« Le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité. »
J'use et j'abuse de cette formule de Jean Giraudoux, d'accord, mais j'ai une excuse : mes congénères ne cessent de la justifier, parfois au-delà des espérances de son auteur.
Il paraît cependant que les juristes n'ont plus le monopole de l'imagination et qu'il faut étendre l'aphorisme de Giraudoux aux politiques et aux militants, pour qui la cause semble justifier les moyens.
C'est ainsi que quatre députés estampillés France insoumise viennent d'adresser au parquet de Paris un signalement relatif aux propos tenus par le philosophe Alain Finkielkraut dans le cadre d'un débat télévisé.
Il est piquant, voire paradoxal, de noter que les mêmes ne cessent de protester (récemment en signant une tribune dans le Journal du dimanche), contre le « lawfare », dont leur Grand Timonier a fait un de ses hashtags préférés.
Le lawfare, mais qu'est cette chose ?
Eh bien, d'après ceux-là mêmes qui l'utilisent contre Alain Finkielkraut, c'est une « tactique d’instrumentalisation de la justice » qui « enferme les débats politiques dans les cours de justice ».
On ne saurait mieux dire ni mieux résumer la démarche que ces députés ont cru devoir engager : il s'agit bien de saisir la justice pour qu'un intellectuel soit poursuivi et sanctionné pénalement pour ses paroles.
Le but d'un tel stratagème est à l'évidence de lui clore le bec et de l'empêcher, à l'avenir, de s'exprimer librement.
Si j'avais le sens de l'humour et le goût du paradoxe, j'apprécierais à sa juste valeur le fait que ces propos ont été proférés dans le cadre d'un débat intitulé « Toutes les opinions sont-elles bonnes à dire ? », question à laquelle nos députés LFI viennent d'apporter une réponse clairement négative.
Cependant, il n'est pas dans les habitudes de ce blog de prendre parti dans des polémiques (ou alors pas fort, comme disait Coluche), l'objectif que nous nous sommes fixé étant de mettre à la portée du plus grand nombre des notions de droit et de procédure.
Si ces explications permettent à quelques membres de la France insoumise de mieux les comprendre, alors notre travail n'aura pas été tout à fait vain et nous aurons, dans notre modeste mesure, fait avancer la cause du droit.
Premièrement, que dit l'article 40 du code de procédure pénale ?
Ce texte, devenu générique (dans le jargon, on parle de « signalement article 40 »), dispose que « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »
Comme toujours dans les textes de loi (dans le temps ils étaient bien écrits), chaque mot compte.
Ainsi, un simple particulier ne peut pas faire un signalement article 40, il peut seulement déposer plainte, s'il s'estime personnellement victime d'une infraction.
Il est acquis, en revanche, qu'un député entre dans la catégorie des « autorités constituées ».
Pour être tout à fait exact, l'article 40 vise à créer une obligation (est tenu de) et on pourrait chipoter en observant qu'en l'espèce, nos députés signaleurs détournent ce texte en l'utilisant plutôt comme une prérogative (nous avons le droit de).
La France insoumise, si chatouilleuse sur la procédure pénale quand il s'agit de perquisition (en quoi je la rejoins), est manifestement plus souple quand le but qu'elle poursuit le justifie.
Plus délicate, la question de savoir si nos députés ont acquis la connaissance d'un délit « dans l'exercice de [leurs] fonctions », sauf à supposer qu'elles consistent à regarder des débats à la télé.
Ceci étant dit sans (trop d') ironie : à l'évidence, nos élus ont vocation à suivre des débats d'intérêt général, singulièrement sur la question si actuelle de la liberté d'expression.
Mais quand ils sont devant leur poste, en chaussettes sur leur canapé avec un paquet de chips et une bière à la main, sont-ils vraiment dans l'exercice de leurs fonctions ?
S'ils estiment que c'est le cas, j'exige qu'ils regardent les débats, y compris dans Touche pas à mon poste, en portant leur écharpe tricolore, pour éviter toute confusion.
Question suivante : y a-t-il infraction, et si oui laquelle ?
D'après les plaignants, « ces propos peuvent constituer un délit prévu et réprimé par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 : provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre ».
On aurait pu croire qu'ils feraient référence au premier alinéa, qui vise la provocation à commettre des crimes ou des délits (« Je dis aux hommes : violez les femmes! »), mais sans doute le ridicule de cette accusation a-t-il paru trop évident.
Une écoute complaisante de l'extrait permet à certains de prétendre que Finkielkraut aurait fait de l'ironie sur le viol, mais avec un minimum d'honnêteté intellectuelle, il est évident qu'il caricature l'attitude que lui prête son interlocutrice.
Curieusement, c'est le cinquième alinéa qui a été choisi et, aux termes du signalement, le philosophe aurait incité à commettre des violences à l'égard d'un groupe de personnes (on croit comprendre qu'il s'agit des femmes).
Je sais qu'il y a des avocats (enfin, des gens qui ont le titre d'avocat) à la France insoumise, mais sans doute le temps a-t-il manqué pour solliciter leur avis avant de procéder au signalement.
Franchement, qui peut vraiment penser qu'Alain Finkielkraut a eu l'embryon du début du commencement de l'envie ou de l'idée d'inciter quiconque à commettre des violences, qui plus est contre les femmes ? (Je veux dire, à part la France insoumise).
Personnellement, quand Jean-Luc Mélenchon a appelé à pourrir ces abrutis de journalistes, sans être tout à fait d'accord avec lui, je n'ai pas pensé une seconde qu'il y avait là une provocation à la violence.
Idem lorsqu'il a traité de « salopard » un de ses anciens camarades du Parti Socialiste, en invoquant pour sa défense son « parler dru et cru ».
On rappellera que la loi du 29 juillet 1881, une des plus anciennes de notre droit positif, a pour objet de protéger, en l'encadrant, rien de moins que la liberté d'expression.
Paradoxalement, ce texte est utilisé, en l'espèce, pour faire taire un contradicteur qui agace énormément certains courants de pensée plus sensibles, comme disait George Orwell, à l’antifascisme qu'à l'anti totalitarisme.
Il est tout à fait légitime d'être en désaccord avec Alain Finkielkraut (par exemple, personnellement, je n'ai rien contre le foot féminin) mais pas au point de vouloir le bâillonner judiciairement.
Comme le disait Montaigne, souvent cité par Finkielkraut, « C'est mettre ses conjectures à bien haut prix que d'en faire cuire un homme tout vif ».
Les temps ne sont plus où on dressait littéralement des bûchers, mais beaucoup ne seraient pas mécontents que ce contradicteur soit grillé, au sens métaphorique et médiatique du terme.
Une partie de moi, la plus humaine (on ne se refait pas), souhaite que cette plainte fallacieusement intitulée « signalement », soit classée sans autre suite.
Je veux croire que le parquet, sans se laisser impressionner par la qualité des signaleurs, déclarera leur signalement irrecevable et en tous cas non fondé.
Une autre, qui ne vit que par et pour le droit, avec tout ce que cela suppose de froideur, espère avec curiosité que cette affaire fera l'objet d'un procès dont elle se régale d'avance (je sais, c'est moche).
Une troisième, qui ne désespère pas d'attirer l'attention des caméras, des micros et des flashs, se prend à rêver d'avoir un jour à assurer une telle défense... Ah mes amis comme ce serait beau et quel quart d'heure warholien pour moi !
D'ailleurs si un de mes lecteurs a la possibilité ou l'occasion de mettre ces quelques lignes sous les yeux de Monsieur Finkielkraut, dont la discrétion sur les réseaux sociaux est proverbiale, je lui en saurai infiniment et indéfiniment gré.
Ce démarchage éhonté, appelé « sollicitation personnalisée » par le Règlement Intérieur National de la profession d'avocat, n'est pas prohibé lorsqu'il « procure une information sincère sur la nature des prestations de services proposées et si leur mise en œuvre respecte les principes essentiels de la profession. »
Je m'y engage solennellement.
Je pratique par ailleurs, et par comparaison avec mes confrères, des honoraires dont le raisonnable frise le dérisoire, surtout si on les rapporte à mes compétences.
J'apporte ces précisions pour éviter de m'exposer à ce que mon Bâtonnier reçoive un signalement potentiellement dévastateur (je n'ai pas encore fini de payer les études de mes enfants).
2 - https://www.youtube.com/watch?v=H1u95Zj6mBw
4 - https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/02/la-strategie-du-lawfare_6013861_3232.html