Cette question est issue de l’arrêt rendu par la Cour de cassation en sa 1re chambre civile du 15 mai 2019, nº 18-12.779. En effet, par suite de la vente de l’immeuble indivis à une société adjudicataire et créancière personnelle de la veuve, cette dernière a, sur le prix total, un droit propre à la portion correspondant à la valeur de son usufruit, sur laquelle une saisie-attribution peut être pratiquée.
D’abord, selon les faits, une société est déclarée adjudicataire de biens immobiliers dépendant de l’indivision existant entre la veuve, ayant droit dans la succession de son conjoint d’un quart en pleine propriété et de la totalité en usufruit, et son beau-fils, nu-propriétaire des trois quarts de la succession. Une ordonnance condamne la veuve à payer une indemnité d’occupation à la société. Cette dernière fait pratiquer une saisie-attribution sur la portion du prix correspondant à la valeur de l’usufruit, à concurrence du montant de sa créance, entre les mains d’un bâtonnier de l’ordre des avocats au barreau, séquestre du prix d’adjudication.
Ensuite, la Cour d’appel ordonne la mainlevée. L’arrêt d’appel est partiellement cassé par la haute Cour. C’est en violation des articles 578, 621, alinéa 1er et 815-17 du Code civil qu’a été ordonnée la mainlevée, dès lors que, par suite de la vente de l’immeuble, la veuve a, sur le prix total, un droit propre à la portion correspondant à la valeur de son usufruit, sur laquelle la saisie peut-être valablement pratiquée. L’existence de ce droit conduit à écarter l’obstacle de l’article 815-17 du Code civil : dès lors que la veuve avait un « droit propre » sur une partie du prix, il était possible de procéder à une saisie-attribution entre les mains du séquestre.
Enfin, la Cour d’appel avait notamment énoncé que, selon l’article 815-17 du Code civil, les créanciers personnels d’un indivisaire ne peuvent saisir sa part dans les biens indivis, meubles ou immeubles, et que la veuve est en indivision avec son beau-fils, de sorte que la société, créancière personnelle de celle-ci et non de la succession, ne pouvait saisir les fonds dépendant de l’indivision et devait attendre le partage : l’argument ne pouvait prospérer, dès lors qu’une indivision ne peut exister qu’entre titulaires de mêmes droits (par exemple en pleine propriété) et non entre titulaires de droits de nature différente comme le sont l’usufruit et la nue-propriété.
Cette décision, protectrice des intérêts des créanciers personnels du conjoint survivant, est également respectueuse de la logique du démembrement de droit. Elle vise à déterminer s’il existe ou non une relation d’indivision entre les titulaires de droits démembrés.
L’analyse consistera en la réaffirmation de l’absence d’indivision entre usufruit et nue-propriété (I) et la mise en œuvre de la saisie-attribution à l’égard de l’usufruit (II).
I) Absence d’indivision entre usufruit et nue-propriété
A) Délimitation de l’articulation entre démembrement et indivision
La décision analysée consistait à préciser les rapports juridiques nés entre un héritier, titulaire de droits en nue-propriété, et un conjoint survivant qui lui, s’était vu attribuer des droits en usufruit et en nue-propriété.
Il s’agissait alors de s’intéresser à la situation particulière, mais courante en pratique, nommée par certains auteurs : indivisions complexes qui combinent le régime de l’indivision et l’existence d’un démembrement de droit. Le cœur du problème consiste à délimiter les rapports d’indivision. Alors que les juges du fond avaient retenu la présence d’une indivision faisant obstacle à l’exercice des droits de saisie des créanciers, les hauts magistrats ont au contraire exclu l’indivision à l’égard du droit de jouissance des biens.
Cette solution est logique puisque seul le conjoint survivant exerce l’usufruit et donc un droit de jouissance sur la totalité des biens. Elle s’inscrit donc dans une approche orthodoxe du régime de l’indivision qui représente un procédé de gestion en commun des biens supposant une nature similaire des droits des titulaires.
Dans l’affaire jugée ici, l’indivision en jouissance n’est pas retenue légitimement entre le titulaire d’un usufruit exclusif sur la totalité des biens et celui qui se prévaut des trois quarts de la propriété. En revanche, le régime de l’indivision s’applique à l’égard des droits en nue-propriété. Notons que la jurisprudence consacre dans la même logique l’existence d’une indivision en jouissance dans d’autres circonstances. Ainsi, des rapports d’indivision sont reconnus, tant par le législateur que la jurisprudence, entre les droits en usufruit ou des droits d’usage et d’habitation et les droits de jouissance d’un plein propriétaire.
De la même façon, la jurisprudence a pu identifier une indivision entre le titulaire d’un droit en pleine propriété portant sur une quote-part de l’universalité des biens provenant d’une communauté entre époux et le nu-propriétaire du surplus. D’une manière plus générale, les mêmes combinaisons techniques devraient être retenues pour l’ensemble des démembrements de droit, qu’ils soient de source légale ou de source conventionnelle.
B) Respect de la structure du démembrement de droit
La solution retenue par la première chambre civile est respectueuse de la logique des démembrements de droit : l’usufruit et la nue-propriété constituent des droits réels de nature différente qui s’exercent sur le même bien. Leur exercice concurrent sur le bien, exclusif du régime de l’indivision, est alors un gage du respect de l’autonomie de ces droits.
Cette décision mise en opposition au sens de l’arrêt rendu par les juges du fond permet de mettre en lumière les implications techniques attachées à l’absence d’indivision entre les deux titulaires de droits réels. Le rejet du régime de l’indivision présente deux intérêts majeurs. Le premier concerne le sort réservé aux créanciers comme le dévoile l’arrêt commenté.
L’existence de l’indivision fait obstacle aux droits de poursuite des créanciers personnels sur les biens indivis. Consacrée à l’article 815-17 du Code civil, cette règle se justifie par la conception aujourd’hui retenue des biens indivis. Ils constituent une masse de biens indéterminée à l’égard de laquelle la propriété individuelle n’est pas établie. Cette masse indivise n’est pas dotée de la personnalité morale. Dans ce contexte, seuls les créanciers dont les droits sont nés de la gestion des biens indivis ont la faculté de saisir ces derniers. La deuxième porte sur l’impossibilité de recourir au partage, technique propre à l’indivision, dans les rapports entre usufruitier et nu-propriétaire.
En revanche, la question se pose bien dans les hypothèses où il y a une pluralité d’usufruitiers ou de nus-propriétaires puisque, dans ce cas de figure, on doit reconnaître l’existence d’une indivision en usufruit ou en nue-propriété.
Cette situation est prévue à l’article 817 du Code civil qui énonce que « celui qui est en indivision en jouissance peut demander le partage de l’usufruit indivis par voie de cantonnement sur un bien, ou en cas d’impossibilité, par voie de licitation de l’usufruit.
Lorsqu’elle apparaît seule protectrice de l’intérêt de tous les titulaires de droits sur les biens indivis, la licitation peut porter sur la pleine propriété ». En parallèle, en application de l’article 819 du Code civil, celui qui est pour partie plein propriétaire et qui se trouve en indivision avec des usufruitiers et des nus-propriétaires peut user de la même faculté.
La question peut être soulevée d’apprécier la portée du principe d’autonomie des droits de l’usufruitier et du nu-propriétaire et de l’absence d’indivision entre eux. Si l’analyse classique privilégie une approche plutôt stricte en niant l’existence de tout intérêt commun, cette analyse doit être tempérée.
Les rapports entre usufruitier et nu-propriétaire sont organisés par le Code civil sur le principe d’une autonomie entre les droits réels qui se manifeste par un cloisonnement dans leur exercice.
Ce cloisonnement a pu être évoqué par certains auteurs de manière stricte en affirmant qu’il y avait « une séparation d’intérêts entre usufruitier et nu-propriétaire » « dont les droits sur la chose sont juxtaposés, mais séparés », ou encore, en affirmant que ces droits se côtoyaient en s’ignorant. Ainsi, dans le régime légal, les règles de cogestion restent exceptionnelles ou encore, l’extinction du démembrement ne donne lieu, en principe, à aucun règlement pécuniaire entre l’usufruitier et le nu-propriétaire.
Mais ce principe de cloisonnement ne peut être analysé de manière absolue, car il ne correspond pas à la réalité de la gestion des biens démembrés qui implique l’existence d’un intérêt commun et un minimum de coopération.
II) Mise en œuvre de la saisie-attribution à l’égard de l’usufruit
A) Saisie du prix à proportion de la valeur de l’usufruit
L’absence d’indivision entre les titulaires de droits en usufruit et ceux en nue-propriété permet de légitimer la mise en œuvre de la saisie-attribution par la société créancière à l’encontre de la débitrice usufruitière.
La saisie-attribution est une procédure civile d’exécution forcée qui permet à un créancier muni d’un titre exécutoire, constatant une créance liquide et exigible, de saisir entre les mains d’un tiers la créance de son débiteur. Cette procédure a vocation à s’appliquer à toutes les créances de sommes d’argent.
La décision commentée aboutit à admettre que le prix de l’usufruit, qui n’était pas indivis, pouvait être saisi pour obtenir le paiement d’une dette qui était personnelle à l’usufruitière. Les juges indiquent que la saisie-attribution porte sur la part du prix correspondant à la valeur de l’usufruit.
Cette précision fait référence aux modalités légales de répartition du prix de vente d’un bien démembré telle qu’elle est fixée à l’article 621 du Code civil. Ce dernier prévoit, en effet, « qu’en cas de vente simultanée de l’usufruit et de la nue-propriété, le prix se répartit entre l’usufruit et la nue-propriété selon la valeur respective de chacun de ces droits ».
Toutefois, cette règle n’étant que supplétive, les parties peuvent faire échec au principe de ventilation du prix de vente entre l’usufruitier et le nu-propriétaire. La part du prix qui peut faire l’objet d’une saisie-attribution doit donc correspondre à la valeur comparative de l’usufruit avec la nue-propriété. Il convient dès lors de préciser les modalités d’évaluation de la valeur de l’usufruit.
Le législateur a prévu, en droit fiscal à l’article 669 I du Code général des impôts, un mécanisme d’évaluation qui a vocation à s’appliquer de manière impérative pour la liquidation des droits d’enregistrement et de la publicité foncière.
Ce texte fixe un barème en fonction des tables de mortalité en partant du postulat que la valeur de la pleine propriété d’un bien équivaut à la somme de celle de l’usufruit et de la nue-propriété.
En pratique, ce dispositif est devenu la règle qui s’applique, quel que soit le type de cession à défaut d’un autre mode d’appréciation choisi par les parties. Une évaluation dite économique plus conforme à la réalité de la valeur des droits démembrés en prenant notamment en considération la dévaluation due à l’existence d’un démembrement de droit peut, en effet, être opérée.
La difficulté de mise en œuvre pratique de la saisie-attribution est donc double. Il découle, non seulement, du fait que la répartition du prix de vente entre usufruitier et nu-propriétaire peut être maîtrisée conventionnellement par les parties, mais aussi, des règles d’évaluation de l’usufruit qui laissent place, elles aussi, à la convention.
B) Sauvegarde des intérêts des créanciers
La solution retenue, respectueuse du mécanisme de démembrement de droit, s’inscrit dans une logique de protection des créanciers personnels de l’usufruitier ou du nu-propriétaire. Le démembrement de droit, contrairement à l’indivision, n’induit pas de paralysie des droits des créanciers. Le démembrement représente, dès lors, une technique de gestion patrimoniale économiquement attractive puisque les droits des créanciers sont préservés.
Si la solution a été rendue en l’espèce à l’égard du droit d’usufruit, elle devrait être transposable à l’ensemble des droits démembrés, notamment, les droits d’usage, d’habitation et le droit réel spécial de jouissance. En effet, le droit d’usufruit est classiquement vu comme le modèle des droits de jouissance en témoigne le renvoi opéré par les textes du Code civil régissant les droits d’usage et d’habitation aux articles dédiés à l’usufruit.
Ainsi, en l’absence de précision des textes sur les droits d’usage et d’habitation, les règles régissant le droit d’usufruit s’appliquent de manière subsidiaire. Le droit d’usufruit, comme tous les démembrements de droit, représente une valeur patrimoniale saisissable dans le patrimoine de son titulaire.
SOURCES :
(2)https://www.doctrine.fr/e/societe-civile-strasbourg-soixante/397953183/ENTD1BE62AA5CDEB0409B88