Le bûcher des codes civils – Réponse à Raphaël Enthoven

Publié le Modifié le 05/02/2020 Vu 6 264 fois 3
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Brûler des codes, est-ce brûler des livres ?

Brûler des codes, est-ce brûler des livres ?

Le bûcher des codes civils – Réponse à Raphaël Enthoven

 

C'est toujours une expérience un peu pénible que d’estimer également les personnes qui se trouvent des deux côtés d'une même querelle.

 Les avocats sont en colère, et même au désespoir, ce qui se manifeste par des actions bruyantes, symboliques, colorées, graves, bloquantes, visuelles et parfois spectaculaires, qui mettent généralement en scène leurs instruments de travail, au premier rang desquels, leur robe.

 Des confrères, dont j'ai dit et répété (j'ai attendu un démenti, il n'est pas venu) que ce sont des avocats en carton n'ayant de ce noble métier que le titre, ce pourquoi je leur conteste le droit de nous faire la leçon, se sont offusqués du lancer de robe.

 La dignité, le serment, gnagnagna : j'ai déjà dit ce que j'en pensais (1) et aucun n'a osé me répondre : affaire classée en ce qui me concerne.

 Plus récemment, mes confrères ont brûlé des codes Dalloz devant le ministère de la Justice.

 Cette action aussi a choqué et le philosophe Raphaël Enthoven a clairement fait valoir que brûler des livres renvoyait au Berlin de l'année 1934, à quoi mes confrères ont répliqué en brandissant le spectre du point Godwin.

 Je tiens à dire en préambule qu’il est un intellectuel que j'apprécie, avec lequel je suis souvent en accord (même si lui ne le sait pas), y compris sur certains sujets sensibles (#JesuisMila (2) et (3)).

 Par ailleurs, je l'ai déjà dit, je souffre d'un déficit de notoriété (assez inexplicable pour moi) que je cherche à compenser en essayant de capter un peu de celles des autres (qu'on veuille bien se mettre à ma place).

 Enfin, certains de mes confrères ont répondu sur Twitter, donc de façon lapidaire pour ne pas dire expéditive (je crois même avoir lu le mot « connerie ») et moyennement argumentée.

 Face à cette incompréhension, notre philosophe s’est interrogé en ces termes :

 « Vous êtes stupides ou vous le faites exprès ? Le problème est de BRÛLER un livre. Y a-t-il un avocat sur ce réseau de fous pour entendre cette évidence, ou allez-vous tous continuer à vous rassurer sur ce geste tragique ? ».

 Oui Raphaël il y en a un : je suis là, au milieu de cette maison de fous, non pour entendre ce qui ne me parait pas si évident, mais pour vous apporter modestement la réponse qui suit, et je serais honoré que vous acceptiez de me considérer comme un contradicteur sensé dans cette dispute.

 Je ne suis pas un sprinter, Twitter n'est pas ma distance, et ma pensée, si j'ose un aussi grand mot, peine à se couler dans 280 signes, c’est pourquoi je posterai un lien vers mon blog et ce petit papier.

 Je voudrais tout d'abord rappeler que la réforme des retraites, qui affecte beaucoup de français, touche la profession d'avocat de façon singulière, notamment parce que nous assurons une importante mission de service public, en défendant les plus démunis, dans des conditions qu'aucune autre profession n'assume (4).

 J'ai amplement expliqué cette question (5) et on voudra bien se reporter à mes précédents petits textes en me pardonnant de me citer moi-même, ce qui est moins pire que de se paraphraser.

 Maintenant, le brûlage des codes : je suis né dans les livres, j'ai vécu dans les livres, j'ai failli être enseveli sous une avalanche de livres dans la cave de mes parents où je m'étais imprudemment aventuré, j'en ai lu à mes enfants pour leur transmettre le goût de la lecture, j’ai lu et relu 1984 et Fahrenheit 451, je n’écris pas dans les bouquins, je ne surligne pas, je ne corne pas les pages, je ne saurais vivre sans livres et sans lecture, j’en ai en permanence 4 ou 5 en cours, bref J'AIME les livres.

 Par ailleurs je n'ignore pas que les totalitarismes sont ennemis de la connaissance et de la culture, partant des livres et de leur contenu.

 Je tempère un peu la portée de cette assertion en invitant à méditer cette phrase du regretté George Steiner, d’après qui la culture peut très bien cohabiter avec la barbarie : « We know now that a man can read Goethe or Rilke in the evening, that he can play Bach and Schubert, and go to his day's work at Auschwitz in the morning. »

 Pourtant je n'éprouve personnellement aucun malaise à l'évocation ou à la vue d'un tas de codes Dalloz en flammes.

 Qu'est-ce au juste que brûler un livre ?

 Ce n'est pas simplement mettre le feu à du papier, des pages, une couverture (en plus en plastique, là je dois dire que ce n’était pas très écolo).

 Le geste est avant tout et même exclusivement symbolique et c'est au contenu, à ce qui est écrit, qu'on s'en prend généralement (si j'ose dire car heureusement, la chose n'est pas trop fréquente).

 C’est donc une façon très visuelle et même frappante de s’en prendre au texte, et c’est ainsi que je comprends la démarche des barbares, en écho à la phrase de Balduch von Schirach qui, joignant le geste à la parole, prononça fièrement ces mots : « Wenn ich das Wort Kultur höre, dann greife ich schon an meinen Revolver. (6) »

 En l'espèce, telle n'est pas du tout la démarche des avocats, qui mettent au bûcher, par désespoir et faute de pouvoir se faire entendre, ce qui n'est pour eux qu'un outil, un instrument de travail : « tu me passes ton code ? » « T'aurais pas un code pénal par hasard ? » « Seul le code est autorisé à l'examen ».

 Ou comme le disait l'oncle du héros dans Le voleur de Georges Darien, ce livre admirable qu'on devrait, d'après Alphonse Allais, mettre entre toutes les mains véritablement dignes de ce nom : « Le code est formel. » *

 Le code, qu'il soit civil, de la route, général des impôts ou de la construction et de l'habitation, ne raconte aucune histoire et ne véhicule aucune culture, aucune civilisation, dont il se contente d’entériner les normes à un instant t.

 C’est ainsi qu’un Bâtonnier de Versailles fameux dans la profession (enfin, pour ma génération...) avait qualifié le code civil de petit livre rouge de la bourgeoisie, ce qui était plutôt bien vu.

 Un code n'est un livre que parce qu'il est (plus pour longtemps d’ailleurs) fixé sur un support papier pour des raisons uniquement pratiques.

 L'avocat qui s'en prend à son code (il m'est arrivé d'en précipiter au sol, de rage) ne touche pas vraiment à un livre, il déchire, jette ou brûle ce qui est pour lui un outil, un instrument de travail, justement pour cette raison.

 Cette action serait-elle contagieuse et susceptible de s'étendre à Balzac, Camus ou Marcel Aymé ?

 Est-ce que brûler un livre, n’importe quel livre, revient métaphoriquement à les brûler tous ?

 En toute honnêteté, je ne crois pas et même je ne vois pas comment.

 L'image de livres qu'on brûle peut évidemment évoquer celle des autodafés, mais leur essence me paraît totalement différente, par la nature des ouvrages détruits et surtout par les intentions de ceux qui posent cet acte.

 Je pourrais ajouter que les avocats, par définition, occupent dans la société une place antinomique avec toute idée de totalitarisme qui fait d'eux, au contraire, les défenseurs des libertés et, toute modestie mise à part, des pièces maîtresses de toute démocratie.

 C’est d’ailleurs précisément cette place qu’ils défendent en brûlant leurs codes et en jetant leurs robes, puisque la réforme qui nous menace va entraîner, mécaniquement, la disparition d’un grand nombre de cabinets, et précisément de ceux qui défendent les plus démunis.

 Le procès qui leur est fait, et dans lequel je les défends par cette modeste plaidoirie, me parait donc immérité, en l’absence d’élément intentionnel.

 Je conclurai en disant ceci : je chéris l’idée de pouvoir être en désaccord avec des personnes dont je respecte l’opinion, même sur des questions morales voire émotionnelles, sans hausser le ton ou laisser se dégrader notre niveau de langage.

 J’espère donc (d’abord que Raphaël Enthoven me fera l’honneur de me lire et pourquoi pas, soyons fou, de me répondre, pour les raisons égoïstes ci-dessus exposées) que cet échange permettra, sinon de rapprocher les points de vue, du moins de se mieux comprendre et d’identifier le désaccord.

 Nous aurons alors, dans cet asile d’aliénés de l’immédiateté qui nous amène à nous engueuler avec des gens que nous n’avons même jamais rencontrés, rendu un modeste hommage à Montaigne : « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. »

 

1 - https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/honneur-robe-28005.htm

2 - https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/liberte-expression-censure-blaspheme-jesuismila-28081.htm

 3 – https://www.actu-juridique.fr/ntic-medias-presse/affaire-mila-le-blaspheme-nexiste-pas/

 4 - https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/lettre-ouverte-monsieur-president-republique-27282.htm

 5 - https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/avocats-veulent-mourir-laisser-mourir-28000.htm

 6 - https://www.youtube.com/watch?v=u5UDdQCOz6M

 

* Le même ajoutait : « Ne ronge pas tes ongles ! Tes ongles sont ta propriété et tu dois respecter ta propriété. Si tu aimes les ongles, ronge ceux des autres. » et refusait son obole à un pauvre en l’invitant à travailler, au motif « qu’un bon conseil vaut souvent mieux qu’une aumône. »

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1 Publié par wolfram2
06/02/2020 21:13

Publié par wolfram2
06/02/2020 17:31
OUI Maîtres, même si certain(e)s ne sont que licenciés, et pourquoi pas Docteur, certains le méritent.
Les grévistes dans leur ensemble respectent et préservent (de moins en moins) l'outil de travail. Relisez-le et honorez ceux qui en 1803 ont donné le Code civil aux français. Sur l'inspiration du Nap's, ce qui légitime, si c'est vrai, qu'il lui ait donné son nom. Je ne suis pas juriste de profession, mais confronté à la nécessité, j'ai dû remonter à un acte de démission et partage de 1801, trois ans avant pour légitimer des droits de passage. Le notaire de l'époque était plus rigoureux que nos contemporains. J'ai eu plaisir à me replonger dans un Dalloz de 1934 pour prendre connaissance des jurisprudences, ce qu'elles furent, ce que sont encore certaines. A retrouver ce que nos casseurs ont reviré. Jusqu'en 2003 il était admis, eu égard ce que sont les notaires et les justiciables, qu'il suffisait en matière de servitudes qu'un acte récognitif donne l'essentiel de la description pour qu'il soit reconnu. La jurisprudence était même sous le 1337. Les casseurs au prétexte de l'unité en 2003 et par la suite ont exigé que l'acte pour être reconnu récognitif mentionne les références du titre primordial. Celui que des générations avaient ignoré jusqu'à ce que les archives départementales 77 nous permettent d'accéder à ce que les notaires conservent au maximum par devers leur étude et ne produisent que moyennant finances.
De même, on retrouve dans le code que pendant des siècles nos anciens ont préservé la protection possessoire. Celle qui ne permettait au trublion qui y attentait de faire appel que s'il avait supprimé le trouble qu'il avait mis à l'exercice de la possession. J'étais même allé chez gallica chercher les explications et justifications données par les pères fondateurs à leur écriture.
Leurs raisons d'aggraver la sanction de celui qui attentait à "l'interdiction de ne pas faire", car plus grave que celle d'une simple transgression.
Ne citons que les rénovateurs qui recopient ce qui était déjà écrit en changeant le numéro d'ordre visé, qui innovent en appelant contrat ce qui était convention.
Enfin, le justiciable, lui paie en monnaie, fruit de son travail, le livre qui lui apporte le savoir. Ce que son avocat ignore de la restitution de l'indu, face à la prescription commerciale par laquelle le prestataire espère remercier l'être suprême de l'exonérer de ses surfacturations. Alors que pour l'avocat, sa collection de codes qu'il étale comme gages supposés de sa compétence, n'est que diminution du revenu imposable.

Telles sont les raisons pour lesquelles je porte respect aux codes, à ce qu'ils portent et apportent de connaissances.

Ayant quelques quarante ans d'expérience en mon domaine, en la nécessité des sauvegarde des supports informatiques, j'ai les plus grandes appréhensions en la procédure dématérialisée. Nos avocats, pour la plupart gens de lettre, confrontés aux vicissitudes de la durée de vie limitée d'un disque dur qui nous abandonne sans avertir risquent d'avoir quelque difficulté si leur dossier de procédure, voire leur comptabilité vient à les abandonner.
wolfram

2 Publié par JFM2000
10/02/2020 10:53

"Le code, qu'il soit civil, de la route, général des impôts ou de la construction et de l'habitation, ne raconte aucune histoire et ne véhicule aucune culture, aucune civilisation, dont il se contente d’entériner les normes à un instant t."

Maître, là je suis surpris.
J'aurais même tendance à dire le contraire ! Le code civil n'est-il pas la meilleure définition précise et concrète de notre "civilisation", fondée sur le respect du Droit et sur des Lois ?

3 Publié par Loeiz Lemoine
11/02/2020 16:27

Excellente remarque ! Aussi n'ai-je pas écrit ceci sans avoir réfléchi à la question, presque dans les termes où vous la posez, et je crois que c'est une question d'ordre des facteurs : notre civilisation, c'est à dire les valeurs qu'on protège sur un territoire et en un temps donnés, est traduite en termes juridiques (généralement avec un temps de retard d'ailleurs) dans les lois et, en France, les codes qui en sont la compilation. Ce sont donc des recueils de textes, techniques, qui entérinent ce en quoi une société donnée croit. Ce n'est pas le code qui dit la civilisation, c'est l'inverse. C'est ma vision mais je comprends qu'elle ne soit pas forcément partagée.

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A propos de l'auteur
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