Ce blog est connu, outre des qualités de voyance qui se sont presque toujours vérifiées, pour proposer régulièrement des cagnottes, mises au service des plus nécessiteux dans le domaine du droit (généralement des ministres en exercice).
Le moment est venu de s’intéresser au principe même de cet outil nouveau et pourtant si répandu.
Relevons d’abord que la cagnotte est un excellent thermomètre de l’émotion populaire à un instant « t ».
De braves gens qui veulent manifester leur soutien ou leur opposition à ceci ou à cela, vont participer financièrement à une cagnotte, c’est leur façon de faire quelque chose, de ne pas rester inactif face à ce qui leur parait un scandale ou une injustice.
Dans la même logique, il arrive aussi qu’une cagnotte « contre » soit créée en réplique à une cagnotte « pour ».
La cagnotte en ligne n’est donc plus seulement un moyen de faire un cadeau groupé pour les 80 ans de Mamie ou le mariage de Max et Juju, elle est devenue, de façon inattendue, un outil politique ou idéologique, presque une nouvelle façon de militer.
Pour le juriste (car seul nous intéresse le droit, encore le droit et toujours le droit), la cagnotte est un objet passionnant qui soulève de nombreuses interrogations, donc potentiellement de nombreux contentieux, ce qui est excellent.
Le dernier en date, et peut-être le premier, concerne un ancien boxeur, qui a repris du service juste le temps de cogner deux gendarmes mobiles.
Garde à vue, défèrement, comparution immédiate, condamnation, emprisonnement, aménagement de peine, certains se sont sentis une empathie ou une compassion pour cet homme (le cœur a ses raisons).
Une cagnotte a donc été créée et une somme de 130 ou 145.000 € (toutes les sources ne donnent pas le même montant) aurait été réunie en 48 heures, le temps pour LEETCHI d’en décider unilatéralement la clôture.
Sur l’objet de la cagnotte, les versions divergent, LEETCHI affirmant qu’il s’agissait de couvrir les frais de sa défense, et non de « soutenir » la famille DETTINGER, sans autre précision ou restriction.
En plus du procès qu’elle a permis de financer, cette cagnotte a, par sa seule existence, été à l’origine de deux autres instances : un référé engagé par LEETCHI pour déterminer les conditions d’utilisation des fonds collectés, et une procédure au fond engagée par la famille DETTINGER.
Cette dernière tend à la condamnation de LEETCHI à lui verser pas moins de 3,2 millions €, somme qui aurait dû être collectée si le compte n’avait pas été si brutalement clos.
Face à cette situation inédite, de nombreuses et passionnantes questions se posent :
Qui est maitre des sommes récoltées, à qui appartiennent-elles ?
Est-on tenu, pour leur utilisation, par l’objet initial ?
Doit-on justifier de l’utilisation des fonds, par exemple en produisant factures et devis ? Attention, cette question devrait se poser dans les mêmes termes, que la cagnotte soit modeste et anonyme ou médiatisée et surabondante.
Le « Distributeur » (LEETCHI) avait-il le droit de clôturer le compte sans l’accord de l’Organisateur de la cagnotte et de son Bénéficiaire ? (4)
Quel est le lien de droit entre le Bénéficiaire de la cagnotte et LEETCHI ? Techniquement il n’est pas une partie au contrat, qui est initié par « l’Organisateur ».
Une partie des réponses à ces questions figure dans les conditions générales d’utilisation ou CGU, vous savez, celles que tout le monde valide sans jamais les avoir lues.
D’autres existent dans la loi, notamment la stipulation pour autrui, dont le principe et les règles sont prévus par les articles 1205 et suivants du code civil.
Cette notion trouve son application paradigmatique dans le contrat d’assurance-vie : un souscripteur crée un contrat auprès d’une compagnie, au profit d’un tiers qu’il veut protéger ou avantager.
L’article 1206 dispose que « Le bénéficiaire est investi d'un droit direct à la prestation contre le promettant dès la stipulation.
Néanmoins le stipulant peut librement révoquer la stipulation tant que le bénéficiaire ne l'a pas acceptée.
La stipulation devient irrévocable au moment où l'acceptation parvient au stipulant ou au promettant. »
Autrement dit, le Bénéficiaire, bien que n’ayant pris aucune part au contrat, a sur la cagnotte un droit direct et opposable, à partir du moment où il aurait accepté la stipulation faite en sa faveur.
Mesdames et Messieurs les Bénéficiaires, un conseil : dès que vous avez connaissance d’une cagnotte en votre faveur, dépêchez-vous de notifier la plus officielle et la plus formelle des acceptations (pour 3 millions, ou même seulement 145.000 €, je suggère le recours à un acte d’huissier, ce sera de l’argent bien dépensé).
Ces dispositions répondent assez clairement, dans le principe, et sous réserve des CGU, aux questions qui se posent pour les sommes effectivement collectées.
Mais qu’en est-il de celles qui auraient dû être collectées si LEETCHI n’avait pas fermé prématurément le compte ?
La question sera de savoir si les CGU de LEETCHI lui permettait de procéder à cette clôture et subsidiairement si les demandeurs, pourront s’appuyer sur des conditions générales auxquelles ils sont des tiers.
Un mot enfin sur le montant de la demande, égale à la somme totale qui, d’après le demandeur, aurait été créditée sur le compte au terme de la cagnotte.
Un bref extrait de l’assignation (on suppose que c’est LEETCHI qui l’a fait fuiter pour rendre publique cette procédure) dévoile le calcul suivant :
«En moins de 48 heures, et plus précisément du 7 janvier 2019 après-midi - date de l'ouverture de la cagnotte - au 8 janvier 2019 à 17 heures 24, la cagnotte avait atteint un montant de 145.152,46 euros.
Ce qui représente des gains supérieurs à 70.000 euros par jour.
Le préjudice pour perte de chance peut donc se calculer comme suit, étant rappelé que la cagnotte aura du rester ouverte 43 jours supplémentaires :
145.152 € /2 x 43 jours = 3.120.768 €.»
On regrettera une certaine timidité dans le passage de l’estimation horaire à l’estimation journalière (du 7 janvier après-midi au 8 à 17h24, il n’y a sans doute pas beaucoup plus de 24h) qui fait perdre une forte somme aux demandeurs.
A l’inverse, la règle de trois, très commode en l’espèce mais un peu simpliste, postule que les dons auraient été constants du jour 1 au jour 45, ce qui est peut-être un peu audacieux.
Par ailleurs la perte de chance, pour les juristes, est indemnisée non pas par la totalité, mais par une fraction de ce qu’on a perdu une chance d’obtenir.
Cette fraction dépend des chances, pour autant qu’on puisse les mesurer, d’obtenir le montant convoité : si la juridiction estime qu’elles sont de 10%, alors elle vous allouera 10% du montant que vous aviez peut-être 10% de chances de récupérer.
Notons qu’en l’espèce, cela représente déjà un assez joli pactole, et on aimerait avoir un honoraire de résultat même sur des chances aussi modestes (on pardonnera l’envie qui dicte ces propos).
Pour conclure, rappelons que LEETCHI appartient au crédit Mutuel, autrement dit une banque, donc par principe personne (à part les banquiers, et peut-être les malheureux qui ont des parts dans cet établissement) ne trouverait à redire qu’elle ait à verser plus de 3 millions € à Christophe DETTINGER ou à sa famille.
En revanche une somme d’environ 145.000 € a été effectivement collectée, c’est-à-dire que des personnes, probablement modestes (le don moyen étant de l’ordre de 16 €), ont pris sur leur budget pour lui venir en aide.
Ces bonnes âmes, et là encore nul n’y trouvera à redire, entendaient participer à la défense d’un prévenu ayant commis des violences dans le cadre d’une manifestation, et il est hautement improbable que, même en faisant leurs meilleurs efforts, des avocats réussissent à facturer un tel montant pour une comparution immédiate, même avec un renvoi, un placement en détention et un aménagement de peine (d’après la presse, ce serait plutôt de l’ordre de 7.000 €).
Il reste donc un reliquat assez substantiel et on est curieux de savoir si les généreux donateurs apprécieront que leurs dons, si désintéressés, servent à payer au Bénéficiaire un voyage aux Bahamas ou l’achat de la nouvelle Renault Alpine avec toutes les options et la sellerie cuir.
4. Toutes les majuscules sont dans les CGU, contrairement au code civil qui sait écrire correctement le français