Le rapport des libéralités est une institution selon laquelle l’héritier, appelé avec d’autres à recueillir une succession, doit remettre dans la masse successorale les biens dont le défunt l’avait gratifié. Le rapport s’effectue, en principe, en valeur. Le rapport des dettes est une règle d’allotissement : l’indivisaire débiteur de l’indivision reçoit dans son lot, au moment du partage, la créance de cette dernière à son encontre. La créance s’éteint alors à due concurrence de ses droits par confusion. Ces deux notions ont pour finalité commune de garantir l’égalité successorale.
Il s’agit, dans le cas du rapport des libéralités, d’assurer l’égalité de la vocation héréditaire et de la quote-part recueillie de l’ensemble des biens transmis aux héritiers, par succession ou libéralité. À la différence de la réduction des libéralités excessives, le rapport successoral n’est pas une institution d’ordre public. Les modifications apportées au rapport des libéralités par la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 s’appliquent aux successions ouvertes à compter du 1er janvier 2007, même si des libéralités ont été consenties par le défunt avant cette date.
Dans cette affaire, un héritier assigne ses cohéritiers en ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession. Il conteste l’arrêt qui dit qu’il serait tenu au rapport à la succession de sa mère de la somme de 91 469,41 euros au titre d’un prêt de 60 000 francs. La cour d’appel constate qu’il est tenu au rapport à la succession du défunt d’une certaine somme au titre d’un prêt contracté qu’il a reconnu devoir à sa mère dans un courrier datant de 1993, et fait peser la charge de démontrer le remboursement de cette dette sur le requérant.
Concrètement, pour les juges du second degré, l’existence de la dette étant établie, le requérant doit prouver qu’il l’avait remboursée. S’il n’apporte aucun élément prouvant le remboursement, il doit apporter cette somme à la succession de sa mère. Un pourvoi est formé par l’intéressé. Selon lui, « il appartient aux cohéritiers qui en demandent le rapport de prouver l’existence au jour de l’ouverture de la succession des dettes envers leurs auteurs dont ils se prévalent ». Il ajoute que les juges du second degré auraient violé l’article 1315 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance nº 2016-131 du 10 février 2016 (JO 11 févr.), en faisant peser sur lui, la charge de démontrer le remboursement de la dette.
Invoquant la solution rendue par la Cour de cassation dans un précédent arrêt du 15 mai 2013, le demandeur au pourvoi soutenait que la cour d’appel avait inversé la charge de la preuve, car il appartenait aux cohéritiers de prouver l’existence, au jour de l’ouverture de la succession, des dettes envers le de cujus dont ils demandent le rapport.
Il fallait donc déterminer s’il appartient à l’héritier débiteur de démontrer qu’il a remboursé sa dette envers le de cujus ou à ses cohéritiers sollicitant le rapport de démontrer l’existence, au jour du décès, de la dette à rapporter.
La Cour de cassation a répondu à cette interrogation en deux temps : elle s’est d’abord prononcée sur l’applicabilité des règles du droit commun de la preuve avant d’en appliquer le contenu.
I) L’applicabilité du droit commun de la preuve
A) Rapport successoral et Rapport des dettes
La Cour de cassation a identifié les règles de preuve applicables en s’appuyant sur la distinction entre le rapport des libéralités et le rapport des dettes. Ainsi, elle a pris le soin de rappeler qu’« en matière successorale, à la différence du rapport des libéralités, lequel, régi par les articles 843 à 863 du Code civil, intéresse la composition de la masse partageable et constitue une opération préparatoire au partage, le rapport des dettes, prévu aux articles 864 à 867, concerne la composition des lots et constitue une opération de partage proprement dite ».
De fait, il est admis qu’au-delà d’une dénomination commune, le rapport des dettes constitue un mécanisme très différent du rapport des libéralités.
Cela tient à ce que le rapport des libéralités est essentiellement une opération de liquidation (lorsqu’il s’exerce en valeur), préalable au partage, et qui intéresse seulement la composition de la masse partageable : elle consiste à intégrer dans la masse à partager les libéralités faites aux héritiers, de façon à assurer une égalité entre eux en évitant que les biens à partager soient amputés des libéralités consenties par anticipation.
Quid du rapport des dettes ?
Quant aux personnes – toute personne cumulant les qualités de copartageant et de débiteur de la masse est concernée par le rapport des dettes. Peu importe le titre du successeur (héritier ab intestat, institué contractuel, légataire universel ou à titre universel).
Loin de se limiter au partage successoral, cette technique de règlement joue aussi dans le cadre du partage de communauté. Le mécanisme du rapport des dettes s’étend à l’ensemble des cas de représentation successorale. Qu’ils viennent en représentation d’un héritier prédécédé, indigne ou renonçant, les copartageants appelés par représentation sont toujours allotis lors du partage des dettes du représenté à l’égard de la succession.
Le régime matrimonial du de cujus n’est pas sans incidence sur le rapport des dettes. Ainsi, dans l’hypothèse d’un emprunt consenti au profit de l’un de leurs enfants par des époux mariés sous le régime conventionnel de la communauté de biens réduite aux acquêts assortis d’une clause de préciput portant sur l’ensemble du mobilier, l’emprunteur n’est pas tenu au décès du conjoint prédécédé d’effectuer à la succession de ce dernier le rapport de sa dette.
Celle-ci est transférée, à hauteur de l’intégralité de son montant, sur la tête du conjoint survivant par la vertu du régime matrimonial, si bien que l’héritier emprunteur n’est pas débiteur de la masse. Jugée à propos d’une communauté conventionnelle de biens réduite aux acquêts stipulant une clause de préciput mobilier, la solution est bien sûr transposable à l’hypothèse où le conjoint prédécédé était marié sous la communauté universelle avec clause d’attribution intégrale au dernier vivant.
Quant aux dettes – sont soumises au rapport toutes les dettes obligeant le copartageant à l’égard de la masse partageable, ce qui vise les dettes de l’héritier envers le de cujus, celles résultant de retraits effectués de son vivant à l’aide d’une procuration sur le compte du de cujus, celles de l’indivisaire à l’égard de l’indivision et certaines dettes entre coïndivisaires nées de l’indivision elle-même.
N’en sont exclues que les sommes dont les copartageants peuvent être créanciers ou débiteurs les uns envers les autres en dehors des relations nées de l’indivision successorale. L’exigibilité de la créance n’est pas une condition du rapport des dettes (Code civil, article 864). Il doit s’agir, en revanche, de créances certaines et liquides. L’allotissement de créances simplement hypothétiques ruinerait, en effet, l’égalité du partage.
Ayant rappelé cette distinction, la Cour de cassation en a tiré une conséquence de régime en énonçant que « les règles du droit commun de la preuve » s’appliquent au rapport des dettes, dont il était ici manifestement question puisque ce sont ces règles de droit commun dont il a été fait application.
B) Enjeux juridiques
D’abord, sur l’objet du rapport, les juges du fond, implicitement approuvés sur ce point par la Cour de cassation, avaient souligné que, « si la demande des copartageants porte littéralement sur “des libéralités rapportables” ce sont en réalité des dettes dont ils sollicitent le rapport par l’héritier débiteur ».
La précision n’était pas inutile, car l’hypothèse du prêt consenti à un héritier qui n’a pas remboursé sa dette au jour de l’ouverture de la succession est susceptible de deux qualifications : il peut s’agir d’une simple dette de l’héritier envers la succession, en l’absence de remise de dette, ou bien d’une donation indirecte, dans l’hypothèse où l’héritier aurait bénéficié d’une remise de dette traduisant une intention libérale.
En l’espèce, à défaut de remise de dette, il s’agissait bien d’une créance de la de cujus contre l’héritier, devant faire l’objet d’un rapport de dette et non d’une donation indirecte devant faire l’objet d’un rapport de libéralité.
Ensuite, sur les règles applicables, ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation souligne que le rapport des dettes est soumis aux règles du droit commun, là où le rapport des libéralités obéit à des règles propres.
Ainsi, elle a par exemple exclu en matière de rapport des dettes l’application de l’article 860-1 du Code civil, posant le principe du valorisme monétaire pour le rapport des libéralités jugeant que la dette devait être rapportée pour le montant nominal de la somme prêtée, quand bien même cette somme aurait servi à l’acquisition d’un bien). De la même façon, en l’absence de règles de preuve spécifiques prévues pour le rapport des dettes, la Cour de cassation affirme logiquement que les règles du droit commun trouvent à s’appliquer.
Il ne semble pas qu’une telle interprétation a contrario doive prévaloir ; ce n’est pas parce que le droit commun de la preuve s’applique au rapport des dettes qu’il est évincé en matière de rapport des libéralités.
II) Rappel de la charge de la preuve de l’existence d’un rapport des dettes
A) L’existence de la dette
Répartissant la charge de la preuve suivant les principes posés par l’article 1353 du Code civil, la Cour de cassation affirme que, « s’il appartient à l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants de prouver son existence, une fois cette preuve rapportée, le copartageant qui prétend s’en être libéré doit justifier le paiement ou le fait qui a produit l’extinction de son obligation ».
Elle fait donc dépendre la charge de la preuve de son objet : si le débat porte sur l’existence de la dette, la charge pèse sur le créancier ; si le débat porte sur l’extinction de la dette, elle pèse sur le débiteur.
Or, en l’espèce, l’existence de la dette était établie par l’absence de contestation du débiteur. Cette application permet au juge de considérer comme établi un fait affirmé par une partie et non contesté par la partie adverse.
Son application fait pourtant l’objet d’une jurisprudence contrastée : à plusieurs reprises, la Cour de cassation a censuré les juges du fond pour avoir tenu un fait non contesté pour établi, alors que « le silence opposé à l’affirmation d’un fait ne vaut pas à lui seul reconnaissance de ce fait ». En l’espèce, cette partie du raisonnement retenu par les juges du fond n’a fait l’objet d’aucune critique par le demandeur au pourvoi, de sorte que l’existence de la dette de litigieuse a pu être tenue pour établie.
La solution s’explique probablement par les circonstances entourant l’absence de contestation : à en croire les motifs retenus par la Cour d’appel, l’existence de la dette était établie par une reconnaissance de dette souscrite par le débiteur, lequel se défendait seulement en soutenant qu’il n’était pas prouvé que la dette existait encore au jour du décès de la de cujus.
C’est donc qu’il admettait implicitement que la dette avait existé. C’est probablement la raison pour laquelle la Cour de cassation adopte une formulation marquant son approbation totale de la solution retenue par les juges du fond en indiquant qu’« après avoir relevé que l’emprunteur ne contestait pas que sa mère lui avait prêté 600 000 francs, la Cour d’appel en a exactement déduit que, l’existence de sa dette étant établie, il lui appartenait de prouver qu’il l’avait remboursée ».
B) Extinction de la dette
L’existence de la dette étant prouvée, le débat se reportait sur son extinction, emportant un transfert du fardeau de la preuve sur le débiteur qui se prétendait libéré.
Par une application mécanique et incontestable de l’article 1353, alinéa 2, du Code civil, la Cour de cassation a estimé que, dès lors que l’emprunteur n’apportait aucun élément de nature à démontrer qu’il avait remboursé la somme prêtée, il devait rapporter cette somme à la succession de sa mère. La solution rendue, qui est irréprochable au regard des textes appliqués, contraste toutefois avec celle retenue dans une précédente affaire ayant donné à un arrêt du 15 mai 2013.
Dans cette espèce, il avait été jugé en cause d’appel qu’il appartenait au débiteur du de cujus de rapporter la preuve du remboursement de la dette dont il s’était reconnu débiteur ; cette preuve n’ayant pas été rapportée, les juges ont estimé que le non-paiement constituait un avantage indirect rapportable à la succession du de cujus.
La solution avait été censurée par la Cour de cassation, pour inversion de la charge de la preuve, au motif « qu’il appartenait à ses cohéritiers qui en demandaient le rapport, de prouver l’existence, au jour de l’ouverture des successions, des dettes envers leurs auteurs dont ils se prévalaient ».
S’agit-il d’un revirement de jurisprudence ? Dans le sens d’une réponse négative, on notera que les circonstances des deux espèces présentent une différence qui pourrait justifier la divergence des solutions. En effet, dans le présent arrêt du 12 février 2020, l’emprunteur ne contestait pas l’existence de la dette dont il s’était reconnu débiteur.
À l’inverse, dans l’arrêt du 15 mai 2013, les moyens du pourvoi laissent penser que l’intéressé contestait être débiteur du de cujus et soutenait notamment que la reconnaissance de dette litigieuse portait sur une autre dette qui avait été remboursée par ailleurs. Il se pourrait donc que la Cour de cassation ait fait application de l’alinéa 1er de l’article 1353 dans l’arrêt du 15 mai 2013 en considérant que la preuve de l’existence de la dette n’était pas rapportée, alors qu’elle s’est fondée sur l’alinéa 2 de ce texte dans l’arrêt du 12 février 2020, dès lors que le débat s’était reporté sur la question de l’extinction de la dette litigieuse.
D’un autre côté, un autre argument, plus fort, pourrait faire pencher en faveur d’un revirement : la formulation retenue par la Cour de cassation a changé entre 2013 et 2020. En effet, en 2013, elle affirmait que l’existence de la dette « au jour de l’ouverture des successions » doit être prouvée par celui qui en demande le rapport.
Cette référence temporelle a disparu dans la formulation de 2020, d’où il ressort simplement que l’héritier qui demande le rapport d’une dette par l’un de ses copartageants doit « prouver son existence ». Or cette différence est significative : prouver qu’une dette existe au jour de l’ouverture de la succession, c’est prouver non seulement qu’elle a existé du vivant du de cujus, mais aussi qu’elle n’a pas été éteinte avant son décès.
C’est donc faire peser sur le créancier la charge de prouver l’absence de paiement ou d’un autre fait extinctif. De ce point de vue, la solution retenue en 2013 semble contredire la règle posée par l’article 1353, alinéa 2 (anciennement 1315), d’où il résulte que c’est au débiteur qu’il incombe de prouver le fait qui a conduit à sa libération. La solution du présent arrêt est donc plus conforme à la dynamique qui ressort du texte.
Il en ressort qu’en présence d’une dette impayée d’un héritier envers le de cujus, il faut, pour identifier sur qui pèse la charge de la preuve, déterminer si les cohéritiers exigent le rapport d’une libéralité ou d’une simple dette.
S’ils exigent le rapport de la dette, il leur incombe seulement de prouver que la dette a existé, à charge pour l’héritier débiteur de démontrer qu’elle est déjà éteinte au jour de l’ouverture de la succession. S’ils exigent le rapport d’une libéralité, l’arrêt suggère, à raison, que la solution pourrait être différente. En effet, dans ce cas, il appartiendra aux cohéritiers demandeurs au rapport de démontrer non seulement l’existence de la dette, mais également l’intention libérale du de cujus qui a conduit à un non-paiement.
Le plus souvent, cette intention libérale se traduira par une remise d’une dette, ce qui conduira de facto les demandeurs à devoir prouver l’existence de la dette et la remise de dette qui a provoqué son extinction.
SOURCES :