Le droit et la justice sont une source sans cesse renouvelée d’émerveillement pour le juriste et singulièrement le pénaliste, ce qui lui permet d’éviter la routine et l’assoupissement.
De quoi parlons-nous aujourd’hui ?
D’une lycéenne qui a cru devoir exposer sur les réseaux sociaux, en des termes dépourvus de nuance et même plutôt crus, sa détestation générale des religions et particulière de l’Islam.
Comme il arrive généralement en pareil cas, une tempête de… (le mot français ne me vient pas mais en anglais on dit shitstorm. Je n’ai pas mon Harrap’s sous la main, vous n’aurez qu’à regarder sur internet) s’est abattue sur elle.
De nombreux pratiquants d’une religion et d’un Dieu, qu’ils estiment manifestement incapable de se défendre lui-même, ont répliqué en déversant des tombereaux d’insultes racistes et homophobes, et surtout en la menaçant de viol et de mort.
(Notons avec un peu d’étonnement que, comme chaque fois qu’un imprudent évoque la violence de l’Islam, un grand nombre de ses zélateurs s’empressent de lui donner raison en le menaçant de mort ou des pires sévices : on n’a jamais pu savoir s’ils se rendaient compte qu’ils apportaient de l’eau au moulin de leurs adversaires.)
Dans le même temps, on a révélé sur les réseaux le nom complet de la jeune fille et le lycée où elle est scolarisée (« Elle est dans mon lycée, c’est une seconde et lundi on va régler ça » « T’es au lycée Vincy (sic) attends-toi au pire, ça va te niquer ta mère » « T’es morte on sait où t’habites »).
Depuis elle n’est plus scolarisée et elle aurait même dû déménager en urgence, pour de simples paroles prononcées sur Instagram.
Nous parlons d’une jeune fille de 16 ans, dans la France de 2020, et non du Chevalier de la Barre en 1766, ou de certains pays dans lesquels, de nos jours, on ne plaisante pas avec le blasphème ou l’apostasie, punis d’emprisonnement, de coups de fouet, voire de mort.
J’ai choisi de ne pas reproduire ses paroles mais chacun pourra se reporter à la vidéo et juger par lui-même : qu’on soit d’accord ou pas, ses propos ne visent que la religion proprement dite, aucune personne ou aucun groupe, sauf à ce que tous les croyants puissent se sentir visés par ce qu’on dit de leur religion.
Personnellement, ce n’est pas mon cas.
Il y a cinq ans (comme le temps passe…), pour montrer qu’elle était Charlie, la revue jésuite Etudes publiait sur son site des Unes mettant en scène, de façon très expressive, le Christ ou le pape.
Plus récemment, un comique pas drôle d’une radio de service public (ils doivent les cloner pour qu’ils se ressemblent autant, c’est pas possible autrement) a chanté une chanson dont la musique est empruntée au film La vie est un long fleuve tranquille.
Les paroles en revanche sont de lui et le refrain comporte ces mots, si spirituels (d’ailleurs les autres comiques s’esclaffent devant tant de drôlerie) : « Jésus, Jésus, Jésus est pédé, membre de la LGBT, du haut de la croix pourquoi l’avoir cloué, pourquoi l’avoir pas enculé ».
Je ne sache pas qu’il ait fait l’objet d’une quelconque menace et même pratiquement personne n’a émis de protestation à l’égard de ce paltoquet.
Incitons-le tout de même à une certaine prudence car s’il réitérait cette manifestation de courage en s’en prenant à certains personnages d’une autre religion monothéiste, il n’est pas tout à fait impossible que des croyants plus susceptibles le prennent moins bien, ce qui l’obligerait à élire domicile aux Kerguelen ou en Terre Adélie.
Quoi qu’il en soit (revenons à la chose judiciaire), il ne semble pas que le parquet ait envisagé des poursuites à son égard, alors qu’un esprit mal placé pourrait établir un certain rapprochement, je n’ose pas dire une analogie, entre sa bluette et l’expression assez imagée de la jeune Mila.
En ce qui la concerne, on vient d’apprendre que le parquet a ouvert « deux enquêtes distinctes », et cette précision est heureuse, car les mauvais esprits auraient pu penser qu’elles étaient connexes.
La première vise les faits dont a été victime cette jeune fille, qualifiés « menaces de mort, menaces de commettre un crime, harcèlement et usage de l’identité ou de données d’identification d’autrui en vue de porter atteinte à la tranquillité et à l’honneur » (le code pénal, parfois, a tendance à euphémiser).
Jusqu’ici rien de surprenant, sauf peut-être un relatif manque de réactivité du ministère public face au déchainement de la meute, qui est sans doute à rapprocher de l’atonie d’une partie de la presse.
Ce qui est plus étonnant, c’est l’ouverture simultanée d’une autre enquête à son encontre, afin (je cite le communiqué du parquet) « de vérifier si les propos tenus sur la vidéo diffusée [par la jeune fille] sont de nature à recouvrir une qualification pénale ou s’inscrivent dans la liberté d’expression reconnue à chacun et constituant un principe à valeur constitutionnelle ».
Précision bienvenue là encore : en effet, pour ceux qui en douteraient, la liberté d’expression est un principe inscrit en dur dans ce que le juriste appelle le bloc de constitutionnalité, c’est-à-dire le plus haut niveau normatif de notre système juridique.
Au-delà de cette formulation alambiquée, on ne peut pas se défendre, en apprenant l’ouverture de cette enquête contre la jeune Mila, d’un sentiment de gêne, en ce qu’elle introduit une notion de réciprocité assez dérangeante : c’est mal de la menacer de mort, mais quand même, c’est elle qui a commencé.
On s’étonne de voir le parquet devancer la défense prévisible des courageuses personnes qui, à l’abri de leurs pseudonymes, l’ont insultée (sale gouine, sale française, espèce de pute de LGBT et j’en passe) ou ont estimé qu’elle méritait la mort.
Ce sentiment est d’autant plus pénible qu’il rappelle tous ceux qui s’en étaient pris à Charlie Hebdo avant et après janvier 2015, souhaitant « qu’ils crèvent », n’étant « pas pour qu’on tue, mais… », ou se demandant « Qui est Charlie » en considérant que la France qui manifestait le 11 janvier avait vécu « une crise d’hystérie » et traversé « un flash totalitaire », toutes expressions par lesquelles les escrocs de l’islamophobie suggèrent que les gens de Charlie Hebdo l’avaient, sinon mérité, quand même un peu cherché.
D’ailleurs le CFCM, qui a vocation à représenter les musulmans de France, a fait savoir avec la plus grande clarté et une remarquable absence de compassion que cette jeune fille n’avait « que ce qu’elle mérite » et devait « assumer les conséquences (on frémit en se demandant exactement lesquelles) de ce qu’elle a dit ».
Si j’avais un conseil à donner au parquet (à Dieu ne plaise, ah ah), ce serait de se préoccuper rapidement et activement de mettre hors d’état de nuire ceux qui s’en prennent à la victime, et d’envoyer à tous les harceleurs un signal fort sur le plan de l’exemplarité : nous ne laisserons rien passer et nous ferons en sorte que chacun puisse continuer à exercer sa liberté d’expression sans se mettre en danger.
Et j’ajouterais, avant qu’on me dise de me mêler de mes affaires (il est vrai que je ne suis à aucun titre en charge de la politique pénale de ce pays), que cette démarche protectrice gagnerait en lisibilité et en efficacité si elle n’était pas compensée ou atténuée par une poursuite inverse, dirigée contre la personne menacée, comme s’il y avait une vague corrélation entre les deux.
Les faits objet de la première enquête sont avérés puisqu’il s’agit de messages dont il suffit de constater l’existence et le contenu, et l’enquête aura essentiellement pour but d’identifier leurs auteurs.
Pour la deuxième en revanche, les propos sont connus et leur auteur aussi, il suffit de les lire et de les analyser pour décider s’ils justifient des poursuites, mais à cet instant, je ne vois pas bien, concrètement, ce qu’il y a lieu de « vérifier ».
Au total, annoncer l’ouverture d’une enquête envoie un très mauvais message à cette jeune fille dont l’existence a été transformée en enfer en l’espace de quelques heures, et symétriquement une vague justification à ses agresseurs.
Sur le fond (tant que j’y suis, je ne vais pas me priver d’apporter ma petite pierre à l’édifice, même si je sais que le parquet n’attend pas après mes réflexions), les propos tenus ne me paraissent comporter aucune « incitation à la haine raciale », sauf à considérer que la détestation d’une religion s’étend à ses pratiquants, ce qui reviendrait à interdire purement et simplement le blasphème.
Or, le blasphème n’existe pas en France, pays dans lequel critiquer les religions, même durement, est un sport national qu’il ne s’est pas privé de pratiquer, notamment, depuis 1905.
La critique des religions, de toutes les religions, est licite et certains estiment même qu’elle est salutaire.
Espérons que le parquet ne prendra pas parti contre ce principe, et regrettons que ce soit déjà un peu le cas, de façon subliminale, par la simple ouverture d’une enquête à l’opportunité douteuse.
J’espère aussi, à titre plus personnel, qu’on a encore le droit de critiquer le parquet sans se retrouver au milieu d’une shitstorm (ça y est ça me revient ! En français ça se dit… CENSURE)
1 – https://www.marianne.net/societe/mila-16-ans-menacee-de-mort-pour-avoir-critique-l-islam
2 – https://twitter.com/hashtag/JeSuisMila?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw
4 - https://www.youtube.com/watch?v=gCTo3dKe-DQ