Nous avons déjà eu l’occasion (en tous cas l’intention y était) de payer des cours de droit à Madame SCHIAPPA, et notre mission civilisatrice, vulgarisatrice et d’expansion de l’état de droit doit pouvoir profiter également aux autres membres du gouvernement affligés de carences en la matière.
Naturellement, l’histoire a montré qu’on peut être un excellent Ministre de l’Intérieur en n’ayant avec le droit que des rapports distants ou élastiques, et certains estiment même que s’en émanciper totalement est une qualité pour occuper ce poste.
Les gilets jaunes, ou en tous cas des gens portant des gilets jaunes, ont commis de nombreuses dégradations et exactions lors des dernières manifestations et en particulier celle du samedi 16 mars 2019 (je précise le millésime pour les gens qui liront cet article en 2050. Je me suis bien reporté, pour l’écrire, à un article du Monde de 1981).
Notre actuel Ministre de l’Intérieur, qui n’est peut-être pas tout à fait exempt de reproches sur ce coup-là (les images montrent que le terrain leur a été presque totalement abandonné), a contre attaqué en déclarant ceci, à l’intention de deux gilets jaunes emblématiques : « je souhaite non seulement qu'il y ait des poursuites pénales, mais il faut aussi qu'ils assument financièrement la casse (...) il faut qu'ils remboursent ».
Malheureusement, Monsieur le Ministre, il existe des règles de droit et elles sont (je suis le premier à le reconnaitre) incroyablement contraignantes, pour ne pas dire contrariantes.
Ainsi, il est bien établi en droit français qu’on n’est responsable que de son propre fait.
L’ancien article 1382 du code civil, dont la rédaction demeure inchangée depuis 1804 et le code Napoléon, énonce un principe fondamental de responsabilité lorsqu’une faute a été commise, qu’un préjudice est advenu, et qu’il existe, entre les deux, un lien de causalité direct et certain.
S’il a été renuméroté dans le nouveau code civil (article 1240) sa formulation est identique.
Ce texte est considéré comme un modèle de rédaction de la loi (auquel, entre nous, l’actuel Législateur ferait bien de se référer parfois), par sa simplicité, son exactitude et sa portée : chaque mot compte, tous sont nécessaires et aucun ne manque.
Intelligenti pauca, le ratio entre la brièveté du texte et l’ampleur de ses conséquences pratiques n’avait pas été égalé depuis « tu ne tueras point », qui n’est pas mal non plus dans son genre.
Il existe un précédent fameux dans l’histoire, qui illustre cette volonté de faire payer, littéralement, un responsable ou supposé tel.
L’affaire remonte à l’époque de la Commune de Paris ou plutôt de ses suites, et concerne Gustave Courbet, immense peintre dont tous connaissent, au moins, la fameuse Origine du monde et le saisissant Autoportrait.
Courbet avait appelé, avant la Commune, au « déboulonnement » de la colonne Vendôme, et il a été élu au Conseil de la Commune, mais après que ledit Conseil eut voté son abattage.
Il semble donc qu’il n’ait pris aucune part personnelle à la décision ni à la réalisation de cette destruction.
Pourtant, après l’intervention des versaillais, il en fut déclaré responsable et condamné à payer l’intégralité des frais de relèvement de la colonne Vendôme, ultérieurement chiffrés à 323.091,68 francs, somme absolument colossale pour l’époque.
Beaucoup considèrent qu’il s’agit d’une décision d’opportunité qui d’une part avait une valeur symbolique et d’autre part visait Courbet parce qu’on pouvait le croire suffisamment solvable pour répondre de ces sommes ou en tous cas d’une part significative.
D’ailleurs ses biens furent confisquées et son atelier dispersé aux quatre vents des enchères publiques, comme ne disait pas encore Alphonse Allais, qui n’avait que 21 ans.
Certainement cette condamnation a frappé les esprits, comme c’était sans doute le but, et certains ont dû trouver excellent que quelqu’un paye les dégâts.
Peut-être en attendait-on aussi une forme d’exemplarité et même d’avertissement : attention, si vous vous en prenez à des monuments publics, vous vous exposez à une saisie sur salaire pendant les 225 prochaines années.
Plus récemment, la loi dite « anti-casseurs » de 1970 instituait une responsabilité pénale et pécuniaire, non seulement des auteurs de dégradations (c’est bien le moins), mais aussi d’individus ayant seulement eu le mauvais goût ou l’imprudence de participer aux manifestations, ce qui revenait à instaurer un principe de responsabilité collective auquel naturellement répugne le juriste.
On sent bien que c’est ce qui titille Monsieur CASTANER et qu’il vit mal la frustration et le sentiment d’impuissance engendrés par l’impunité des casseurs et l’impossibilité, la plupart du temps, d’identifier les vrais responsables.
C’est ce qui fait qu’on voit arriver en comparution immédiate, non pas des militants revendiquant des actes graves au nom de l’anarchie, de la révolution ou de l’anticapitalisme, mais des minus qui ont ramassé des vêtements de luxe ou lancé une bouteille (vide, parce que manifester, ça donne soif) sur les forces de l’ordre, et qui balbutient de vagues regrets et de molles excuses.
Comme aiment à le répéter les policiers : on n’attrape pas les plus coupables, mais ceux qui courent le moins vite.
On comprend bien l’agacement du Ministre d’autant qu’il risque sa place, le Patron lui ayant clairement exprimé son vif mécontentement.
Cependant, comme toujours il faut savoir à quoi on tient le plus en une époque donnée : la justice et le respect des droits, ou l’efficacité de la répression, car on ne peut jamais avoir les deux, intégralement et en même temps.
1. https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/cagnotte-pour-marlene-schiappa-26001.htm
3. http://mafr.fr/fr/article/1382/
4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_locutions_latines_commen%C3%A7ant_par_I
5. https://www.eternels-eclairs.fr/tableaux-courbet.php#lorigine
6. https://www.eternels-eclairs.fr/tableaux-courbet.php#auto