Avertissement :
Je me rends bien compte qu'à mon corps défendant, ce blog prend une tournure un peu trop personnelle.
Je promets, dès que la crise sera terminée, de servir de nouveau la seule cause du droit et de sa diffusion vulgarisée à travers le monde.
Cependant je constate mon incapacité à exprimer en 280 signes une pensée pourtant pas tellement complexe, et la frustration qui en découle, d'où le recours au blog pour la développer, lorsque les circonstances l'exigent.
Rappelons les faits : un peu partout en France, les avocats se sont mis à jeter leurs robes aux orties, comme on se défroquerait, pour protester contre les conséquences inacceptables de la réforme des retraites.
Ce geste puissamment symbolique, totalement inédit à ma connaissance, en a choqué certains et notre Garde des Sceaux l'a trouvé « décalé » (sacrée Nicole).
D'autres ont cru devoir nous faire la leçon, une fois de plus, et en dernier lieu c'est Madame Noëlle Lenoir, avocat au barreau de Paris, qui s'y est collée.
Oubliant que le droit était la plus puissante des écoles de l'imagination, elle a commenté notre mouvement en ces termes :
je n’aurais jamais imaginé qu’un problème pécuniaire, au surplus a discuter, aurait conduit des avocats à jeter leur robe en attentant ainsi à la dignité de la profession et à son image en France et dans le reste du monde. Le dommage est considérable.
Madame Lenoir fait partie, comme tant d'autres, de ces anciens politiques et hauts fonctionnaires qui, à ma constante et même grandissante irritation, deviennent avocats sans qu'il leur en coûte plus que d'en faire simplement la demande.
La liste est longue et comme je ne veux pas d'ennuis (ce n'est pas le courage qui m'étouffe) je ne citerai pas de noms, mais je dirai que pour certains, leur intégration éhontée me paraît porter plus atteinte à la dignité de la profession, et lui faire un tort plus considérable, que le lancer de robes.
La plupart d'entre eux n'ont d'avocat que le titre, et ils valorisent (j'allais dire : monnayent) leur carnet d'adresse, leur entregent, leurs anciennes fonctions, souvent publiques, dans de prestigieux cabinets d'avocats généralement parisiens.
Plaident-ils ? Assistent-ils des vrais gens ? Ont-ils la plus petite idée de ce que c'est que de défendre ? Portent-ils seulement cette robe qu'ils nous reprochent de jeter aux pieds, sinon à la tête, de notre Garde des Sceaux ?
Bien sûr que non.
J'ai à leur dire ceci : on ne naît pas avocat, on le devient.
L'attachement presque charnel qui nous lie à notre robe ne se forge pas par son simple accrochage décoratif dans un magnifique bureau du 8ème arrondissement.
J'ai commencé à porter la mienne à 23 ans, ainsi qu'en atteste la photo ci-dessus (2).
Mes parents, mes frère et sœurs, tous mes proches, ont été fiers de moi.
J'ai obtenu une permission exceptionnelle pour pouvoir prêter ce serment avec mes camarades de promotion alors que je servais la France (modestement et en temps de paix mais quand même) d'où le cheveu court, alors qu'en principe le pénaliste, quand il en a les moyens, arbore une crinière.
Cette robe, je l'ai maltraitée, trimballée dans mon cartable, je l'ai roulée en boule, jetée dans des coffres de voiture et de scooter, accrochée dans des poignées de porte, déchirée, j'ai renversé du café dessus, fait des trous de cigarettes (avant la loi Evin), on me l'a volée, j'en ai usé presque trois et tout me porte à croire que je mourrai dans la quatrième.
Ma fille, qui a assisté un jour à une audience correctionnelle sur le chemin du retour de ma Bretagne natale, m'a dit « tu prends ta voix d'avocat », et vingt ans plus tard elle me signalait la même réflexion par la fille d'Atticus Finch, qui prenait sa « lawyer's voice » quand il était en audience : combien de mes confrères par raccroc savent-ils qu'on change de voix lorsqu'on porte la robe ?
Lors de confrontations à 12 ou 16 dans des salles surchauffées, des juges m'ont charitablement proposé de la retirer, ce que je n'ai JAMAIS fait.
J'ai transpiré dedans, physiquement et métaphoriquement.
Je l'ai passée à la machine, comme dans la chanson de Souchon, non pour ravoir la couleur d'origine, mais pour effacer, après un grand nombre de permanences, l'odeur du dépôt, de ces dizaines de misérables (au sens hugolien de ce terme) pour qui j'ai été, après 24, 48, 72 ou même 96 heures de garde à vue, la première présence amicale.
J'ai été stressé, angoissé, j'ai pris des coups, j'en ai donné, je me suis caché dedans, tête baissée, en attendant l'estomac noué le prononcé de plus de cent verdicts, souvent pour l'honneur de la robe, c'est à dire moyennant des rétributions misérables au point d'en être insultantes.
J'ai assisté des femmes battues, des orphelins et des veuves, des jeunes victimes de viol, qui ont pleuré sur mon épaule c'est à dire sur ma robe, qui a étanché bien des joies et des chagrins.
J'ai parfois fait pleurer des adversaires, je le dis sans fierté ni honte, mais mon armure, ma robe, était là qui légitimait mon action et mes paroles.
A trois reprises, j'ai failli me battre et j'ai pensé : il faut que j'enlève ma robe, elle va me gêner.
J'ai été insulté et menacé dans ou devant des salles d'audience.
Je l'ai portée dans d'innombrables manifestations, à Tréguier au Pardon de la Saint-Yves en chantant en breton, à un rassemblement solennel au tribunal quand ma consœur et amie Louiza Benakli a été assassinée dans ce qu'on a appelé la tuerie de Nanterre, à de nombreux enterrements, serré au milieu des miens semblablement vêtus.
D'ailleurs quand ce sera mon tour, mes confrères, mes amis, venez en robe je vous en prie, vous montrerez à mes proches que je n'étais pas qu'un père, un fils, un mari, mais aussi un avocat, aimé en tant que tel par ses confrères, comme il les aimait lui-même : cette foule sombre leur sera, j'en suis sûr, d'un grand réconfort.
Voila ce que je voulais dire à Madame Lenoir et plus généralement à ceux qui nous font d'autant plus la leçon qu'ils sont moins concernés par la réforme, dont leur magnifique réussite et leur carrière antérieure (l'une étant la cause de l'autre) les protège totalement.
Ce n'est pas le cas des avocats vraiment avocats, qui ont payé le prix fort pour savoir ce que c'est que porter la robe, à quel point elle vous pèse ou au contraire vous porte, selon les circonstances.
Vous avez parfaitement le droit, Madame, de considérer que le problème est uniquement « pécuniaire », donc négligeable, puisque votre revenu doit représenter dix ou vingt fois notre revenu médian.
En revanche je ne vous reconnais pas celui de nous dire ce qui est digne ou pas en la matière.
Il ne suffit pas, en effet, d'avoir le titre d'avocat pour pouvoir parler de la robe dans toutes les acceptions de ce mot : dans la souffrance et dans la joie, c'est un droit qui se gagne.
2-A toutes mes lectrices : inutile de m'envoyer des messages, cette photo remonte à 1985. Faites le calcul.