1. Liminaires
Il est enseigné à la fac ainsi bien qu’au prétoire, que l’existence d’un procès équitable ne se conçoit guère si le juge se fonde sur un élément sans donner aux parties la possibilité d’en débattre contradictoirement. En outre, cette solution a le mérite d’être également plus respectueuse de l’effectivité du respect des droits de la défense.
Ainsi, le principe du contradictoire qui émaille toutes les matières, découle du caractère équitable du procès et garantit, aux parties « le droit de se voir communiquer et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue d’influencer sa décision »[1]. Le juge est donc le premier débiteur de cette obligation et lorsqu’aucune des parties n’a pu prendre connaissance des pièces et moyens, le principe du contradictoire est violé. Qu’en est-il de la demande de communication de la loi au regard du principe « Nul n’est censé ignorer la loi » ?
2. Nul n’est censé ignorer la loi, plus une simple présomption ?
PORTALIS déclarait dans son discours préliminaire au premier projet de Code civil, que « les lois ne peuvent obliger sans être connues »[2]. Mais comment s’assurer objectivement de cette connaissance du droit ?
De manière générale, tout acte unilatéral, législatif, règlementaire ou simplement individuel, doit avoir été porté à la connaissance de ses destinataires par un procédé de publication, de notification ou même d’affichage.
C’est ainsi que la connaissance du droit est régie par un principe issu de l’adage « Nul n’est censé ignorer la loi » [Nemo censetur ignorare legem] au caractère sans nul doute fictif[3]. Bien qu’inscrite nulle part, cette présomption de connaissance du droit domine pourtant tout le droit[4]. Elle oblige de ce fait tout justiciable à se tenir informé des règles juridiques régissant les différentes relations qu’il peut entretenir dans la société[5]. Il ne s’agit pas tellement d’imposer à chaque justifiable d’avoir une connaissance approfondie du droit, ce qui serait impossible, mais de lui interdire de se défendre, dans le cadre d’un litige, en invoquant son ignorance de la règle qu’il aurait transgressée, fût - ce de bonne foi[6].
Dès lors, les justiciables doivent pouvoir connaître les règles qui leur sont applicables quelle que soit leur source, leur portée ou leur date d’édiction. Or le droit est désormais principalement une affaire de spécialistes, encore qu’aucun ne puisse vraiment prétendre le connaître dans son ensemble. Il est certain que la connaissance absolue et générale de la loi, et plus généralement du droit, semble être un idéal qui ne peut pas ou plus être atteint.
Si on les confronte au principe de réalité, l’adage « nul n'est censé ignorer la loi » semble très théorique et cela pose de réelles difficultés[7] aux avocats dans l'exercice de leur profession. Dans une espèce récente, la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage de l’OHADA [CCJA] s’est prononcée sur la présomption de connaissance de droit qui suffit pour fonder la non-communication - à la partie adverse- de la loi usitée et publiée au journal officiel du pays et qui a suscité la présente réflexion.
3. Analyse de la position de la CCJA sur la non-exigence de la communication dans un procès, de la loi publiée au Journal Officiel
3.1.De la consécration de la connaissance de la loi par la CCJA dès que publiée !
Il ressort de l’Arrêt n° 200/2022 du 29 décembre 2022[8] de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage [CCJA]dans l’affaire opposant la société VODACOM CONGO SA à la société CONGOLAISE DE TELEGRAPHIE ET DE TELECOMMUNICATION en sigle CONGOTEL SARL que la loi publiée au Journal officiel du pays suffit en vertu du principe « nul n’est censé l’ignorer », pour ne pas faire partie des pièces dont la communication est exigée à l’adversaire dans un procès.
Cette affaire concerne un litige entre ces deux sociétés sur la rémunération de produits et services vendus. Après l'échec des négociations, une procédure d'arbitrage a été engagée, conduisant à une sentence arbitrale.
Que la requérante fait grief à la sentence critiquée la violation du principe du contradictoire, en ce que le Tribunal arbitral a refusé de rouvrir les débats, ou d’écarter la pièce contestée, alors que le moyen de la société CONGOTEL SARL fondé sur une ordonnance-loi n° 007/2012 du 21 septembre 2012 abrogeant, selon elle, la loi n° 08/002 du 16 mai 2008, qui l’assujettissait au paiement de droits d’accises, était tardif, et qu’en dépit de toutes les diligences qu’elle a entreprises pour entrer en possession de cette ordonnance-loi, la société CONGOTEL SARL ne la lui a communiquée que la veille de l’audience des plaidoiries et ce, de manière incomplète, sans les annexes ; qu’en statuant dans ces circonstances, pour entrer en voie de condamnation contre la requérante, le Tribunal arbitral a violé le principe du contradictoire, et sa sentence encourt annulation ;
Attendu que pour réfuter ce moyen, la société CONGOTEL SARL observe que la société VODACOM SA a eu communication de la référence de la publication de l’ordonnance-loi n° 007/2012 du 21 septembre 2012portant droit d’accises en République Démocratique du Congo le 18 janvier 2021, et le texte de l’ordonnance lui a été communiqué le 19 janvier 2021, soit trois jours avant la clôture des débats ; qu’en plus, au cours des audiences des 21 et 22 janvier 2021 consacrées à l’audition de l’expert commis pour la détermination du montant des impayés, l’ordonnance sus évoquée a fait l’objet de débats, de sorte que la société VODACOM SA ne peut plus prétendre que cette pièce, qui était bien en sa possession, lui a été communiquée tardivement ; que c’est donc à bon droit, conclut-elle, que le Tribunal arbitral n’a pas eu égard à la demande de réouverture des débats ou de mise à l’écart de l’ordonnance-loi.
Que la décision de la CCJA, réunie en assemblée plénière, a statué en faveur du respect du contradictoire. Elle a souligné que la communication des références de publication dans un journal officiel d'un texte de droit, sur lequel une partie fonde ses prétentions, est conforme au principe du contradictoire. Elle a rappelé que la loi publiée au Journal officiel ne fait pas partie des pièces dont la communication est exigée à l'adversaire dans un procès, car « nul n'est censé ignorer la loi. »
Ainsi, la CCJA rappelle la présomption irréfragable de connaissance de la loi en ces termes : « Attendu qu’il ressort aussi bien des énoncés de la sentence critiquée que des productions des parties que l’ordonnance-loi n° 007/2012 du 21 septembre 2012 portant droit d’accises en RDC, dont elle disposait des références depuis la production, le 27 décembre 2021, du rapport définitif d’expertise, a bien été communiquée à la société VODACOM SA avant l’ouverture des débats ; qu’il n’est pas superflu de rappeler que, stricto sensu, la loi publiée au Journal officiel du pays, et que nul n’est censé ignorer, ne fait pas à proprement parler partie des pièces dont la communication est exigée à l’adversaire dans un procès ; qu’au regard de ces éléments, il apparait que c’est à bon droit que le Tribunal arbitral a conclu que le principe du contradictoire avait bien été respecté, et qu’il n’y avait pas lieu d’écarter l’ordonnance-loi évoquée ; qu’il échet de rejeter ce premier motif d’annulation »
3.2 La CCJA entre « Nul n’est CENSE ignorer la loi : » et « Nul n’est TENU d’ignorer la loi ?
Dans l’affaire évoquée supra, pour la CCJA, la loi publiée au Journal officiel du pays s’impose du fait du principe nul n’est censé l’ignorer et consacre donc sur le plan pratique, l’existence d’une obligation de connaissance de la loi imposée au justiciable.
Dans la mesure où cette décision renforce la maxime voulant que nul n’est censé ignorer la loi[9], il s’ensuit que tous les justiciables « sont censés connaître la loi et agir en conséquence ». À remarquer que la jurisprudence de la CCJA n’affirme pas que tous les justiciables « sont tenus » de connaître la norme mais plutôt qu’ils sont « censés » connaître celle-ci. Une telle formulation révèle donc la présence d’une présomption irréfragable de connaissance de la norme, présomption dispensant l’État de faire la preuve de la connaissance de la norme par le justiciable. En principe, ceci présuppose que le justiciable aurait dû connaître la norme parce que publiée au journal officiel.
L’adage « nul n’est censé ignorer la loi » qui interdit de se prévaloir de son ignorance pour échapper à l’application de la loi, c’est bien à la condition que cette loi soit portée à la connaissance de tous. Ainsi, la publication au Journal officiel conditionne l’entrée en vigueur de la loi et, ce faisant, son opposabilité. Parfois la publicité d’un acte administratif conditionne également sa légalité. Finalement, la communication, qui est d’abord comprise comme une liberté fondamentale nécessaire à l’établissement d’une société démocratique est également un devoir de l’administration d’échanger et de partager des informations d’utilité publique avec les citoyens.
Toutefois notons que la publication au journal officiel qui semble ainsi devenue le fondement de la présomption de connaissance,[10] ne saurait toutefois sortir indemne dans une société multipliant les droits subjectifs et exigeant la sécurité juridique. C’est d’ailleurs avec raison que le Conseil d’État français notait que : « quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite »[11]
Cette présomption de connaissance résiste-elle aux vagues du temps tant il est vrai qu’à travers le monde, de plus en plus, de nouvelles exigences[12] sont imposées aux pouvoirs publics afin d’offrir à l’individu une protection adéquate et une sécurité juridique nécessaire à la prévention des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis[13]. Cette sécurité dans les rapports de droit implique une loi d’une qualité suffisante remplissant des conditions qualitatives de deux ordres : l’accessibilité et la prévisibilité[14].
En vertu de ce premier critère, la loi doit être suffisamment accessible : cela signifie que le citoyen doit pouvoir obtenir des renseignements sur les règles applicables. En effet, le principe de sécurité juridique exige que chaque individu soit en mesure de déterminer les normes prescrites par le droit applicable. Or, pour que chaque individu sur un territoire donné puisse déterminer le régime juridique qui lui est applicable, encore faut-il qu’il puisse avoir accès à la connaissance du droit.
La notion d’accès au droit se distingue dans une certaine mesure de la diffusion du droit même si la finalité dans les deux cas est d’informer le destinataire de la règle de droit. En effet, elle suppose un rapport bilatéral entre celui qui souhaite accéder à ces données, et une réponse propre à la satisfaire par l’autorité les détenant. Dans le cadre de la diffusion, la démarche est en revanche unilatérale, car le détenteur de l’information fait parvenir celle-ci au plus grand nombre. La diffusion n’implique dès lors que la volonté de cette autorité, qu’elle soit productrice ou détentrice de ces données[15]. Cette distinction n’est plus vraiment pertinente en raison de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, la diffusion des données juridiques se confond parfois avec l’accès à ces informations, même s’il s’agit d’un préalable nécessaire.
Il est donc indéniable que l’accès au droit était plus complexe avant l’internet. En effet, avant l’apparition de la version électronique, personne ne pouvait se targuer d’être à même de lire tous les jours intégralement le Journal officiel et, a fortiori, les différents bulletins officiels. Le développement de l’internet offre – en principe - désormais au citoyen la possibilité d’accéder aisément directement à la norme juridique et à son application jurisprudentielle. Mais en Afrique, ceci n’est pas toujours facile et demeure un luxe. En effet si certains sites fournissent aujourd’hui un accès à de nombreuses décisions de justice, force est de constater que seulement une infime partie des décisions de justice sont disponibles sur ces sites, le reste des décisions étant vendu à des abonnés, dont des éditeurs. Ces données qui devraient être publiquement accessibles ; il est donc paradoxal que leur diffusion soit soumise à des conditions restrictives bloquant ainsi la connaissance de la loi tant recherchée.
4. Faut-il conclure ?
La CCJA par son Arrêt n° 200/2022 du 29 décembre 2022, met en lumière l’importance de la présomption de connaissance de la loi et établit que la communication des références de publication d'un texte de droit publié est suffisante pour respecter le contradictoire.
Toutefois, ce que la CCJA ne garantit pas c’est comment accéder à la loi et à son intelligence. En effet, l’accessibilité est en effet un objectif que doit poursuivre le législateur dans le but de favoriser la réalisation de la maxime « nul n’est censé ignorer la loi ». En effet, l’égalité devant la loi et la garantie des droits pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d’une possibilité suffisante de connaître les normes qui leur sont applicables.
Le principe d’égalité devant la loi au sens large ne peut ainsi être mis en œuvre sans que soit organisé l’accès le plus aisé possible à la règle de droit. L’internet est à ce titre indiscutablement un moyen d’améliorer l’accessibilité des textes juridiques notamment grâce à la dématérialisation de son support. Toutefois, si l’internet permet aux textes juridiques de devenir à tout moment potentiellement plus accessibles, l’accès réel aux textes grâce à ce procédé n’est pas pour autant mieux assuré et ne contribue pas davantage, pour des raisons essentiellement pratiques, à faire progresser l’accès aux textes que la publication sur papier, ce qui marque les limites d’un tel mode de diffusion de la norme juridique. Ainsi et surtout en Afrique subsaharienne, l’on serait toujours loin de penser que la publication au journal officiel suffit pour présumer de la connaissance « éclairée » du droit et garantir un procès équitable.
Face aux lois qui se complexifient et se déprécient, les juges et Avocats deviennent des prêtres qui savent ou sont censés « savoir » sans réellement garantir la sécurité juridique.
Voilà les limites du droit pour assurer le contradictoire sans fiction.
[2] Jean- Etienne -Marie Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil, éditions confluences, 1999, p. 26.
[3] Pascale Deumier, « La publication de la loi et le mythe de sa connaissance », LPA, 6 mars 2000, p. 6.
[4] François Terré, « Le rôle actuel de la maxime ‘Nul n’est censée ignorer la loi’ », in Études de droit contemporain, t. XXX, 1966, p. 91 et seq.
[5] Emmanuel Cartier, « Accessibilité et communicabilité du droit », Jurisdoctoriat, n° 1, 2008, p. 59
[6] Pascale Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ, 3e éd., 2015, p. 209.
[7] C'est la principale conclusion d'une étude Ifop auprès d'un panel d'avocats [échantillon de 603 avocats représentatifs des avocats français]. Les avocats interrogés sont 88% à dire qu'ils ont déjà éprouvé de la difficulté à, tout simplement, accéder à une décision de justice.
[8] Arrêt n° 200/2022 du 29 décembre 2022 disponible sur https://biblio.ohada.org/pmb/opac_css/doc_num.php?explnum_id=5555
[9] R. c. Docherty, [1989] 2 R.C.S. 941, 960.
[10] Pascale Deumier, « La publication de la loi et le mythe de sa connaissance », op. cit., p. 6.
[11] Conseil d’État, Rapport public annuel 1991, De la sécurité juridique, EDCE, n° 43, La documentation française, p. 15.
[12] Sous l’impulsion du droit européen
[13] CEDH, Malone c/ Royaume-Uni, 2 aout 1984, série A, n° 82, § 67, JDI, 1986, 1064, note Paul Tavernier.
[14] CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times c/ Royaume-Uni, n° 6538/74, § 49.
[15] Emmanuel Cartier, « Publicité, diffusion et accessibilité de la règle de droit dans le contexte de la dématérialisation des données juridiques », AJDA, 2005, p. 1092