Commentaire de la décision n° 2020-834 QPC du 3 avril 2020
Le droit d’accès aux documents administratifs, qui vient d’être consacré sur le plan constitutionnel, n’est pas né d’une décision isolée du Conseil constitutionnel.
Il s’agit plutôt de l’aboutissement d’une lente évolution qui s’est déroulée tout au long du XXème siècle.
En effet, cela fait maintenant plusieurs décennies que le droit d’accès aux documents administratifs est consacré par la loi (loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, désormais codifiée dans le code des relations entre le public et l’administration).
Toutefois, et jusqu’ici, il n’avait pas été consacré par le Conseil constitutionnel comme ayant une valeur supérieure. Autrement dit, le législateur était libre de le supprimer ou de lui apporter toutes les restrictions qui lui semblaient opportunes, sans aucun contrôle.
Tel n’est plus le cas aujourd’hui puisque le droit d’accès aux documents administratifs a acquis un caractère constitutionnel (I.) qui manifeste un changement profond de philosophie entre le début du XXème siècle et le début du XXIème siècle (II.).
I. Une consécration attendue du droit à la communication des documents administratifs
Si jusqu’ici, tant le Conseil d’Etat que le Conseil constitutionnel s’étaient refusés à consacrer un principe de transparence de l’action administrative ou de droit d’accès aux documents administratifs, la décision du Conseil constitutionnel était attendue.
● En effet, le Conseil d’Etat a, au cours de la dernière décennie, refusé de transmettre deux questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel portant sur le droit à la communication de certains documents administratifs (CE. SSR. 10 novembre 2010, M. Argoud, n° 327337 ; CE. SSR. 15 mai 2013, M. d’Andigné, n°366091).
Dans la décision M. Argoud, le Conseil d’Etat avait d’ailleurs jugé assez clairement que la restriction apportée au droit à la communication de certains documents était « sans rapport avec le principe énoncé à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui reconnaît le droit de la société de demander compte à tout agent public ».
Ainsi, la position du Conseil d’Etat paraissait claire et peu susceptible d’ouvrir la voie à une consécration constitutionnelle du droit d’accès aux documents administratifs.
Toutefois, cette position a rapidement évolué à propos d’un droit assez proche : celui d’accès aux archives publiques.
En effet, ces deux droits sont voisins : l’un porte sur l’accès aux documents administratifs du passé, l’autre sur les documents administratifs du présent.
Or, le Conseil d’Etat a estimé en 2017 (CE. CHR. 28 juin 2017, n° 409568) qu’une question tirée de la méconnaissance de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen par une restriction du droit d’accès aux archives publiques était sérieuse.
Le Conseil constitutionnel a alors consacré, en se fondant sur l’article 15 de ladite Déclaration, le « droit d'accès aux documents d'archives publiques » (décision n° 2017-655 QPC du 15 septembre 2017).
Les droits d’accès aux documents d’archives publiques et aux documents administratifs étant des droits voisins, il n’y avait donc guère de doute que le Conseil constitutionnel consacrerait le droit d’accès aux documents administratifs dès que l’occasion lui en serait donnée.
Cette occasion s’est présentée à propos de la communication des algorithmes utilisés par les universités dans le cadre de la sélection des futurs étudiants via Parcousup.
Une question prioritaire de constitutionnalité a été posée au Conseil d’Etat quant à la constitutionnalité des restrictions apportées au droit d’accès à ces algorithmes par l’article L. 612-3 du code de l’éducation.
Assez logiquement, le Conseil d’Etat a transmis cette question au Conseil constitutionnel (CE. CHR. 15 janvier 2020, UNEF c. Université de la Réunion, n° 433296 ; voir le commentaire : « La restriction du droit d’accès aux algorithmes de « Parcoursup » est soumise au Conseil Constitutionnel »).
Dans la décision commentée, le Conseil constitutionnel consacre, de manière attendue, ce droit.
● Pour ce faire, le Conseil constitutionnel se fonde, comme pour le droit d’accès aux archives publiques, sur l’article 15 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.
Pour mémoire, cet article prévoit :
« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
Le Conseil constitutionnel en déduit une garantie du droit d’accès aux documents administratifs.
Cependant, ce droit n’est pas absolu (comme les autres droits constitutionnellement garantis).
En effet, ils peuvent être limités par deux séries d’impératifs :
- Les autres exigences constitutionnels, et notamment les droits constitutionnels (au cas présent, l’on imagine par exemple aisément que le droit d’accès aux documents administratifs trouve une limite dans le droit au respect de la vie privée des personnes qui font l’objet de ces documents).
- L’intérêt général (ce dernier permet de limiter un droit constitutionnel). La décision commentée du Conseil constitutionnel en donne d’ailleurs un exemple : le droit d’accès est ici limité par la nécessité (d’intérêt général) tenant au respect du secret du délibéré des jurys.
Ainsi, la consécration constitutionnelle du droit d’accès aux documents administratifs ne signifie pas qu’il n’aura plus aucun obstacle.
Cela signifie que, désormais, les atteintes portées par la loi à ce droit seront contrôlées par le Conseil constitutionnel.
Il vérifiera à cette occasion si les atteintes qui y sont portées sont « proportionnées » à l’objectif qui est poursuivi.
En effet, il ne suffit pas que l’atteinte soit justifiée par l’intérêt général. Encore faut-il que cette atteinte soit proportionnée à l’objectif poursuivi. C’est d’ailleurs ce que contrôle le Conseil constitutionnel dans la décision commentée.
Désormais, il exercera donc ce contrôle sur les restrictions apportées au droit d’accès aux documents administratifs.
II. Un changement profond de philosophie de l’action administrative
Cette consécration du caractère constitutionnel du droit d’accès aux documents administratifs est l’aboutissement d’une lente évolution de la philosophie de l’action administrative.
En effet, dans l’ancien droit et jusqu’à la fin du XIXème siècle, c’est le principe du secret qui prévalait dans l’action administrative.
Or, ce principe s’est peu à peu inversé pour devenir, en pratique, un principe de transparence même si ce dernier n’a pas encore été consacré.
A compter de la fin du XIXème et au cours de la première moitié du XXème siècle, un certain nombre de lois spéciales sont venues ouvrir des brèches dans le principe du secret.
Il en va par exemple ainsi de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 qui autorise les fonctionnaires à prendre connaissance de leur dossier administratif à l’occasion des mesures disciplinaires ou des déplacements d’office dont ils font l’objet.
Cette évolution s’est poursuivie dans la seconde moitié du XXème où l’évolution des mœurs sociales, la multiplication des procédures de participation du public, l’approfondissement des droits de la défense et de la volonté de contrôle des administrés ont peu à peu rendu difficilement acceptable le principe du secret.
C’est pour cette raison que la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 a créé un droit général d’accès aux documents administratifs. Cette loi a d’ailleurs été suivie de près par la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs, dans un mouvement visant à permettre aux citoyens de percer le secret qui entourait jusque-là l’action administrative.
Néanmoins, ce droit n’avait qu’un caractère législatif. Autrement dit, le législateur pouvait parfaitement le restreindre ou le supprimer à sa guise.
Le Conseil d’Etat n’ayant jamais reconnu l’existence d’un principe général du droit à la communication de documents administratifs ou de principe de transparence, aucun principe n’aurait permis de pallier la disparition du droit à la communication des documents administratif.
Aussi, la consécration du droit d’accès aux documents administratifs comme un droit constitutionnel était nécessaire.
Elle montre également le renversement complet de la philosophie administrative, qui tend désormais vers la transparence.
En effet, ce droit est en réalité une composante du principe de transparence qui irrigue l’action administrative et se manifeste par des lois importantes qui précisent ses composantes (motivation, participation du public, droit de la défense, communication des documents, etc.).
Aussi, cette consécration constitutionnelle du droit d’accès aux documents administratifs ne peut pas s’analyser comme un aboutissement.
En effet, il s’agit plutôt d’une étape importante vers la consécration d’un véritable principe de transparence de l’action administrative que, pour l’instant, aucune juridiction ne s’est risquée à reconnaître.
Avril 2020
Bruno Roze
Avocat au Barreau de Paris
5, rue Cambon 75001 Paris
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