J’ai bon caractère, mais j’ai le glaive vengeur et le bras séculier.
Un de nos confrères au brillant parcours (1) vient de publier dans Le Monde une tribune (2), fustigeant le corporatisme et le manque de générosité des avocats, qui pourrait facilement irriter le plus paisible des hommes.
J’observe tout d’abord avec une pointe de jalousie que ce texte, beaucoup moins bien écrit que celui que je proposai naguère à mes fidèles lecteurs (3), a eu les honneurs de ce qu’on appelait dans le temps « le quotidien de référence ».
J’adjure donc Le Monde de bien vouloir publier ce petit texte en réponse (un peu de publicité ne peut pas me nuire).
Pour en revenir à sa tribune, Monsieur Jean-Paul TRAN THIET estime que nous sommes des conservateurs, des corporatistes, des égoïstes et il ne nous l’envoie pas dire (bien que, encore une fois, la formulation n’ait rien de transcendant).
« Valeurs humanistes et républicaines », « désintéressement », « honneur de nos vocations », il n’y va pas avec le dos de la cuiller métaphorique et nous tance vertement en nous renvoyant aux principes que nous prétendons défendre, comme si nous les trahissions en nous opposant à la réforme des retraites.
« Ancien haut fonctionnaire français et européen », notre confrère a rejoint le barreau sur le tard, technique éprouvée pour exercer le métier d’avocat dans les meilleures conditions et de préférence dans le 8ème arrondissement plutôt qu’à Villeneuve-La-Garenne.
Le barreau (de PARIS généralement, question de prestige) s’enorgueillit d’ailleurs de compter dans ses rangs des avocats aussi éminents que Noël Mamère, Dominique de Villepin, Bernard Cazeneuve, François Baroin et Arnaud Montebourg (ah non au temps pour moi, pas Montebourg, on me dit que lui est vraiment avocat d’origine, comme Juan Branco et Raquel Garrido).
Décidément, notre beau métier est ouvert à tous les vents et, un peu comme le journalisme, tout le monde peut l’intégrer à condition d’avoir un carnet d’adresse.
Je me permets d’émettre l’hypothèse peu scientifique que les avocats (décidément il m’en coûte d’employer ce mot) qui ont d’abord fréquenté les plus hautes sphères de la République et des instances européennes, planent au-dessus des difficultés de leurs confrères ordinaires.
C’est certainement cette position de surplomb qui permet à mon confrère de fustiger notre égoïsme : on se sent mieux, à l’abri d’une abondante trésorerie, de celles qui libèrent l’esprit et laissent à leurs heureux possesseurs le temps de prendre la plume en finissant leur brioche matinale, pour rappeler les autres à leurs devoirs.
Si je ne retenais pas le cri de colère qui me point au fond de la gorge, je lui dirais : QUI ETES VOUS, MONSIEUR TRAN THIET, POUR NOUS FAIRE LA LEÇON ?
L’homme de la pampa, parfois rude, reste toujours courtois et si je ne craignais pas de paraitre grossier (il arrive que ma mère me lise), j’aurais ajouté en toute simplicité : allez vous faire foutre.
Mais à quoi bon s’énerver quand il suffit sans doute d’expliquer, en comptant sur l’intelligence des gens, même si l’histoire montre que la bêtise n’est jamais très loin de l’intelligence, ainsi que de grands esprits l’ont déjà illustré.
Essayons alors de dessiller leurs yeux et de révéler à ceux qui fréquentent la stratosphère du droit, ce qu’est le quotidien des avocats de base, ceux qui assurent non seulement la défense dans ce qu’elle a d’humble, de modeste et d’invisible, mais aussi, ce faisant, une mission de service public et de solidarité nationale avec des vrais morceaux de désintéressement dedans.
Je n’aurai pas le mauvais goût de demander à mon prospère confrère combien d’indigents il a défendus, quel est le taux horaire de son cabinet et quelle définition exacte il donne, dans son cas personnel, du désintéressement et de l’honneur de nos vocations.
Je me contenterai de rappeler que les avocats dont je parle, et dont je suis un peu, sont l’armée de fourmis besogneuses qui permettent ce qu’on appelle l’accès au droit, c’est-à-dire concrètement la possibilité pour les moins favorisés de bénéficier de conseils et d’une défense effective.
Nombre d’entre eux assurent des permanences dans des mairies pour assurer des consultations gratuites aux usagers : dans mon barreau, elles sont rémunérées 65 € TTC de l’heure.
Des confrères sont disponibles partout en France, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, toute l’année, pour assister des personnes gardées à vue, suivre leur défèrement, leur jugement en comparution immédiate, leur présentation en première comparution ou devant un juge des libertés et de la détention.
Il n’est pas rare que ces audiences finissent aux petites heures de la nuit et que ces avocats, dont la rétribution est à peine une misère, attendent 4, 6 ou 8 heures pour plaider 10 minutes.
Les mêmes défendent les femmes victimes de violences, les étrangers, les mineurs, les victimes en général, les salariés licenciés, les locataires qui ne peuvent plus payer leur loyer et j’en passe.
A quelques exceptions près, ces interventions sont payées une misère, littéralement.
Les chiffres sont là (je préfère être exact car mon confrère ne les a peut-être pas en tête) et j’en extrais quelques exemples particulièrement frappants : instruction avec détention, 640 € ; assistance d’un prévenu devant le tribunal correctionnel : 256 € ; devant le tribunal de police : 64 € ; instance devant le juge aux affaires familiales : 512 € ; juge de l’exécution : 128 € (4).
Ces avocats dont vous fustigez le manque de générosité, mon cher (et même sans doute très cher) confrère, montrent ce qui s’appelle réellement le désintéressement, ce qui ne les empêche pas d’avoir besoin de gagner leur vie.
La plupart d’entre nous, aussi désintéressés soient-ils, travaillent pour vivre et n’ont pas de fortune personnelle.
Qu’ils assurent plus ou moins de missions d’aide juridictionnelle, les avocats supportent un taux de charge relativement élevé (plus de 60 % pour l’auteur de ces lignes), et les cotisations sociales, dont la retraite, n’y sont pas pour rien.
Or, mais votre tribune n’y fait aucune allusion, ce qui est bien commode, ce taux va doubler, passant de 14 à 28 % : quelle profession verrait poindre sans frémir une augmentation aussi énorme.
Surtout si le pendant est la diminution corrélative, et dans des proportions importantes, des pensions de retraite.
Avec une ironie mal venue, vous vous moquez de la crainte, exprimée par la profession, de la disparition des cabinets les plus vulnérables (ou les moins égoïstes ?) mais ceci découlera mécaniquement de la hausse annoncée.
Misérabilisme ? Que non point, réalité tangible du quotidien des avocats, mais dont la rumeur ne remonte pas jusqu’à ceux que leur réussite magnifique protège.
Nous sommes dans un pays libre : soyez favorable à la réforme des retraites autant que vous voulez, ne venez pas manifester, continuez à jouer les vertueux dans le 8ème arrondissement, mais s’il vous plait, gardez pour vous vos leçons de morale dont nous n’avons que faire.
1 - http://jptt.eu/static4/parcours ; https://www.institutmontaigne.org/experts/jean-paul-tran-thiet
3 - https://www.legavox.fr/blog/maitre-loeiz-lemoine/coup-gueule-reforme-retraites-27114.htm
4 - https://www.cnb.avocat.fr/sites/default/files/documents/evolution_montant_uv.pdf