« Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ». Le caractère impératif[1] de ces termes de l’article 16 alinéa 1er du code de procédure civile échappe bien souvent aux juges du fond, de sorte que la Cour de cassation doive toujours le rappeler.
Les faits de l'arrêt
En l’espèce, il s’agissait d’un salarié engagé par deux contrats de travail conclus l’un avec la société Mondial Frigo et l’autre avec la société IFC, aux droits desquelles se trouve la société Mondial Frigo-IFC. Ces contrats qui prévoyaient une clause de non-concurrence ainsi qu’une contrepartie financière ont été rompus au même moment, avec prise d’effet au 31 décembre 2014. C’est ainsi que le salarié a saisi la juridiction prud’homale d’une demande en paiement de la contrepartie financière de la clause de non-concurrence. Il a obtenu gain de cause, mais le jugement a été infirmé par la cour d’appel de Lyon[2]. En effet, le salarié ayant été indemnisé par Pôle emploi du 10 janvier au 30 septembre 2015 et celui-ci n’ayant pas produit de justificatif postérieur à cette dernière date, la cour d’appel s’est basée uniquement sur la première période pour déterminer le montant de la contrepartie financière de non-concurrence. Mais ce moyen, relevé d’office par le juge, n’avait pas été soumis à la discussion des parties.
C’est alors que le salarié exerce un pourvoi incident en invoquant la violation de l’article 16 alinéa 2 du code de procédure civile en vertu duquel le juge « ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement ». Cette violation était d’autant plus grave que, dans leurs conclusions et comme l’a relevé la juridiction suprême, « aucune des parties ne soulevait le moyen tiré de la limitation de la période de versement de la contrepartie financière à la seule période durant laquelle le demandeur avait été indemnisé par Pôle emploi ». Tout se passe donc comme si le juge avait écarté les parties pour s’approprier leur litige, une sorte d’éviction du principe dispositif[3]. Cette mauvaise pratique judiciaire peut s’expliquer -sans toutefois se justifier- par le fait que certains juges estiment que le principe de la contradiction ne les concerne pas[4] et que son strict respectait serait une grande perte de temps. Ainsi, croient-ils qu’une fois édifiés sur l’affaire dont ils sont saisis, ils peuvent soulever d’office des moyens sans devoir les soumettre à l’argumentation des parties. Agissant de la sorte, ils pourraient alors économiser le temps qu’ils consacreront au traitement des affaires plus complexes, surtout dans un contexte où le service public de la justice manque de moyens humains, matériels et financiers[5].
La solution de l'arrêt
Mais cette position est loin d’emporter la conviction car, comme on le sait, « le principe de célérité exige d’une part de ne pas y aller avec le retard de l’indifférent et d’autre part, de ne pas y aller avec la vitesse de l’imbécile »[6]. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation a toujours indiqué, quel que soit le type de procès envisagé[7], la place fondamentale qu’occupe le principe de la contradiction dans une société démocratique[8]. Au vrai, il ne s’agit pas d’une simple exigence procédurale, mais du cœur même du procès. Pour rappel, c’est de la contradiction sur les faits et éventuellement sur la règle de droit applicable que naît le litige. Dans le même sillage, ce n’est que par la contradiction des prétentions, des moyens et des pièces versés au débat que le juge peut rendre une décision acceptable par les parties. Ainsi, au service de la qualité de la justice[9], la soumission du juge au principe de la contradiction est une sorte de contrepoids à ses pouvoirs renforcés au cours dernières années[10]. Ce principe est si fondamental dans le procès qu’il l’emporte sur le strict respect des délais de procédure[11].
Dans l’affaire qui nous occupe et comme on peut le constater, l’attitude du juge d’appel a eu pour conséquence d’empêcher une véritable discussion sur le fond. Cette discussion était pourtant nécessaire à l’évolution du droit, surtout que le code du travail est silencieux sur la question des clauses de non-concurrence. Assurément, il aurait été intéressant de savoir si la fixation de la contrepartie financière de non-concurrence doit être limitée à la période où le salarié justifie d’une indemnisation par Pôle emploi après la rupture du contrat. Cette question était nouvelle puisque, à notre connaissance, la Cour de cassation n’a pas encore eu l’occasion de la trancher, bien que sa jurisprudence en matière de la clause de non-concurrence soit particulièrement abondante[12].
Quoi qu’il en soit, ce qui est sanctionné ici ce n’est pas la solution rendue au fond par la cour d’appel, mais bien la démarche ayant conduit à une telle solution. Ainsi, à côté de l’exigence du respect du principe de la contradiction, se trouve indirectement posée l’exigence de la preuve d’un tel respect. Si cette preuve peut-être facilement rapportée dans les procédures orales[13], il n’en va pas pareillement dans les procédures écrites, comme c’est le cas en matière sociale. Par conséquent, il importe que les juges du fond, lorsqu’ils relèvent d’office des moyens dans leur décision, prennent le soin d’indiquer expressément que « les parties ont été invitées à donner leur avis ». Faute de cela, ils s’exposeront toujours, tel un citoyen qui a méconnu ses obligations envers la société, à un rappel à la loi de la Cour de cassation !
[1] Le principe de la contradiction a été reconnu par le Conseil constitutionnel comme principe général de droit, Cons. const., 13 novembre 1985, n° 85-142L, JORF, 20 novembre 1985, p. 13457.
[2] CA Lyon, ch. soc. A, 13 mai 2020.
[3] Sur le principe dispositif, v. Fl. BRUS, Le principe dispositif et le procès civil, thèse de doctorat, université de Pau et des pays de l’Adour, 2014, 423 pp. ; C. CHAINAIS, « Le principe dispositif : origines historiques et droit comparé », in E. JEULAND et L. FLISE (dir.), Le procès civil est-il encore la chose des parties ?, Paris, IRJS, 2015, p. 21 et s.
[4] Th. LE BARS, K. SALHI et J. HÉRON, Droit judiciaire privé, 7e éd., Paris, LGDJ, Coll. « Précis Domat », 2019, n° 294 et s.
[5] M. DEGUERGUE, « Les dysfonctionnements du service public de la justice », in Revue française d’administration publique, n° 125, 2008/1, pp. 151-167.
[6] S. AMRANI-MEKKI, Le temps et le procès civil, Paris, Dalloz, Coll. « Nouvelle bibliothèque des thèses », 2002, p. 6.
[7] En matière familiale, Civ. 1re, 19 septembre 2019, n° 18-15.633, FS-P+B ; Civ. 1re, 19 septembre 2019, n° 18-19.570 ; Dalloz actualité, 15 octobre 2019, obs. A. BOLZE. En matière contractuelle, Civ. 1re, 10 octobre 2018, n° 16-16.548 et n° 16-16.870, D. 2018. 2022 ; JCP 2018. Chron. Droit judiciaire privé, n° 6, obs. L. VEYR.
[8] La Cour EDH veille également au respect de cette exigence qu’elle rattache à l’article 6 de Conv. EDH. v. notamment CEDH, 20 février 1996, req. n° 19075/91, Vermeleun c. Belgique, RTD civ., 1997, p. 992, obs. R. PERROT ; CEDH, 22 janv. 2019, req. n° 65048/13, Rivera Vazquez et Calleja Delsordo c. Suisse ; Dalloz actualité, 07 février 2010, obs. A. BOLZE.
[9] M.-A. FRISON-ROCHE, Généralité sur le principe du contradictoire, thèse de doctorat, Université Paris-II, 1988. D’ailleurs, Motulsky y voyait un principe de droit naturel, H. MOTULSKY, « Le droit naturel dans la pratique jurisprudentielle : le respect des droits de la défense en procédure civile », in Mélanges en l’honneur de Paul Roubier, Paris, 1961, t. 2, p. 175.
[10] V. par exemple de l’article 12 du code de procédure civile.
[11] Dans une procédure d’appel dans laquelle les conclusions de l’intimé avaient été jugées irrecevables comme tardives, la Cour de cassation a décidé que l’audition de l’enfant qui détermine le juge à rouvrir les débats impose d’entendre également l’intimé. Ainsi, le contradictoire a pu couvrir le non-respect des délais, Cass. civ. 2e, 16 mai 2019, n° 18-10.825 ; Recueil Dalloz, 2019, p. 1112 ; Procédures, 2019, comm. 193, obs. M. DOUCHY-OUDOT.
[12] La clause de non-concurrence doit être acceptée par le salarié de manière expresse, claire et non équivoque (Cass. civ. 1er avril 2020, n° 18- 24.472.) ; Elle doit comporter l’obligation pour l’employeur de verser une contrepartie financière au salarié (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 99-43.334) et cette indemnité ne soit pas être dérisoire (Cass. soc., 04 novembre 2020, n° 19-12.279 ; Cass. soc., 16 mai 2012, n° 11-10.760) ; la clause de non-concurrence doit être exécutée conformément aux stipulations contractuelles (Cass. soc. 21 octobre 2020, n° 19-18.399 ; Cass. Soc. 17 février 2021, n° 19-20.635).
[13] De manière constante, la Cour de cassation estime que « les moyens retenus par le jugement sont présumés avoir été débattus contradictoirement », Cass. civ. 2e, 05 février 2009, n° 07-20.989 ; Cass. soc., 29 septembre 1988, Bull. civ., V, n° 582 ; Cass. com., 31 janvier 1995, n° 91-21.743, Bull. civ., IV, n° 30 ; Cass. civ. 1re, 30 juin 1998, n° 96-13.922, Bull. civ., I, n° 233.