciement le refus d’une salariée en contact avec les client au sein d’un centre commercial, d’enlever son voile. La Cour a ainsi jugé qu’en refusant le port du voile à la salariée, l’employeur n’avait pas abusé de son pouvoir de direction ; qu’il était le seul apte à juger de l’apparence d’une vendeuse en contact avec la clientèle dès lors que son exigence s’exerce dans le respect de l’ordre public et des bonnes mœurs et est fondée sur une cause objective, liée à l’intérêt de l’entreprise.
A contrario, dans un arrêt du 17 décembre 2002, la Cour d’appel a déclaré sans cause réelle et sérieuse le licenciement d’une salariée au motif qu’elle portait le voile islamique sur son lieu de travail ni que celle-ci ait refusé de nouer son voile à la façon d’un turban de façon moins voyante. Cette personne n’était pas, en l’occurrence, en contact direct avec la clientèle.