Pour mémoire, l’article 38 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse, dispose que :
« Il est interdit de publier les actes d'accusation et tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu'ils aient été lus en audience publique et ce, sous peine d'une amende de 3.750 euros ».
De plus, l’article 11 alinéa 1er du Code de procédure pénale dispose que :
« la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète ».
Seules les personnes qui concourent à la procédure sont tenues au secret professionnel, à savoir les magistrats, greffiers, policiers, gendarmes et experts judicaires.
Le secret de l’instruction pénale ne concerne donc pas les journalistes.
Toutefois, bien que ces derniers ne soient légalement pas tenus de révéler leurs sources, les juges considèrent que la publication d’informations obtenues grâce au recel de la violation du secret de l’enquête est punissable.
Ainsi, le journaliste qui obtient des informations de la part de policiers, de magistrats ou d’avocats, c’est à dire de personnes ayant directement accès à l’instruction, et qui les diffuse pourrait en principe faire l’objet de poursuites pénales et, le cas échéant, de condamnations comme développé ci-après.
En l’espèce, la société Les Laboratoires Servier a saisi le tribunal de grande instance de Paris aux fins notamment de voir dire que la publication dans le numéro du journal quotidien Le Figaro daté du 7 février 2012 d'un texte reproduisant des extraits du procès-verbal d'audition de Muriel Jeudy figurant au dossier d'instruction en cours contrevenait aux dispositions de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 et de condamner en conséquence, in solidum, Anne Jouan, journaliste et auteur de l'article, Marc Feuillée, directeur de publication, et la société Le Figaro à lui payer des dommages et intérêts
L'article signé par Anne Jouan et publié le journal Le Figaro était ainsi rédigé :
« JUSTICE En septembre, les gendarmes de l'Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique, qui agissaient sur commission rogatoire des juges parisiens en charge de l'instruction sur le Médiat or, ont entendu une dizaine de visiteurs médicaux du laboratoire.
Le 8 septembre, Muriel, 52 ans, qui a fait pendant plusieurs années la promotion du Mediator, leur a raconté ses dix ans passés dans le groupe. Le Figaro a consulté le procès verbal de son audition. « Je n'ai pas été surprise que le groupe Servier se soit fait épingler, car nous avions toujours des produits qui étaient meilleurs que les autres en se basant sur des études animales ou sur des études avec des arguments sans réelle valeur », a-t-elle expliqué aux enquêteurs, mais il aurait pu être épinglé « pour d'autres de ses spécialités, pour fausses informations». En 1999, elle quitte l'entreprise « car j'en avais assez de dire des choses sans aucun sens ». Quand on lui dit qu'elle va vendre le Mediator, elle n'est pas emballée : «J'avais déjà un a priori, car ce médicament était appelé chez Servier le « Merdiator ».
Muriel revient également sur le recrutement des visiteuses médicales de Servier : « Dans le réseau Servier, les belles filles, les blondes aux yeux bleus comme moi étaient plus facilement recrutées, Les médecins connaissaient les techniques de recrutement de Servier sur les critères physiques. Je peux même vous dire que lorsque je suis arrivée chez Servier, Mme Compagnon (en charge de la formation, NDLR) nous faisait une formation sur la tenue et la façon de se tenir. Elle mesurait même la longueur des jupes de certaines. » Elle explique également que les visiteurs médicaux rédigeaient des fichés après chacune de leur visite chez le médecin : « Il était mentionné sj4e praticien était con ou sympa. » L'ancienne visiteuse médicale est plus incisive quand elle parle de la nature du Mediator.
« J'ai appris (en 1997, NDLR) , il me semble par des médecins, que le Mediator était un dérivé amphétaminique (...). Le laboratoire ne nous a jamais fait passer ce caractère anorexigène du Mediator (..). Par contre, les anciens visiteurs médicaux le connaissaient comme coupe-faim. Lis disaient que le Mediator ressortait des tiroirs au moment où VLsomeride a été retiré (ce coupe-faim de Servier est retiré du marché en 1991, NDLR).
Ll ne fallait surtout plus parler des propriétés coupe-faim du Mediator. » Ses propos contredisent ce qui a été jusqu'à présent la défense du laboratoire qin soutient que son médicament était un antidiabétique. Question des gendarmes : « Quelle était la durée moyenne d'une visite et quel créneau de temps était dédié au Mediator ? » Réponse de Muriel : « Cela dépendait de la saison. Avant l'été, nous avions pour consigne de le présenter de telle façon que le médecin garde en tête le Mediator. Après, il reprenait sa place normale dans la visite médicale. Nous suivions les directives pour l'ordre de présentation des spécialités. Si j'avais moi le secteur du Mediator, un peu à la traîne, je devais faire en sorte d'atteindre mes objectifs. Un directeur régional nous a même dit un jour en réunion que nous devions être premiers ce mois-là, et nous a dit « quitte à passer sous la table, les filles, il faut y arriver» ».
Cet article comprend donc dix extraits du procès-verbal d'audition en qualité de témoin de Mme Muriel Jeudy, désignée par son prénom, dans le cadre de la procédure d'instruction ouverte au tribunal de grande instance de Paris et ayant donné lieu à la mise en examen de Jacques Servier et de plusieurs sociétés du groupe qu'il dirige pour escroquerie, tromperie aggravée et obtention indue d'une autorisation administrative.
Le tribunal a jugé que la reproduction par le journal Le Figaro de larges extraits du procès-verbal d'audition d'un témoin dans l'affaire dite du Médiator constituait une violation de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 et a condamné in solidum Marc Feuillée, Anne Jouan et la société du Figaro à payer à la société Les Laboratoires Servier un euro à titre de dommages et intérêts.
Marc Feuillée, Anne Jouan et la société du Figaro ont fait appel de ce jugement.
Les appelants soutenaient que la publication de citations extraites d'interrogatoires n'entre pas dans les prévisions de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881, qui doit être interprété de façon restrictive, puisqu'il constitue une restriction à la liberté de l'information.
Les journalistes invoquaient leur droit de donner du crédit à l'information qu'ils publient en citant leurs sources conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur l'application de l'article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales au regard.
Selon les journalistes l'affaire du médiator présentait un intérêt public majeur et a suscité un émoi considérable dans le public ainsi qu'au sein des instances politiques, la publication litigieuse n'a pu avoir aucune influence réelle sur la décision judiciaire et, partant, porter atteinte au droit au procès-équitable
La cour d’appel a jugé que :
« ces extraits n'ont pas simplement pour objet d'illustrer ou d'appuyer les propos de l'auteur de l'article, mais, présentés par deux phrases d'introduction de la journaliste, additionnés et reliés seulement par quelques phrases de liaison de celle-ci, constituent la substance de l'article en cause, comme le fait utilement observer l'intimée, et ne peuvent être appréciés comme de courtes citations d'actes de procédure échappant aux prévisions, mêmes appliquées de façon stricte, de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Considérant qu'il convient d'apprécier si l'ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression des appelants, consacré par l'article 10, 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que constitue l'application de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881, est en l'espèce justifiée comme étant une mesure de restriction à l'exercice de ce droit nécessaire, conformément à l'article 10, 2 , à la protection de la réputation et des droits d'autrui et de garantie de l'autorité et de l'impartialité de la justice et proportionnée au but de protection de ces intérêts ;
Considérant qu'informer le public sur un sujet tel que l'affaire du Médiator, qui a trait à un problème de santé publique général et, plus précisément, au risque posé par l'utilisation de certains médicaments, a suscité un émoi important compte tenu du nombre de patients et de nombreux débats largement relayés dans les médias, présente sans conteste un intérêt majeur, comme l'a justement relevé le tribunal ;
Que, certes, les citations du procès-verbal d'audition de Mme Jeudy, tendant à présenter la politique de diffusion de ses produits par les Laboratoires Servier comme recourant à des méthodes mercantilistes de persuasion des médecins prescripteurs, peu soucieuses d'exactitude sur les caractéristiques et les propriétés réelles de ces produits et, en particulier, du médiator, sans contenir une claire prise de position sur la culpabilité des Laboratoires Servier, étaient néanmoins de nature à accréditer dans l'esprit du lecteur leur culpabilité ou à tout le moins leur responsabilité ;
Que la publication de ces citations, si elle n'était pas précisément guidée par un souci impartialité, s'inscrivait cependant dans le cadre d'un large débat public préexistant sur la responsabilité des Laboratoires Servier au regard du risque et des conséquences dommageables sur leur santé que le recours au médiator aurait fait courir à ses utilisateurs et présentait ainsi un intérêt informatif général pour le public ; …
Considérant en conséquence que l'application de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 à la publication incriminée constitue une ingérence, dans l'exercice du droit à la liberté d'expression, disproportionnée et ne répondant à un besoin impérieux de protection de la réputation et des droits d'autrui ou de garantie de l'autorité ou de l'impartialité du pouvoir judiciaire et doit, dés lors, au cas d'espèce être déclarée non conforme à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Qu'il y a lieu donc d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu l'existence d'une violation de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 et fait droit aux demandes de la société Les Laboratoires Servier … ».
Aux termes de son arrêt, la Cour d’appel de Paris instaure un traitement spécial des questions d’intérêt général qui justifient une liberté d’expression quasi absolue en raison des nécessités de l’information du public.
Cependant, se pose alors la question de la limite objective entre les questions d’intérêt général et celles qui ne le sont pas.
Or, seule la passion de l’opinion publique, suscitée par les médias eux-mêmes, fait et défait l’intérêt général.
Par conséquent, le choix du fondement juridique est fondamental dans ce type d’affaire et les Laboratoires Servier disposaient d'autres actions pour faire valoir leurs droits, telles que celles fondées sur la violation de la présomption d'innocence ou la diffamation publique.
Je suis à votre disposition pour toute action ou information (en cliquant ici).
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Anthony Bem
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